Le débat sur la Turquie et l'Europe. Le débat sur les frontières de l'Europe, jusqu'où s'arrêtera-t-on ? Les cris d'orfraies à l'idée d'une Europe qui irait jusqu'à Vladivostok et la Haute-Mésopotamie.

En fait, il fait toujours écouter les voyageurs à ce sujet, qui sont les vrais géographes; A la suite de Marco Polo et de Nicolas Bouvier, je dirai donc, que ça n'a aucune importance. Parce que l'Europe n'existe pas,

"Alors que l'Eurasie existe. Hérodote, né près de Bodrum en Asie Mineure, avait bien raison de vouloir réconcilier dans ses Enquêtes les Perses et les Grecs. Alexandre le Grand voyait juste en brusquant un peu ses capitaines macédoniens pour les marier aux filles de l'aristocratie achéménide. Plus tard son successeur Ménandre (II siècle av. J.C.) a pris plaisir à ergoter, au bord de la Yamuna, rivière tributaire de l'Indus, avec les bouddhistes de l'empire d'Ashoka sur la nature du principe vital, le poids atomique de l'âme ou la notion de "l'Illusion". Peut-être fallait-il que les rhéteurs grecs aillent aussi loin pour trouver, en matière d'arguties, des adversaires à leur mesure. Bien plus tard, portés par leurs petits chevaux, les Mongols d'Ogodaï Khan ne sont nullement déconcertés de se trouver aux portes de Trieste, ils continuent simplement à profaner, détruire et brûler - quand ils le peuvent - les attributs de la vie sédentaire, arbres, livres, maisons, comme ils l'ont fait tout au long de leur immense voyage. Et rien ne permet d'affirmer que les émissaires du pape et de Saint Louis à la Cour des Khans mongols aient vu leurs yeux s'arrondir au spectacle de Karakorum, capitale immense et provisoire de tentes de feutre, où on leur témoigne de la curiosité. Bien au contraire. Ils s'empressent de rattacher à la postérité d'une des douze tribus (celle de Cham) ces nomades que neuf siècles plus tôt l'historien Amien Marcellin voyait sortis tout droit des chaudrons du Diable, et ne tarissent pas d'éloges sur leur code moral, le yassaq qui punit sévèrement l'adultère, le vol, le manquement à la parole donnée. Leur compréhension est fille de la lenteur d'une route faite à dos de mules, de yaks ou de chameaux. Cette continuité s'exprime dans le Devisement du monde rédigé peu après par Marco Polo, où je ne sens aucune césure : l'admiration qu'il éprouve ne signifie pas qu'il ait perdu pied ou qu'il divague. Si, ici et là, les naseaux d'un dragon fument, si une licorne passe entre deux bosquets, c'est qu'ils étaient déjà et depuis longtemps dans l'imaginaire eurasien. Les lecteurs vénitiens n'attachent d'ailleurs aucune importance à ces fadaises allégoriques et lisent son livre en bons épiciers, comme on lirait aujourd'hui le Wall Street Journal : prix du lapis, jours de convoyage, mouillages bien abrités : du solide, "la mercadence et la traffique" comme écrira plus tard Montaigne des conquêtes du Nouveau Monde.

Le Bosphore se franchit aisément à la nage. Les cols du Khyber ou du Kunderab (qui donne accès au Turkestan chinois) se passent hiver comme été. Cette continuité existe. Je l'ai ressentie - furtif creuseur sur une fouille en Bactriane - en retournant avec une main terreuse des monnaies du Ier siècle av. J. C. qui portaient des inscriptions - avers et revers - grecques, indiques et chinoises. Et retrouvée, quarante ans plus tard, à Tourfan (Sin-kiang) en écoutant l'admirable musique des Turcs oïgours, ses voix rêches, bourrées de sang, ses accents presque tziganes. Après des années de séjour japonais, je suis inexplicablement rassuré de la percevoir ici." (Journal d'Aran et autres lieux).




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