Les ruses de l'intelligence, la mètis des grecs

"Par certains aspects, la mètis s'oriente du côté de la ruse déloyale, du mensonge perfide, de la traîtrise, armes méprisées des femmes et des lâches. Mais par d'autres elle apparaît plus précieuse que la force; elle est en quelque sorte l'arme absolue, la seule qui ait pouvoir s'assurer en toutes circonstances, et quelles que soient les conditions de la lutte, la victoire et la domination sur autrui. Si fort que soit en effet un homme ou un dieu, vient toujours un moment où il trouve plus fort que lui : seule la supériorité en mètis confère à une suprématie ce double caractère de permanence et d'universalité qui en fait véritablement un pouvoir souverain."


"Pourquoi la mètis apparaît-elle ainsi multiple (pantoiê), bigarrée (poikilê) ondoyante (aiolê) ? Parce qu'elle a pour champ d'application le monde du mouvant, du multiple, de l'ambigu. Elle porte sur des réalités fluides, qui ne cessent jamais de se modifier et qui réunissent en elles, des aspects contraires, des forces opposées. Pour dominer une situation changeante et contrastée, elle doit se faire plus souple, plus ondoyante, plus polymorphe que l'écoulement du temps : il lui faut sans cesse s'adapter à la succession des événements, se plier à l'imprévu des circonstances pour mieux réaliser le projet qu'elle a conçu; ainsi l'homme de barre ruse avec le vent pour mener, en dépit de lui, le navire à bon port. Pour le Grec, seul le même agit sur le même. La victoire sur une réalité ondoyante que ses métamorphoses continues rendent presque insaisissables, ne peut être obtenue que par surcroît de mobilité, une puissance encore plus grande de transformation."


"Intelligence à l'oeuvre dans le devenir, en situation de lutte, la mètis revêt la forme d'une puissance d'affrontement, utilisant des qualités intelelctuelles, - prudence, perspicacité, promptitude et pénétration de l'esprit, rouerie, voire mensonge -, mais ces qualités jouent comme autant de sortilèges dont elle disposerait pour opposer à la force brute les armes qui sont son apanage : l'insaisissabilité et la duplicité. Comme l'eau courante, l'être à mètis glisse entre les doigts de son adversaire; à force de souplesse il se fait polymorphe; comme le piège, il est aussi bien le contraire de ce qu'il apparaît : ambigu, inversé, il agit par retournement."


"La mètis préside à toutes les activités où l'homme doit apprendre à manoeuvrer des forces hostiles trop puissantes pour être directement contrôlées, mais qu'on peut utiliser en dépit d'elles, sans jamais les affronter de face, pour faire aboutir par un biais imprévu le projet qu'on a médité."


"Pareil à Danaos, premier navigateur et pilote prudent autant que prévoyant, pronoos, le bon timonier doit avoir pesé tous les coups, en bon joueur de tric-trac : il lui faut prévoir les sautes de vent, opposer ruse à ruse, guetter l'occasion fugitive d'inverser le rapport des forces."


"Ulysse et Athéna s'entendent comme larrons en foire. C'est elle-même qui se plaît à le lui rappeler, au moment où, sans le savoir, Ulysse vient d'aborder aux rivages d'Ithaque. Athéna, qui veut éprouver la mètis de son protégé, prend l'apparence d'un adolescent et lui révèle le nom du pays dans lequel il vient de se réveiller. Aussitôt, pour ne pas se trahir, Ulysse lui forge quelques belles menteries : "Jamais en son esprit les ruses ne manquaient." Athéna l'écoute en souriant : "Quel fourbe (kerdaléos), quel larron (epiklopos), quand ce serait un dieu, pourrait te surpasser en ruses de genres!... Tu rentres au pays et ne penses encore qu'aux contes de brigands, aux mensonges chers à ton coeur depuis l'enfance... Trêve de ces histoires ! Nous sommes deux au jeu : si, de tous les mortels, je te sais le plus fort en calculs et discours, c'est l'esprit (mètis) et les tours (kerdê) d'Athéna que vantent tous les dieux."


"Corneille de mer" comme la déesse blanche, Leucothéa, l'Athéna de la mer n'apporte pas au navigateur un salut absolu autant que mystérieux; son action ne s'affirme pas davantage dans le jeu contrasté du noir et du blanc qui caractérise l'intervention des Dioscures. Qu'elle se tienne aux côtés du pilote pour lui ouvrir un chemin sur la mer ou qu'elle dépêche l'oiseau, instrument efficient du franchissement des gouffres, Athéna se manifeste dans le monde marin par l'exercice d'une intelligence navigatrice qui sait tracer sa route droit sur la mer en rusant avec les souffles et la mouvance des flots."


"Certes, c'est parce que la victoire est incertaine et que les jeux se déroulent dans un espace ouvert, qu'Athéna "médite", mais, cette fois, au sens grec de mêdesthai qui participe étroitement de l'activité intellectuelle de la mètis. Appuyée sur la lance, la tête inclinée vers la borne qui marque la ligne de départ, l'Athéna de l'Acropole est l'image non de la Raison, mais de la Prudence, de la phrônesis, cherchant à prévoir les péripéties du parcours et tout occupée à "penser" la course qu'elle va disputer."

Detienne & Vernant, Les ruses de l'intelligence, la mètis des grecs.

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