vendredi, mars 21, 2014

La mort de Hassan Khairi Bey et des vétérinaires kurdes



"Ce Kurde avait soutenu les Turcs kémalistes pour inciter les siens à l’apaisement, après l’insurrection lancée par le cheikh Saïd dans les années 1920, pour la libération du Kurdistan. Le chef d'accusation retenu contre cet homme  qui s'efforça d'endiguer la colère kurde, au moment au Atatürk ne maîtrisait plus rien ? "Avoir pris part aux séances du conseil d'Ankara, en habit kurde."
Les Turcs avaient en effet réuni un conseil d'urgence à Ankara, voulant définitivement régler, après l'exécution du cheikh Saïd, les problèmes qui subsistaient, à commencer par l'insurrection des Kurdes, toujours d'actualité. Ils avaient fait appel à plusieurs intermédiaires, dont Hassan Khairi, pour qui il était normal de venir siéger au conseil en habit kurde. Les tribunaux allaient lui reprocher cet inqualifiable forfait. 
"Vous parlez de ces vêtements ?" demanda-t-il alors en montrant du doigt son habit, tout suffocant. Quand le juge le lui eut confirmé, il s'emporta : "Atatürk ne m'a jamais signifié que cet habit était prohibé." Une grimace tordit la lèvre inférieure du magistrat : "C'est pour faire de la propagande en faveur des Kurdes que vous veniez au conseil d'Ankara vêtu de la sorte." Khairi s'exclama : "Mon habit était une couverture, Atatürk le savait. Il devait me permettre de régler ce que le vôtre ne pouvait régler." Malgré cela, le tribunal décida de condamner à mort Hassan Khairi, qui, en entendant le verdict, courba la tête, profondément consterné : "Je suis maintenant des vôtres, martyrs du Kurdistan." 
Le jour où l'on exécuta cet homme très partagé entre sa conscience kurde et une profonde déception, en tant que fidèle allié d'Atatürk – il était allé jusqu'à adresser aux participants de la conférence de Lausanne des lettres affirmant que les Kurdes ne souhaitaient pas l'indépendance –, le même jour donc, également vers midi, plusieurs vétérinaires furent exécutés. 
Les Turcs entendaient-ils mettre un frein à la prolifération des moutons et des chèvres dans la région ? On l'ignore. Toujours est-il qu'ils mirent à mort ces vétérinaires qui, munis de leurs petits ciseaux et de leur solution sulfurique, sillonnaient les villages kurdes, avec l'aide conjuguée de la providence divine et du vent. Les bêtes survivaient s'il était écrit qu'elles devaient survivre et mouraient s'il était écrit qu'elles devaient mourir ; les vétérinaires réglaient leur respiration sur celle de leurs doux patients et retenaient leur souffle quand ils leur tondaient la laine, ou les poils, avant d'appliquer sur la peau nue leur produit brûlant. Ils pouvaient même leur administrer des coups d poing sur le crâne pour faire sortir les vers de leurs narines et leur percer les flancs à coups de ciseaux pour libérer l'air de leurs corps enflés.
Au début, ils parcouraient les villages tête nue, comme si l'absence de couvre-chef était le signe distinctif des dépositaires de la science vétérinaire, mais, généralement, ils ne tardaient pas à revêtir le turban, pour se protéger de la poussière et du soleil. La plupart venaient des bourgades où cet usage vestimentaire avait cours. Cependant, dès qu'ils allaient exercer leur métier ailleurs, ils se découvraient la tête, manière de rappeler à chacun, avec une douce obstination, qu'ils avaient acquis leur grand savoir dans de grandes villes. Dans leurs missions, ils pratiquaient volontiers le mélange des genres, se consacrant à la fois aux bêtes malades et à leurs propriétaires, parlant aux premières pour être entendus des seconds. Une fois qu'ils avaient oint les peaux de soufre, ils se tournaient vers les hommes et chuchotaient : "Voilà pour commencer…" 
Ce commencement, dont les vétérinaires annonçaient la bonne nouvelle auprès des Kurdes, concernait aussi les Arméniens, les Tcherkesses et les Assyriens, puisqu'il devait conduire à l'unification des régions et des peuples du "Grand Kurdistan". Mais les espoirs de ces peuples n'allaient pas survivre à la mort du cheikh Saïd, lequel ne put affronter l'habile Mustafa Kemal Atatürk ainsi que les deuxième, troisième, huitième, douzième et  dix-septième divisions d'infanterie ; les première et quatorzième divisions de cavalerie ; les troisième t quatrième escadrons de gendarmerie ; le septième corps d'armée ; plusieurs unités des septième et quarante et unième divisions d'infanterie, à Adana et à Malatya ; plusieurs unités du neuvième régiment, stationné à Diyarbakir ; douze avions (selon les données de M. Ismaïl Haqqi, qui prit part à cette révolte kurde)… Soit deux cent mille soldats turcs contre quarante mille combattants kurdes.
Il faut dire aussi que le cheikh fut lâchement abandonné par les tribus de Dersim et par plusieurs chefs de phratries installées du côté du Muş, de Siirt et de Siverek. Il en coûta tout de même au trésor turc cinquante millions de lires, soit le quart du budget du pays pour l'année 1925."
in Salim Barakat, Les Plumes :

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