mardi, novembre 30, 2010

Hommage à Ahmet Kaya



À l'occasion du 10ème anniversaire de la mort du chanteur Ahmet Kaya, décédé à l'âge de 43 ans à Paris, un hommage lui sera rendu samedi 4 décembre à la mairie du Xème arrondissement de Paris, de 15h00 à 20h00, en présence de Mme Gülten Kaya et de leur fille Melis.

Programme

15h00 : Mot de bienvenue de Rémi Féraud, maire du Xème arrondissement.

Projection d'un documentaire : « Mon cerf-volant s’est pris dans les barbelés/ Un film pour Ahmet Kaya » (« Uçurtmam tellere takıldı / Ahmet Kaya için bir film ») Gülten Kaya / GAM Production, une biographie d’Ahmet Kaya.

15h00 – 20h00 Rencontre-débat, avec : 

Patrick Baudouin, président d’honneur de la FIDH
Hasan Cemal, journaliste-écrivain
Can Dündar, journaliste-documentariste
Perihan Magden, journaliste-écrivain
Şivan Perwer, musicien kurde en exil.
Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris


Mairie de Paris - 10ème arrondissement - 72, rue du Faubourg Saint-Martin - 75475 PARIS.
Inscription préalable obligatoire (date limite 3 décembre à 17h00) : S'inscrire en ligne.

PARIS : CONFÉRENCE À L’ASSEMBLÉE NATIONALE « L’IRAN EN 2010 »


Le 27 novembre s’est tenue à l’Assemblée nationale une conférence organisée par l’Institut kurde de Paris, avec pour thème : L’Iran en 2010. Les manifestations massives qui ont suivi la réélection contestée de Mahmoud Ahmedinejad à la présidence de la République Islamique, ont montré l'ampleur du mécontentement des populations urbaines et celle des clivages internes qui travaillent le régime iranien depuis plusieurs années. Malgré son intensité, la crise de 2009-2010 a également démontré la capacité du « système Ahmedinejad », qui dispose du soutien du Guide de la Révolution, de contrôler la quasi-totalité des rouages de l’Etat et de mobiliser autant les Pasdaran, les Bassidj qu’une série de fondations para-étatiques. En s’éloignant des débats autour de l’enjeu nucléaire, qui occupe souvent la une de l’actualité en Europe, cette journée d’études souhaitait offrir quelques éléments pour comprendre la situation iranienne depuis le premier mandat d’Ahmedinejad (2005) et sans chercher l’exhaustivité, a tenté de répondre à une série de questions :

Quel est le rôle de l’héritage de la révolution de 1979 et de la Guerre Iran-Irak dans le tournant « millénariste » pris sous le régime d’Ahmedinejad ? Comment le Velayet-e faqih (gouvernement des jurisconsultes), organe suprême du pays, légitime-t-il son pouvoir ? Comment les structures du pouvoir ont-elles évolué depuis une demi-décennie ? Qu’en est-il des inégalités sociales et économiques entre les différentes provinces ? Comment comprendre les nouvelles formes de contestation de certaines communautés non-persanes et/ou non-sunnites du pays ? Comment peut-on cartographier les mouvements politiques et sociaux des populations persanes ? Qu’en est-il aujourd’hui des luttes féministes si importantes au tournant des années 2000 ? Qui sont les acteurs du « cyberespace » qui, dans le contexte du contrôle étroit de la presse, est devenu le principal vecteur de nombre de communications et de socialisations parallèles dans les centres urbains ?

La première table ronde modérée par Jonathan Randal, ancien correspondant du Washington Post au Proche-Orient, réunissait Hashem Ahmadzadeh, maître de conférences à l’université d’Exeter, Thierry Coville, professeur aux écoles supérieures de commerce et de management Negocia et Advancia, de Paris, Christian Bromberger, professeur d'ethnologie à l'Université de Provence, Christian Bromberger, professeur d'ethnologie à l'Université de Provence, et Ahmed Salamatian, ancien député iranien. La table ronde a débattu des dynamiques de la crise de 2009-2010.

Selon Ahmed Salamatian, s’il faut chercher un élément constant de la situation iranienne depuis la révolution islamique, c’est la « dépendance entière de l’État à l’égard du pétrole ». dépendance qui, d’ailleurs, peut être retracée dès 1926, « depuis que la compagnie BP a organisé le coup d'État de 1926 », dépendance qui lui permet par ailleurs de se passer du peuple pour faire fonctionner son économie, tout en se heurtant au même type d’opposition venue de la rue, presque inchangée depuis le début du 20ème siècle : « Cet Etat a toujours disposé de revenus fixes et importants en raison de la continuité de la demande pour le pétrole. Imaginons que Louis XVI n'ait pas eu besoin de lever de nouveaux impôts, il n'aurait pas eu besoin de convoquer les états généraux. Les dirigeants iraniens n'ont pas besoin de consulter leur peuple et de percevoir ses impôts pour prendre des décisions politiques. Mais depuis 1905, la population cherche à prendre en main son propre destin : les sujets veulent devenir des citoyens. Ainsi, en 2009, on retrouve dans les rues des grandes villes iraniennes les mêmes mots d'ordre que ceux de la révolution constitutionnelle, qui se mobilisa pour défendre le Parlement, bombardé par les soldats du chah. »

