Les "Mèdes" de la Chanson d'Antioche




Car li Païen chevauchent haut et lie et joiant,
Corbarans les conduit à cui sont atendant :
En sa compaigne furent Arabi et Persant,
En tout li Amoraive et li Popelicant,
Et Turc et Medien, une gent combatant,
Cil de Samaire i furent et tout li Agolant,
une gent qui était orgoillouse forment ;
Cil ne portent nule arme fors espée trenchant

"Depuis qu'ils ont pris Antioche la Grande, nos Français sont partagés entre peine et colère. Et voici qu'ils aperçoivent, s'élevant dans le ciel à contre-jour, un nuage de poussière que soulevait une troupe de chevaux au galop. "Ce doit être l'empereur qui nous amène du secours, disent les uns. – Mais non, disent les autres ; vous perdez la tête : c'est l'armée de Perse, celle des hommes de l'émir." Ce sont eux qui ont vu juste, car les païens chevauchent, fiers et allègres, avec, à leur tête, leur chef Corbaran. Il a avec lui Arabes et Persans, Amoraves et Popelicans, Turcs et Mèdes (une race de guerrier) ainsi que ceux de Samaire et d'Agolant (de fieffés orgueilleux, ceux-là), armés de leur seule épée affilée." Chant VIII, 3, p. 138-139 ; trad. p. 127. Noter l'influence de la littérature de la Reconquista, à travers la présences des "Amoraves". "Mèdes" désigne sans doute les Kurdes."


La Chanson d'Antioche est une chanson de geste datant du XIIe siècle, qui relate le siège d'Antioche lors de la Première Croisade, en 1098. La version originale s'est perdue, dont l'auteur initial dit être un certain Richard le Pèlerin, poète du nord ou des Flandres ; la plus ancienne version connue remonte au roi Louis VII et a été rédigée par Graindor de Douai. D'autres versions ont ensuite circulé, traduites en diverses langues d'Europe, dont la langue d'Oc et le latin. La Chanson d'Antioche tomba ensuite dans un oubli dont elle ne sortit qu'en 1848, quand Alexis Paulin Paris la publia. 

Le passage en question énumère les nations des ennemis de Dieu auxquels sont confrontés les Croisés, alors qu'ils assiègent Antioche depuis des mois, et que l'armée de secours de Karbûqâ (Corbarans dans la Chanson), l'atabeg de Mossoul, approche et menace de coincer bientôt les assiégeants entre les assiégés et leurs sauveurs (dans la Chanson, les Croisés ont déjà pris Antioche, mais le péril reste le même).

Il est fort possible que les Kurdes, peuple tout à fait inconnu en Europe, soient désignés ainsi, car les chroniqueurs et les clercs, très peu au fait des peuples de Syrie et de Djazîrah, piochaient parfois dans l'ancien corpus des peuples païens, ainsi ceux mentionnés dans l'Ancien Testament, en complément de ce qu'ils avaient comme connaissance de l'Andalousie et du Maghreb. Le nom "Assyriens" a aussi servi, lors des premières croisades, à désigner les Orientaux, sans aucune connotation chrétienne (bien au contraire, les Assyriens étant les bad guys de la Bible, avant de dénommer une église d'Orient). L'ascendance mède que l'on prête aux Kurdes semble donc remonter à bien plus loin que les thèses de Minorsky ou le mythe national du Xoybûn. C'est, finalement, un réflexe qui perdure, de rattacher généalogiquement un groupe linguistique et/ou ethnique à un nom de peuple pioché, presque hasard, dans les textes antiques.

Il est paru récemment, en octobre 2011 une nouvelle édition et traduction de la Chanson d'Antioche, par Bernard Guidot : 






Présentation de l'éditeur
Pour ce qui touche à l’idéologie, les différences ne sont pas flagrantes entre la Chanson d’Antioche et les chansons de geste traditionnelles. La notion de guerre légitime justifie l’entreprise de reconquête des Lieux Saints. L’esprit de croisade règne, mais des nuances s’imposent ; des rapprochements sont à noter entre certains individus de camps opposés. La manière de raconter est séduisante : pas de structure épurée, mais une ligne narrative fondée sur des parallèles et des contrastes. La chanson se signale par le sens de la mise en scène et par l’importance réservée au regard. Elle n’est pas une chronique : elle ne place sous la lumière que certains épisodes. C’est un univers littéraire que le poète a bâti en utilisant librement une matière composée des éléments d’ordre historique relatifs à la Première Croisade, avec son cortège de vengeances, de violences et d’infamies humaines. Cependant, Dieu a foi en l’homme, sa créature : s’il gratifie les croisés d’une certaine bienveillance, malgré leurs exactions, c’est parce que, dans la perspective divine, la mort
n’est qu’un passage qui peut conduire au bonheur éternel, grâce à la Rédemption et à la Résurrection. 
Biographie de l'auteur
Bernard Guidot est Professeur émérite à Nancy-Université. Spécialiste de la chanson de geste des douzième et treizième siècles et des réécritures tardives, il a notamment édité le Siège de Barbastre et traduit Carin le Lorrain, Gerbert, le Siège de Barbastre et Girart de Vienne. Il faisait également partie de l'équipe éditoriale du Roman de Tristan en prose. Il est président d'Honneur de la Société Rencesvals pour l'étude des épopées romanes.



  • Broché: 1120 pages - Editeur : Honoré Champion (6 octobre 2011) - Collection : Champion Classiques - Langue : Français - ISBN-13 : 978-2745321244.

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