lundi, décembre 06, 2010

Les dessous des confréries de qalandars

La classification chaotique des qalandars en deux confréries mal distinguées l'une de l'autre au départ – à première vue induite par la quasi-homonymie qui frappe les noms de leurs fondateurs respectifs Sâwahî (ou Sâwajî) et Zâwahî, l'un et l'autre surnommés Qutb al-dîn Haydar, et le fait que ces confréries aient été infectées par le virus de l'escroquerie avant même leur création, permettent de fonder l'hypothèse de la réappropriation d'un modèle pré-existant par les soufis.
Ces deux confréries sont :
1) Les Porteurs de chaînes Haydarî à cheveux longs et sexe verrouillés par un anneau ou une broche de métal, rattachés à Jamâl al-dîn Zâwahî, alias Qutb al-dîn Haydar (m. c. 618/1221), confrérie théoriquement fondée dans l'Est iranien.
2) Les Porteurs de cilice Jawâlîqî au corps entièrement rasé, rattachés à Jamâl al-dîn Sâwahî/Sâwaj, alias Qutb al-dîn Haydar (620-630/1223-1232), confrérie fondée à Damas.
Pour al-Jawbarî, qui a consacré son œuvre unique à décrire les bas-fonds de la société islamique du XIIIe siècle, les Haydarî vus à Damas sont des faux ascètes anesthésiés au haschisch qui se donnent en spectacle au péril de leur vie en se frappant avec des couteaux, à la manière du rind de 'Attâr. À quelle confrérie précise appartenaient ces Haydarî ?
Dans le procès qu'il fait des Jawâlîqî vers 683/1284, le moraliste Kâtib Chelebî donne sur le fondateur de l'ordre et sur ses premiers disciples des précisions qui ne s'accommodent guère avec ce que dit sa biographie dorée. Sodomites et drogués, les Jawâlîqî souillent les mosquées – qu'ils comparent à des "étables" en y pénétrant avec leurs chiens et en s'y livrant à la débauche. Le très chaste Sâwajî se trouve nanti d'un giton dénommé Garûbad, totalement inconnu dans les sources arabes ou persanes. Ce garçon fait penser à l'"apprenti" qui accompagne les mendiants professionnels et qui leur sert de partenaire dans leurs tours de magie et de complice dans leurs escroqueries. Le nom de Garûbad, que l'auteur donne à ce garçon, n'est pas un nom "orthodoxe". Il s'agit d'un nom d'origine arménienne. Garabed est aussi répandu chez les Arméniens que Muhammad ou 'Alî chez les musulmans. Il signifie le "Précurseur" en arménien, et c'est l'épiclèse du prophète Jean-Baptiste. Saint Garabed fera l'objet d'un culte très développé en Arménie. Le premier monastère dédié à Jean-Baptiste sera construit à Ashtisat par Grégoire l'Illuminateur, évangélisateur de l'Arménie au début du IVe siècle. Cette ville, qui deviendra la capitale religieuse de l'Arménie et qui se trouve dans la région de Mush, était autrefois située dans la province du Tarôn (Tarôsnitis de Strabon XI, 14.5). La province sera intégrée au Kurdistan, créé par le sultan seljûqîde Sanjar au XIIe siècle. Or c'est dans le Tarôn que l'Illuminateur est réputé avoir converti une colonie d'"Indiens" (sic) installée sur place depuis cinq siècles, et sur laquelle nous reviendrons plus en détail. À l'époque où Sâwajî circule avec Garabed, des qalandars (runûd : pluriel arabe, randân : pluriel persan) dits arméniens jouent de la musique dans les tavernes de Konya.
Si l'on en croit Kâtib Chelebî, les premiers disciples de Sâwajî étaient des Kurdes : "Muhammad Kurd, Smas Kurd étaient tous les deux des Kurdes. Ils étaient des mages et des adeptes de Mazdak", et l'épicentre de leurs orgies se trouvait dans la ville de Mossoul. Mossoul, grand carrefour commercial depuis des siècles, a été un foyer "tsigane" important comme nous le verrons au chapitre VIII. "Kurde" et "arménien" désignent les mêmes populations, tout dépend à quelle époque on se place, "arménien" étant compris dans un sens aussi mal défini que "kurde". Aucun "Kurde" n'apparaît dans les "Actes" de Sâwajî rédigés cent ans plus tard. Le fait que Chelebî qualifie les Jawâlîqî de "kurdes" est plus instructif que l'anathème qu'il jette sur eux en les traitant de mages et de mazdakiyya, qui sont des termes génériques empruntés au répertoire classique de la diffamation.
Dans la littérature des siècles passés, les Kurdes ont été généralement décrits comme des bandits. Mais des bandits d'un genre très spécial en ce qu'ils s'attaquaient de préférence et avec davantage de cruauté aux musulmans descendants de Prophète. La cruauté sélective de ces "Kurdes" peut s'expliquer par la présence parmi eux de rescapés des massacres des Sindhî déportés en Irak, expulsés par les Arabes en Syrie du nord et dispersés au Kurdistan (chapitre VII).
Le territoire "barbare" où le malheureux bédouin de 'Attâr s'était fait "plumer" par les qalandars pourrait donc se situer quelque part sur les marches du Kurdistan, entre Mossoul et Hamadan.
Si l'origine "kurde" du premier qalandar "iranien" Bâbâ Tâhir et des premiers Jawâlîqî est un argument pour l'instant faible contre l'hypothèse iranienne du modèle, le caractère dégénéré du mouvement peu de temps après la création des confréries "orthodoxes" est difficile à expliquer d'un point de vue islamique.
La présence de mendiants de type qalandarî connus en islam arabe sous d'autres noms avant la création des confréries spécifiques aux qalandars va confirmer les présomptions qui pèsent sur l'origine non islamique de l'archétype.

Christiane Tortel, L'Ascète et le Bouffon. Qalandars, vrais et faux renonçants en islam : I. Le Paria et le Bouffon : chapitre 1 : "Mendiant ivrogne et débauché ou ascète ivre de Dieu ? "


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