Mais un des changements spectaculaires de l’évolution de la société iranienne est l’urbanisation accélérée du pays, processus entamée à la fin du règne du dernier Chah. Aujourd’hui, la population de l'Iran est urbaine à 65 %, ce qui implique de profondes mutations dans la société iranienne. « Il y a 30 ans, l'imaginaire iranien -- incluant la perception de la religion -- était essentiellement campagnard. Maintenant c'est Téhéran, la mégalopole, qui rassemble le plus de minorités : kurdes, sunnites, azéris ! Il faut parler azéri pour faire ses courses en ville ! Il y a à Téhéran plus d'un million et demi de sunnites […] À Ispahan, il y a maintenant un quartier entier des Sanandajis ! Lors d'une visite à l'université libre de cette ville, j'ai pu voir que les dortoirs universitaires hébergent des étudiants de 17 origines différentes. »

Conséquence de l’urbanisation, l’affaiblissement des liens traditionnels, l’abaissement de l’âge du mariage se sont affaiblis, l'âge moyen du mariage (26 ans), et le « développement d'une classe moyenne si dynamique que sa sphère culturelle dépasse largement sa sphère sociale. Maintenant, le premier investissement pour une famille se fait dans l'éducation. »

Sur le caractère « religieux » prêté volontiers au régime iranien (et ostensiblement affiché par ce dernier), Ahmed Salamatian apporte une nuance en rappelant que « en 2005, l'élection d'Ahmadinejad survient huit ans après la guerre Iran-Irak. Lui et son équipe sont tous des jeunes engagés à la 25e heure de la révolution islamique et de la guerre Iran-Irak, et formés dans cette guerre : les pasdaran et bassidji des années 80 deviennent alors membres des cabinets ministériels. On est bien loin des vicaires de l'Imam caché sur terre. On assiste à la naissance d'une sorte de « religion séculière ». On n'en est même à dire comme l’a fait Khomeiny, que si le Velayat-e Fagheh l'exige, on pourra interdire le Hajj ! Dès la succession de Khomeini, on supprime la nécessité pour le Guide d'être une source d'imitation. On a quitté le champ du religieux pour considérer la capacité du guide à assurer au mieux la cohésion des différents services de renseignement, la lecture quotidienne des rapports de ses services a remplacé celle des textes théologiques ! Loin des idées de l'Imam caché etc., ce qui compte, c'est la survie de l'appareil militaire et de renseignement grâce à la rente pétrolière. »

Enfin, la donne nouvelle dans les rapports des Iraniens avec leur pouvoir est l’essor des nouvelles technologies de l’information dans un pays qui compte 27 millions d'internautes, avec des sites comme YouTube ou Facebook qui ont une audience dépassant celle des media traditionnels comme la BBC en persan. « C'est la première fois qu'une société fait l'expérience de l'utopie islamiste est arrive à la position de chercher à sortir ce qui est devenu un cauchemar -- une religion idéologisée à outrance, un véritable désenchantement. Aujourd'hui le choix n'est pas entre un pouvoir religieux et une société areligieuse, mais entre une société civile qui cherche les moyens de vivre ensemble et un pouvoir qui se rend compte qu'il ne peut survivre qu'en se militarisant. D'où l'importance de la situation géopolitique, et non pas de la question nucléaire. »

Le professeur Hashimzadeh, qui a pris ensuite la parole, a évoqué la question des minorités en Iran, en prenant principalement la question des Kurdes en exemple, et de leur participation ou non aux élections présidentielles depuis 1979. « La tendance de la périphérie est de s'intégrer quand le centre s'ouvre. Mais quand le centre se referme, la périphérie réagit par le boycott. Juste après la révolution, il y a eu des négociations entre les Kurdes et M. Radjavi, qui s'était dit prêt à accepter les 14 points de la délégation kurde. Mais Radjavi ne put finalement participer aux élections, et les autres candidats furent confrontés au boycott kurde. À noter que 80 % des Kurdes d'Iran, qui sont sunnites, ne peuvent donc être élus à la présidence.

Le Kurdistan fut le seul le lieu d'Iran ou le candidat Rafsandjani n'arriva pas avec le plus grand nombre de voix. » Ce qui a rompu la politique de boycott des mouvements kurdes fut l’attitude plus favorable des candidats Moussavi et Karroubi aux élections de 2009 concernant les droits culturels des minorités ethniques, énoncés dans les articles 15 et 19 de la constitution, le premier mentionnant les droits de l’enseignement dans une langue autre que le persan et le second « faisant référence à l’appartenance ethnique ». Beaucoup d’étudiants kurdes (ils sont 70 000 en Iran) ont ainsi soutenu la candidature de Mehdi Karroubi (lui-même appartenant à l’ethnie lur).

