vendredi, octobre 18, 2013

Amêdî en 1846





En août 1846, Austen Henry Layard visita les monts Tiari (le pays des Nestoriens) et passa ainsi par Amadiyah. 

 Les voyageurs sont d’abord accueillis par des Kurdes « de la branche Badinan de la tribu des Missouri » et se rendent ensuite dans le village chaldéen de Bebozi où ils assistent à un débat théologique assez vif entre Chaldéens ralliés à Rome (plus ou moins de bon gré par leur évêque, et d’une façon que Layard trouve très discutable) et un «Nestorien à moitié demeuré» qui s’appelle Ionian ou Ionunco que les Anglais ont embauché «pour l’amusement de la caravane». 


Je remerciai la dame kurde pour son hospitalité en offrant un présent à son fils et repartis pour le petit village chaldéen de Bebozi, juché au sommet d’une haute montagne. Le chemin qui y menait était des plus raides, et les chevaux atteignirent l’endroit au prix de grandes difficultés. Nous trouvâmes un groupe de dix maisons, construites au bord d’un précipice, à une si grande hauteur que le torrent en contrebas était à peine visible au fond de la vallée. Les habitants étaient fort pauvres, mais ils nous reçurent avec une hospitalité dénuée d’affectation. Je visitai la petite église. Les gens de Bebozi font partie de ces Chaldéens convertis récemment au catholicisme, et offrent le triste et trop fréquent exemple de la manière dont de tels prosélytes sont acquis à la Sainte Église de Rome. J’ai vu dans la chapelle quelques misérables estampes représentant des personnages vêtus des couleurs les plus criardes – rouge, jaune, bleu – des miracles de saints ou de la Vierge Marie, ainsi qu’un affreux nouveau-né emmailloté, sous lequel était écrit «L’Iddio, bambino»  [Dieu, enfant]. Elles avaient été récemment collées sur les murs. «Pouvez-vous comprendre ces images ?» demandai. «Non», me fut-il répondu. «Ce n’est pas nous qui les avons mises là ; quand notre prêtre (un nestorien) est mort il y a quelque temps, Mutran Yusuf, l’évêque catholique, est venu nous voir. Il a placé ces images sur les murs, et nous a dit que nous devions les vénérer. Nous les avons retirées, mais pour l’avoir fait, nos kiayahs (les chefs de village) ont été bastonnés par Mahmoud Agha, le chef des Missouri, et nous avons été nous-mêmes roués de coups. Maintenant, nous les laissons à leur place. Et comme les Kurdes ont été soudoyés pour interdire l’accès du village aux prêtres nestoriens, nous sommes obligés d’écouter le prêtre catholique que Mutran Yusuf nous envoie de temps en temps.» Sur l’autel et le pupitre étaient posés quelques rituels et livres de prières, ainsi qu’une bible chaldéenne. Ils n’ont pas été remplacés, seuls le nom de Nestorius a été soigneusement biffé au crayon, et l’office dominical des nouveaux fidèles, hormis quelques prosternations devant les images, reste identique à celui qu’ils célébraient avant leur conversion. 
Je regagnai la maison dans laquelle j’avais pris mes quartiers et essayai de dormir. Ionunco, dependant, débattait avec quelques Chaldéens d’un village voisin, dont la conversion était plus ancienne et plus complète que celle des habitants de Bebozi, des mérites de leurs croyances respectives. Il ne me resta plus qu’à me couvrir le visage de mon manteau, à me coucher et à écouter. La discussion devint vite animée. Ionunco invoqua à l’appui de ses dires tous les textes qu’il avait recueillis pendant un séjour prolongé avec le patriarche et d’autres dignitaires de son église. Les convertis, de leur côté, citèrent tous les arguments qui les avaient détournés de leurs erreurs. Les habitants de Bebozi écoutaient avec admiration ce docte débat sur la consubstantialité des trois personnes de la Trinité. Les étrangers insistèrent ensuite sur l‘avantage qu’il y avait à reconnaître l’autorité du Pape et à se placer sous sa tutelle. «Le Pape», s’exclama Ionunco hors de lui, «est peut-être très utile, mais, en ce qui me concerne, je ne l’échangerais pas contre mon âne !» Si je n’étais pas intervenu à ce moment-là, cette irrévérencieuse sortie aurait donné le signal des hostilités. J’ordonnai illico à Ionunco de seller sa jument, et nous poursuivîmes notre voyage.
Après avoir franchi une chaîne de collines couvertes d’une forêts de chênes nains, nous descendimes dans la vallée de Cheloki, et atteignîmes au coucher du soleil le bourg kurde de Spandarreh, appelé ainsi à cause de ses peupliers (spandar). Pris de panique à l’apparition de notre imposante caravane, les habitants voulurent se soustraire aux devoirs de l’hospitalité ; et il nous fallut déployer des trésors de persuasion pour les convaincre que notre invasion était purement amicale. 
Nous n’étions plus séparés de la vallée d’Amadiyah que par une chaîne de hautes montagnes couvertes de forêts, les monts Ghara. Nous la franchîmes par une route très peu fréquentée, si raide que nos chevaux ne cessaient de trébucher. L’un d’eux, portant une partie de nos bagages, disparut soudain par le rebord d’un rocher ; nous le retrouvâmes une centaine de mètres plus bas, les quatre fers en l’air, coincé entre deux rocs. Comment était-il arrivé là sans se rompre autre chose que l’os de sa queue ? C’est un mystère que nous n’avons jamais élucidé. La vallée d’Amadiyah, pour l’essentiel un vaste affleurement de grès, est entaillée d’innombrables ravins formés par les torrents qui decsendent des montagnes et se frayent un chemon jusqu’au Zab. Elle est cependant recouverte de forêts de chênes, produisant en abondance les noix pour lesquelles cette région est réputée. Les paysans les ramassaient au moment de notre passage. 
Il était presque midi quand nous parvîmes au pied du piton rocheux sur lequel la ville et le fort d’Amadiyah ont été construits. La plaine d’Amadiyah comporte un grand nombre de villages chaldéens jadis florissants. La plupart sont aujourd’hui désertés, les habitants ayant trouvé refuge encore plus haut dans la montagne pour fuir la brutalité et la tyrannie des gouverneurs turcs et kurdes, et la non moins humiliante oppression d’évêques au prosélytisme envahissant. 

