Histoire du nationalisme kurde : Ahmedê Khanî

Ahmedê Khanî est né en 1651, dans la principauté de Hakkarî ( au nord du Kurdistan). Il a vécu à Dogubeyazit (au nord de Van), où il mourut en 1706. Il fut à l'origine d'une école littéraire, l'école de Dogubeyazit, qui fut active durant tout le 18° siècle. Son mausolée s'élève en face du palais des princes kurdes, le palais d'Ishak Pacha. Encore aujourd'hui, les Kurdes viennent de partout le visiter. Plus qu'un simple poète, Khanî est en effet considéré comme un grand cheikh, un baba.

Mausolée d'Ahmedê Khanî, Dogubeyazit. Photo Roxane.

La légende Mem etZîn, extrêmement populaire au Kurdistan, est peut-être la continuation orale d'une antique légende anatolienne. Par ailleurs, plusieurs versions ont dû circuler, car les chefs féodaux kurdes avaient leur poète ou barde attitré (stranbêj ou dengbêj), qui avaient appris par coeur un nombre impressionnant d'oeuvres, des chants amoureux (delal) aux épopées héroïques, comme le fameux Memê Alan, datant peut-être du 15° ou 16° siècle, qui est une variante folklorique de cette histoire. Mais à côté de cette littérature populaire et orale, une littérature savante et écrite voyait le jour, ainsi avec le poète Ali Hariri (15° siècle ?) dont malheureusement l'oeuvre a été perdue. Ces poètes de cour étaient naturellement influencés par les grands noms des littératures arabe et persane, et surtout par les oeuvres soufies, car l'islam des Kurdes fut profondément travaillé par les courants mystiques et parfois même hérétiques de Haute-Mésopotamie et d'Anatolie.


Quand Ahmedê Khanî (1650/51-1706) décide de versifier en kurde littéraire le conte de Mem et Zîn, son choix n'est pas anodin. Auparavant d'autres poètes avaient déjà composé dans cette langue. La cour élégante et raffinée des princes de Dejzireh (la ville où se déroule précisément l'action du roman) avait ainsi accueilli les poètes Melayê Cizirî (1570-1640 ?) et Feqiyê Teyran (1590-1640 ?). Khanî, dans son prologue, cite ces deux auteurs en leur rendant hommage :

Bîna ve riha Melê Cizirî
Pê hey bi kira Elî Herîrî
Keyfek we bi da Feqihê Teyran,
Hetta bi ebed bi mayî heyran

(Je réveillerais l'âme de Malayê Djaziri, je ferais revenir Hariri, Je donnerais tant de bonheur à Faqiyê Tayrân, qu'il en resterait émerveillé, à jamais ; 250-252, VI).

Mais il a conscience d'accomplir une oeuvre absolument nouvelle, qui dépasse le cadre de la jeune littérature kurde. Car son but va au-delà de la littérature, en revendiquant une culture nationale comme facteur d'unité. Cette "kurdicité" à défendre est un concept stupéfiant dans le monde ottoman où vivait Ahmedê Khanî, quand les subdivisions des millet distinguaient les peuples par leur religion et non leur langue. Ainsi, un Kurde musulman sunnite comme Khanî était d'abord le membre d'une tribu inféodée à un prince qui reconnaissait plus ou moins symboliquement l'autorité des sultans ottomans ou celle des chahs d'Iran selon les circonstances. Un Kizil Bash ou Kurde alévi était ouvertement ou secrètement en révolte contre le sultan d'Istanbul et n'acceptait comme autorité spirituelle et temporelle que le chef des Kizil Bash, et donc le chah d'Iran.

Mais Ahmedê Khanî sait que ces tribus kurdes ne forment qu'un peuple, une nation divisée entre deux empires, une nation s'usant dans des luttes perpétuelles dont elle ne tire aucun profit pour elle-même :

Bi'fkir ji Ereb heta ve Gurcan
Kurmancîye bûye s,ibhê bircan
Ev Rûm û Ecem bi wan hesarin
Kurmanc-î hemî li çar kenarin
Herdu terefan qebîlê Kurmanc
Bo tîrê qeza kirîne amanc

( Vois ! De l'Arabie à la Géorgie, les Kurdes sont comme une citadelle. De toutes parts, ils sont le bouclier de ces Persans et de ces Turcs, Et les deux camps prennent les Kurdes pour cible De leur flèche meurtrière ; v. 220-222, chap. V).

A cela, il ne voit qu'une solution : un prince kurde qui pourrait fédérer et mener ces tribus. Mais dans un trait de génie, Ahmedê Khanî pressent qu'une unité politique ne serait pas suffisante, si elle n'est pas soutenue par une unité culturelle. Pour Khanî, la culture est le moyen essentiel d'affermir un sentiment national. Et ainsi, "Un prince surgira-t-il parmi nous" :

S,ûrê hunera me bête danîn
Qedrê qelema me bête zanîn
Derdê me bi bînitin îlacê
Ilmê me bi bînitin rewacê ?

