Aller vers le soleil

Ou Günese yolculuk, de Yesim Ustaoglu. Je sais, ce film est sorti en 1999, mais c'est ma spécialité de voir les films très en retard.



Dès les premières images, alors que la caméra flotte sur les eaux de la Corne d'or, un mot, un prénom éclate, SIRVAN en même temps qu'une musique. Et un autre prénom, BERZAN. Mais jamais, jamais dans le film, le nom du peuple et du pays interdits ne sera prononcés, comme on n'ose pas le prononcer en Turquie, même à Istanbul. Et c'est par une escalade d'aventures cruelles, que le jeune Mehmet, un Turc de l'ouest, va comprendre peu à peu ce que cela signifie de s'appeler BERZAN, et de venir de Zorduç.

- Où c'est ?
- A la frontière de l'Irak.
- Pourquoi tu es venu à Istanbul ?
- Pour compter les mouettes...
- Allons... Pourquoi tu es venu à Istanbul ?
- Ils ont tué mon père. Il y a eu une rafle en pleine nuit, il n'est jamais revenu.

Et cette réflexion de Mehmet, terrible de naïveté, parce qu'il n'est qu'au début de sa longue descente dans les strates sombres d'Istanbul, et que pour lui certaines choses si incroyables ne peuvent arriver :

- Tu penses qu'ils l'ont tué seulement parce qu'il n'est pas revenu ?"
- Dans ma région, oui, c'est tout le temps comme ça.

L'amitié de Berzan et de Mehmet, l'amour de Mehmet et de la jeune Arzu, se déroulent dans le monde le plus attachant d'Istanbul, celui des quartiers pauvres, des petits métiers : vendeurs de cassettes, employé des canalisations, blanchisseuse, vendeurs de billets de loterie... Au début, la vie de Mehmet est simple, il a un ami qui porte un drôle de nom, Berzan, une petite amie qui se cache (un peu mais pas trop) de ses parents pour le voir, des colocataires avec qui il partage une chambre, et un téléviseur qui ne le quitte jamais. Si Berzan apparaît de temps à autre à la télévision justement, battu par les matraques des policiers, devant la prison de Bayrampasa où des détenus sont en grève de la faim, en quoi cela le concerne-t-il ? Mais voilà, un soir, dans un bus, un homme descend juste avant un contrôle, laisse son sac aux pieds de Mehmet, et la vie bascule.

Aller vers le soleil est une histoire de réseaux et d'ombres. Des fils invisibles courent dans la ville, qui, à l'image de la Turquie, est faite de strates étrangères les unes aux autres. Il y a celles des touristes allemands venus boire une bière sur le Bosphore. Il y a les strates où les Berzan s'agitent dans l'ombre. Et il y a, entre, de ces trous du destin où l'on peut tomber, où, si l'on s'appelle Mehmet de Tire et que l'on n'a pas de chance, on tombe. Et comme les voleurs d'Ali Baba, où que l'on aille ensuite, il y a toujours des gens pour vous retrouver et marquer votre porte d'une croix rouge, qui vous stigmatise comme terroriste dans tout le quartier, qui vous fait perdre votre travail, vos relations, qui fait que l'on n'a plus comme amis que les proscrits et les clandestins, ceux qui chantententre eux dans une langue inconnue, et vous apprennent à danser sur le def û zurne.

Dès lors nous accompagnons Mehmet et Arzu dans ce qui est un parcours initiatique, et les spectateurs non avertis, sont, comme eux, aveugles aux signes qui courent dans tout le film, des signes si parlants pour ceux qui savent : La vieille femme qui attend avec Arzu sur le banc du copmmissariat, on ne sait rien d'elle, mais elle porte le foulard blanc des femmes de Mardin, Urfa, Cizre... Signe : cette famille ayant chargé tous ses biens dans un camion, "nous partons tous pour Istanbul, non mon père ne te comprend pas, il ne parle que le dialecte." Et quelques kilomètres plus loin, ce village abandonné, et puis plus loin d'autres encore, des villages démolis, et pour finir noyés sous les eaux... Signe : vous prenez des gosses en stop, de petits vendeurs de journaux, ils s'enfuient au premier contrôle militaire, les soldats furieux saisissent les journaux, dont on voit brièvement le titre : özgür Gündem... Signe : un bruit de moteur la nuit, dans une ville, fait peur même aux hôteliers, et le lendemain, les rues sont pleines de chars, des chars qui tournent autour de panneaux indicateurs Sirnak, Siirt, Silopi... Tout cela se montrant sous les yeux incompréhensifs de Mehmet, signalisation d'une géographie subversive, celle du pays qui commence à Urfa et dont les ramifications douloureuses s'étirent jusqu'à Istanbul, prison de Bayrampasa.

Aller vers le soleil est un très beau film, attachant, d'une mélancolie sereine, sans désespoir ni haine. Au contraire, la beauté des rencontres humaines donne à cette histoire une chaleur réconfortante. Et l'image finale du soleil se levant sur les montagnes, au son du def (clarinette), a de quoi faire se pâmer n'importe quel Kurdistani !


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