Ils arrivent ensuite à Amadiyya, tenu par une garnison ottomane, des Albanais, qui n’ont pas l’air de bien s’y acclimater, car le climat semble très malsain (tout le monde a le paludisme, Amadiyya a dû assainir son climat depuis). 

Le gouverneur, Selim Agha, un vieil homme rongé de fièvres, est originaire d’Asie mineure, et ne souhaite qu’une chose : partir de cet endroit. Les pachas héréditaires sont en exil, et depuis que les Turcs l’occupent, la population est partie se réfugier dans les montagnes. On est à l’époque du début de la conquête centralisatrice d’Istanbul du Kurdistan, et on voit que cela n’amène pas forcément la prospérité et le développement des provinces kurdes.


À notre arrivée, quelques Albanais dépenaillés et rongés par les fièvres sommeillaient sur des bancs de pierre, près des portes du fort. Pendant les mois du Ramadan, si c en’est pendant toute l’année, cette place forte pourrait très certainement être investie par surprise par une poignée de Kurdes résolus. Nous y pénétrâmes, et nous retrouvâmes au milieu d’un véritable champ de ruines : porches, bains, bazars, habitations, tous les édifices étaient éventrés, laissant apparaître leurs recoins les plus secrets. Nous éprouvâmes quelques difficultés à trouver notre chemin jusqu’à une ruine croulante honorée du nom de «sérail» – par le Palais. Là aussi, tout le monde semblait dormir. Aucun garde ni serviteur ne parut, et nous errâmes à travers l’édifice jusqu’à la porte du gouverneur. Les parasites de sa cour, tout à leurs aises, dormaient, vautrés sur les divans, et nous les réveillâmes non sans mal. On nous conduisit finalement jusqu’à une grande pièce, dans une tour construite sur le rebord même de la falaise, et surplombant toute la vallée – ce à quoi se réduit aujourd’hui l’État des anciens pachas héréditaires d’Amadiyah. Une brise rafraîchissante soufflait de la montagne, l’immense panorama était un ravissement pour les yeux, et j’en oubliais la désolation et la misère qui régnaient alentour.

