vendredi, juillet 08, 2011

Ellsworth Huntington : Les Montagnards de l'Euphrate

En février 1909, le National Geographic publiait un reportage intitulé The Mountainers of the Euphrates, d'Elssworth Hutington. Le journal précisait en note que cet article serait suivi de quelques autres du même sur des régions asiatiques peu connues. Le style est très descriptif, à une époque où le texte servait encore d'outil majeur pour donner à voir le monde, et surtout savoureux, avec les clichés d'usage, (turbulents montagnards vs soldats civilisés) mais aussi des jugements très drôles, même si expéditifs, par exemple sur les Alévis, "ni bons musulmans, ni bons chrétiens, ni bon païens"; certaines situations ont-elles vraiment changé, quand on lit que sans cesse "les rois des plaines proclamaient leur victoire sur les montagnards réfugiés dans leurs hauteurs, mais sans que la défaite soit jamais définitive ? … Bref, un récit d'exploration vivant et agréable, à lire sur la plage…


'Il y a trois mille ans, les fiers rois d'Assyrie menèrent leur armée aguerrie vers le nord-ouest, dans les régions montagneuses des hauts Tigre et Euphrate. Les turbulents montagnards sur lesquels ils marchèrent fuirent devant les soldats civilisés des plaines mésopotamiennes et trouvèrent refuge dans d'inaccessibles hauteurs, abandonnant à la destruction leurs grossiers villages de boue et de pierre.
Inlassablement, les rois proclamaient avoir vaincu les tribus sauvages des hautes terres, ce qu'attestent toujours les inscriptions fanfaronnes taillées dans la pierre vive ; mais la défaite n'était jamais permanente. Dès que les soldats se retiraient, les montagnards réoccupaient leurs villages, et se remettaient très vite à piller les terres basses, plus que jamais insoucieux des lois.
Des siècles plus tard, quand Xénophon mena ses dix mille Grecs du bas Euphrate au nord, à travers le plateau arménien jusqu'à Trébizonde, les montagnards n'étaient toujours pas matés. Toute la nuit, ils firent rouler des pierres du haut de la montagne sur l'armée de Xénophon et ne furent vaincus que grâce à un stratagème.
Aujourd'hui, les grands empires de Mésopotamie sont tombés ; la puissance de la Grèce n'est plus ; mais tout comme autrefois, les montagnes engendrent les hors-la-loi, et les montagnards restent le fléau insoumis des peuples de la plaine.
Les descendants directs des Cardouques qui s'opposèrent à la marche de Xénophon sont les Kurdes – une race de Mahométans aryens robuste, au fort tempérament, alliés aux Perses d'un côté et aux Arméniens de l'autre. Leur habitat se situe dans la partie méridionale du plateau arménien, aux sources de l'Euphrate et du Tigre, et dans les montagnes du Zagros, qui s'étendent au sud-est du lac de Van jusqu'au golfe Persique et forment la frontière entre la Turquie et la Perse. Là, ils font vivre leurs troupeaux ; car la majorité sont principalement des bergers, bien qu'ils cultivent le sol autant qu'il leur est possible.
Même si la plupart des Kurdes possèdent des villages, faits de groupes de maisons basses, au toit plat, en boue ou en pierres, toutes ces tribus sont plus ou moins nomades. L'été, la majorité vit dans des tentes à plusieurs mâts, d'un brun sombre, en poils de chèvre, et ne nomadise pas très loin de ses foyers, mais part simplement en haute montagne, où il fait trop froid et trop neigeux pour demeurer l'hiver.
Un nombre considérable d'entre eux, cependant, vit une existence purement nomade, parcourant des centaines de miles, suivant un itinéraire régulier entre les chaudes plaines de Mésopotamie en hiver et les frais et herbeux alpages en été. Parmi ces purs nomades, la société s'organise avec un système mi-tribal mi-patriarcal, alors que les Kurdes semi-nomades sont divisés en tribus ou en clans, comme ceux de l'Écosse médiévale, ou sont gouvernés par des seigneurs féodaux, dont le pouvoir est souvent absolu.
Chez les Kurdes, la pauvreté est la règle : leurs solides montagnes sont difficiles d'accès et ils sont eux-mêmes robustes et vaillants, en raison de leur vie rude. Les peuples voisins des terres basses et fertiles, d'un autre côté, sont relativement plus aisés, mais sont aussi, comparativement, plus démunis et peu enclins à la guerre. Tous ces facteurs combinés font des Kurdes une race de pillards. "Aucune autre race, dit le célèbre géographe Reclus, ni les Baloutches, ni les Bédouins, ni les Apaches, ont développé l'instinct de maraude à un plus haut degré que les tribus belliqueuses des Kurdes."
Un des lieux où ils sont le plus hors-la-loi est le Dersim, un district très montagneux, s'étendant entre les deux bras principaux de l'Euphrate. Depuis des décennies, les autorités turques, comme leurs antiques prédécesseurs assyriens, tentent vainement d'amener les Kurdes kuzzilbash de cette région à se soumettre. L'été dernier, une nouvelle occasion a semblé s'offrir d'elle-même : les pluies de l'hiver 1907-1908 ont été peu propices et les Kurdes ne purent faire lever que de très maigres cultures de leurs stériles flancs montagneux et de leurs étroits fonds de vallées. Il s'avéra nécessaire de se procurer de la nourriture dans des lieux plus prospères. Quelques-uns commencèrent de piller leur voisinage ; la majorité tenta d'acheter des vivres d'une façon plus légale.'

(à suivre…)

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