mardi, juillet 12, 2011

Ellsworth Huntington : Les Montagnards de l'Euphrate (3)

On poursuit sur le thème 'tout le monde s'adore', avec un exposé méthodique des clichés que se renvoient les uns et les autres à la face. Il s'agit là, d'ailleurs, des préjugés rapportés par les communautés entre elles, à leur tour repris par les voyageurs occidentaux, sur la foi de leurs témoignages et de leurs propres observations, si bien que ces jugements des uns sur les autres, finissent par être ceux de la doxa locale comme de celle des Occidentaux. 

Remarques intéressantes sur le processus d'assimilation des Kurdes par les Turcs dès qu'ils se côtoient dans un même habitat : on voit que le processus est invariablement le même et que l'activisme kémalisme n'a voulu qu'accélérer en usant de la manière forte dans les régions purement kurdes un état de fait qui existait déjà dans les villes mixtes, et qui se poursuit aujourd'hui dans les villes de l'ouest, dès qu'un Kurde quitte son environnement. Cette assimilation est la même pour les chrétiens à partir du moment où ils se convertissent à l'islam (même contre leur gré), comme on a pu le voir dans les récits des Petits Enfants. Le cas le plus pittoresque et pourtant très commun au Dersim est celui de Bermaz, ancien village arménien kurdifié par l'islam et en passe de s'assimiler turc.




"L'Arménien hait et craint autant les Kurdes, qui le pillent, que les Turcs, qui l'oppriment et le persécutent. Il méprise aussi ces deux races parce qu'elles ne sont pas aussi intelligentes que lui-même. Ce n'est qu'en usant de sa finesse supérieure dans les affaires ou en flattant ses dirigeants qu'il arrive à se maintenir dans sa position. Il n'est donc pas étrange que son caractère reflète les conditions dans lesquelles il vit.
Le Turc, en retour, méprise les Kurdes car beaucoup d'entre eux ne sont que tièdes mahométans ou bien hérétiques, et parce que c'est un peuple simple, non sophistiqué. Il les craint aussi parce que c'est un peuple sauvage, sans loi, qui pèse comme un fardeau sur la vie du collecteur d'impôts, et qui dépouille même un officiel turc avec une grande jubilation, pour peu que l'occasion s'en présente. Le Turc méprise les Arméniens parce que, comme il dirait de façon quelque peu injuste, "ce sont des chiens froussards chrétiens." Il les hait parce qu'ils ont l'esprit plus vif et plus fin que lui, parce qu'ils sont de loin meilleurs en affaires et plus instruits.
Les Turcs se sont avisés de leur propre infériorité intellectuelle et industrielle par rapport aux races soumises, et ils ont réalisé aussi que les Arméniens doivent leur avantage actuel dans les domaines de l'éducation et de l'industrie, aux missionnaires américains. Le sentiment commun chez les Turcs, avant les récentes révolution et crise industrielles était très bien illustré par une sentence que l'on entendait souvent chez eux, deux ou trois ans après les tristes massacres perpétrés par les Kurdes contre les Arméniens entre 1894 et 1896, avec l'assentiment des Turcs : "Peu d'années auparavant, disent les Turcs,  ces chrétiens infidèles furent dépouillés de tout. Maintenant, poursuit l'idiome turc, ils mangent mieux que nous. Qu'est-ce que nous pouvons faire contre cela ?"
Racialement parlant, les Turcs du haut Euphrate ont peu de raisons de mépriser les Kurdes et les Arméniens. Deux de leurs ancêtres sur trois appartenaient probablement à une ou l'autre de ces races. Non seulement des femmes kurdes et arméniennes étaient fréquemment prises dans les harems turcs, mais il y eut aussi un continuel processus d'assimilation. Quand un Kurde vient des montagnes pour travailler en ville ou dans un gros village, il prend l'habitude de parler turc à la p;ace de sa langue à demi-persane. Peu à peu, il renonce à ses façons kurdes de penser et d'agir, et se fait passer lui-même pour un Turc, surtout s'il veut s'élever dans l'échelle sociale. Partout dans les campagnes, on peut trouver des villages bien kurdes, mais situés parmi des villages turcs et qui sont graduellement assimilés par leurs voisins. On peut trouver d'autres villages maintenant considérés comme turcs, mais qui ont des traditions distinctes, remontant à l'époque où tous ses habitants étaient des chrétiens arméniens. Ils ont été convertis de force à l'époque des persécutions et maintenant se marient avec de vrais Turcs, et deviennent de zélés mahométans.
Un bon exemple de cette transition de l'état d'arménien à celui de "turc" figure dans le petit bassin entouré de montagnes à Bermaz, au sud de la ville de Harpout. Les villageois sont considérés comme des Kurdes chez eux, mais comme Turcs à l'extérieur. Selon des Arméniens dignes de foi, marchands de moutons, qui sont en étroites relations d'affaire avec eux, les gens de Bermaz font le signe de croix avant les repas et la tradition commune chez eux est de dire qu'ils étaient des chrétiens arméniens il y a quelques siècles.
Les édifices religieux de toute sorte sont rares dans ces villages, bien que les prières sont dites selon la pratique commune des Mahométans. Apparemment, le processus 'devenir un turc' n'est achevé qu'à demi. Dans une petite centaine d'années, il y aura davantage de ces villages à se prétendre purement turcs."


National Geographic, février 1909.

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