Toute la ville est en ruines, et Layard raconte commente cette ville peuplée et florissante est devenue une cité fantôme et insalubre, une fois administrée par les Ottomans. Il parle aussi des derniers «pachas héréditaires» d’Amadiyah qui défiant l’autorité de la Porte sont forcément des Kurdes, malgré leur prétentions abbassides et dont les femmes jouissaient d’un statut particulier. Une fois en exil à Mossoul, elles fréquentent même les Européens huppés de Mossoul et à visage découvert, apparemment, ce qui est très loin de l’image des princesses de harem ottomans.

Amadiyah était jadis une villte très importante et très puissante, et comptait une population nombreuse et prolifique. Elle était gouvernée par des pachas héréditaires – des chefs féodaux qui prétendaient descendre des califes abbassides, et, pour cette raison, avaient toujours été considérées avec un respect religieux par les Kurdes. Les dames de cette famille étaient non moins vénérées, et portaient un titre très particulier pour des femmes – celui de «khan». Le dernier de ces chefs héréditaires avait été Ismail Pacha, qui avait longtemps défié, dans son château quasi inaccessible, les tentatives d’Injeh Bairakdar Mohammed Pacha pour le soumettre. Les Turcs parvinrent à faire exploser une mine sous une partie de la muraille que, du fait de sa position, les Kurdes croyaient à l’abri de toute attaque, et la place fut prise d’assaut. Fait prisonnier, Ismail Pacha fut envoyé à Bagdad, où il se trouve encore, et sa famille, dont la jolie Esma Khan, que les Européens de Mossoul connaissent bien, a longtemps bénéficié de la générosité de Mr Rassam [le vice-consul britannique]. Amadiyah est souvent mentionnée par les premiers géographes et historiens arabes, et sa fondation remonte, sans aucun doute, à une date très ancienne. Les seuls vestiges que j’aie pu découvrir autour de la ville sont un bas-relief en très mauvais état, adossé à la roche près de la porte nord, dont il reste cependant assez   permettre de lui attribuer une date approximative – l’époque des rois arsacides –, et quelques cavités creusés dans le roc, à l’intérieur de l’enceinte, qui semblent avoir servi à une époque très reculée d’églises chrétiennes. L’insalubrité d’Amadiyah est devenue proverbiale, malgré sa position exposée et surélevée. À cette époque de l’année, les habitants avaient quitté la ville pour les massifs montagneux environnants, dans les vallées desquelles ils construisaient des ozailis, ou abris, avec des branchages. La population a considérablement diminué depuis la prise de la place par les Turcs. Qui, dit-on, tient le château d’Amadiyah tient le Kurdistan, ce qui explique qu’il était défendu par trois cents Albanais et un petit détachement d’artilleurs avec trois canons.



" Voici, enfin traduites en français 150 ans après leur publication, les légendaires Ruines de Ninive, dont Lawrence d'Arabie et C. W. Ceram avaient fait leur livre de chevet. En 1845, un jeune voyageur anglais de 28 ans, Henry Layard, entreprend d'arracher aux sables du désert d'Irak les grandes cités assyriennes décrites dans la Bible. Il fera ainsi ressurgir de la nuit des temps Nimroud (l'antique Kalhu), qu'il identifie d'abord à Ninive, la cité du prophète Jonas et la capitale d'Assourbanipal. Chargées dans des conditions rocambolesques sur des radeaux, pour être ensuite expédiées à Londres, ses trouvailles spectaculaires (au nombre desquelles de fabuleux lions ailés) formeront le noyau de la collection assyrienne du British Muséum. Mais Layard n'était pas qu'un chasseur de trésors : la relation de ses recherches se double d'une prodigieuse enquête ethnographique sur le Kurdistan au milieu du XIXe Siècle. Entre deux fouilles, il parcourt le nord de l'Irak, et rapporte de son périple une moisson d'informations sur les différentes ethnies coexistant dans la province de mossoul-turcs, Bédouins du désert (dont il partage le mode de vie), Kurdes, Chaldéens nestoriens, Yézidis ou "Adorateurs du Diable", qui, toutes, s'entre-déchirent inlassablement. Le récit de son séjour parmi les Yézidis (étrange secte ayant emprunté divers éléments aux principales religions du Moyen-Orient) présente notamment un intérêt exceptionnel."

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