(L'épée de notre savoir sera-t-elle affermie et appréciée la valeur de notre calame ? Nos maux trouveront-ils leur remède, et notre science sera-t-elle répandue ?; v. 197-198, chap. 5).

La modernité de cette intuition culmine quand il compare une langue sans Etat à une monnaie sans cours légal :

Ger dê hebuya me serfirazek Sahibkeremek suxennuwazek Neqdê me di bû bi sîkke meskûk Ne'dma wehe bê rewac û mes,kûk Her çendî ku xalis î temizîn Neqdern-i bi sîkkeyê ezîzin

(Si nous avions un maître, affable et de bonne parole, Notre monnaie serait frappée, et ne resterait pas suspecte, sans cours; Même une monnaie pure et fine comme l'or N'a de valeur que si elle est frappée ; v. 199-201).

Deux siècles avant la montée du nationalisme et des persécutions, Ahmedê Khanî devine qu'une langue sans statut officiel restera clandestine, et que le plus puissant facteur d'unification pour la société kurde est sa langue. Cette conviction peut l'avoir influencé dans son choix de l'histoire de Mem et Zîn, qui était répandue dans toutes les couches de la société kurde, et pouvait donc trouver écho auprès du plus vaste auditoire.

Mais si Ahmedê Khanî souhaite que son oeuvre soit appréciée de tous les Kurdes, il vise un public en particulier : celui des écrivains et des savants qui, à cette époque, étaient plus enclins à versifier en persan ou en ottoman. Son choix d'écrire en kurde ce qui est aussi un traité de philosophie et de mysticisme est important, car le kurde est un "nouveau-né", un nûbar dans les sphères de la littérature et de la philosophie mystiques. Mais comme il le dit, "cet enfant est entièrement mien, ce n'est pas un étranger, et je l'aime", dans cette extraordinaire et émouvant passage :

Nûbareye, tifle, nûresîde
Her çendî nehin qewî guzîde

(Ce livre est notre premier-né, c'est notre enfant nnouveau-né)

Et comme il l'explique : mieux vaut manger et boire les produits de son jardin plutôt que de grapiller dans les vignes du voisin :

Lê min ji rezan ne kir temettu'
Manendê dizan bi kin tetebbu'

Ainsi, si rustique et simplement vêtu que cet enfant puisse être, il est précieux entre tous, car il est Kurde :

Nûrestê hediqeyê fuade
Masûme, efîfe, xanezade
Nûbare eger s,êrîn eger tal,
Metbûe ji rengê new'ê etfal
Lin hêvî heye ji ehlê halan
Teqbih-i ne kin evan tefalan
Ev meywe eger ne pir lezîze,
Kurmancîye, ew qeder li kare.

(Lui, nouveau rameau dans le jardin du coeur, Il est vertueux, innocent et de bonne naissance. Amer ou doux, il est fruit de primeur. Et je prie les savants de ne pas dénigrer cet enfant. Même si ce fruit n'est pas juteux, c'est un Kure pur. v. 340-343, chap. 7).

Affrontant par avance le dédain des locuteurs persans et ottomans, il soutient avoir agi en patriote, en "remplissant cette place vide" :


Xanî ji kemalê bê kemalî
Meydanê kemalê dîtî xalî
Yanî ne ji qabîl û xebîrî
Belkî bi teessib û es,îrî,
Hasil : ji înad, eger ji bêdad,
Ev bi'ete kir xîlafê mu'tad

(Khanî, en littérature, est imparfait. Mais ce champ de la littérature, il le trouva vide. Aussi, non par capacité et expérience, mais par patriotisme et amour du peuple, Aussi, par persévérance et nécessité, il créa cette oeuvre nouvelle. v. 235-237, chap. 6).

Aisi la légende de Memê Alan devint Mem et Zîn, et si ce chef d'oeuvre est le plus célèbre de la littérature kurde, et si son auteur peut être considéré comme le plus grand écrivain kurde, ce n'est pas injustifié. Car il atteint d'un seul coup les plus hauts sommets de la littérature islamique, avec cette épopée sentimentale de 2655 distiques, qui est, sous le calame génial de son auteur, à la fois une histoire d'amour, un poème mystique, et le récit vivant et coloré de la vie quotidienne de la cour d'un prince kurde au 17° siècle.

Sazê dilê kul bi zêr û bem bit
Sazendeyê is,qê Zîn û Mem bit
S,erha xemê dil bi kim fesane
Zînê û Memê bi kim behane
Nexmê we ji perdeye derînim
Zînê û Memê ji nu vejînim

(Que la mélodie des coeurs blessés, tantôt haute et tantôt grave, Que tous jouent la chanson de Zîn et de Mem. Je dirai l'histoire de la peine des coeurs, Et pour cela me servirai de Mem et de Zîn. Je sortirai une telle mélodie de ces notes, Que je ferai revivre l'âme de Mem et de Zîn ; v. 320-322, chap. 7)

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