Cependant il faut noter une relative passivité des régions rurales lors des manifestations de la « révolution verte » contestant la réélection d’Ahamdinjejad, qui est un mouvement essentiellement urbain.

La question des minorités est poursuivie par le professeur Christian Bromberger qui rappelle que « en 2006-2007, le slogan du Guide était : « unité nationale, cohésion islamique » c’est-à-dire induisant une « répression classique de tout intérêt pour la pluralité ethnique. » Cette politique d’unification ethnique « volontariste » remonte à l’avènement de Reza Chah (1925) : « À partir de Reza Shah, l'Iran mène une politique volontariste d'unification ethnique. « Unité nationale » signifie que le persan est considéré comme la langue unique et jusqu'à la diversité vestimentaire est interdite. Le terme de « Ostan », utilisé pour désigner les provinces, provient de l'époque sassanide. Aucun Ostan ne correspond à un groupe ethnique, et c'est volontaire. »

La question minoritaire ethnique se double d’ailleurs souvent du problème des minorités religieuses puisque, hormis les Azéris, la plupart des ethnies musulmanes non persanes sont sunnites, alors que les Persans et les Azéris chiites barrent l’accès, en plus du pouvoir religieux, à la représentation politique des provinces sunnites et à leur développement économique : « : rappelons qu'il n'existe pas une mosquée sunnite à Téhéran ! De même, le gouvernement ne comprend pas un seul ministre sunnite. En faisant référence à ces zones sunnites entourant l'Iran, on a pu parler d'un « arc sunnite oriental » en partie située en Asie centrale.

À la difficulté politique vécue par ces groupes ethniques périphériques, vient s'ajouter la médiocrité de leur situation économique. » Les revendications de toutes ces minorités ethniques sont très diverses, en fonction de leur nombre démographique, de leur histoire et des mots d’ordre de leurs mouvements politiques, allant de « manifestations culturelles, radicalisation autonomiste, jusqu'à l'action violente », par exemple le PJAK kurde, face auquel l’État par des exécutions, et par le bombardement de villages kurdes situés au Kurdistan d’Irak, à l’instar de la Turquie. « Mais il existe d'autres procédés moins visibles. Ainsi, la « semaine de la défense sacrée », consiste en un défilé des minorités en habits traditionnels. Et dès qu'une association locale est créée par une minorité, le centre réagit en créant ses propres associations, officielles, le soutenant. La même technique est utilisée pour les revues. Les services culturels du Centre savent très bien récupérer les festivals locaux, ainsi que les activités qui prennent place dans la maison des groupes ethniques, à Téhéran, où on insère des discours religieux ou de soutien à l’Etat. »

Concernant la situation des Kurdes, Christian Bromberger note la vitalité culturelle et politique de la société kurde en Iran, avec une « véritable fièvre éditoriale et associative ».

Le professeur Thierry Coville se livre à une analyse poussée de la situation économique de l’Iran, qu’il qualifie d’emblée de « mauvaise », notamment avec les deux chocs de 2008 : d’une part « l'injection populiste des pétrodollars dans l'économie par le président Ahmadinejad a provoqué une inflation de 10 à 20 % puis un freinage de l'économie. Ensuite, suite à la crise financière de l'été 2008, la demande en pétrole ayant chuté en raison du ralentissement économique général, le prix du pétrole a baissé. Ainsi le FMI, après avoir calculé une croissance de 6 %, a fait une estimation à 2 % pour 2010. » Les sanctions de la communauté internationale, et notamment bancaires, ont également pesé sur l’économie.

Malgré cela, l’Iran a de quoi faire face à de telles sanctions. 65% de ses recettes proviennent des revenus pétroliers, et la hausse du baril (de 70 à 80 $) lui est évidemment favorable, permettant à ce pays d’être très peu endetté (moins de 10% du PIB), et de se constituer de grosses réserves monétaires, de 80 à 100 milliards de dollars. De plus, le secteur de l’exportation connaît un grand essor vers les pays frontaliers.

Passant en revue les maux dont souffre l’économie iranienne, Thierry Coville en pointe plusieurs : l’inflation, le mauvais état du système bancaire, le déficit budgétaire et le taux de chômage : « Le grand problème demeure l'inflation, qui a eu un impact sur la campagne électorale de 2009. La banque centrale iranienne a annoncé un ralentissement de l'inflation, de 20 % en 2009 à 10 % pour mars 2010. Mais personne n'y croit ! Les citoyens iraniens sont par exemple confrontés à une augmentation de 22 % des frais médicaux. Et c'est la classe moyenne qui souffre le plus de cette situation. Le système bancaire iranien est en très mauvais état. Le développement des prêts a été un échec total, le FMI estime que 20 % de l'actif des banques iraniennes n’a aucune valeur. Depuis deux ou trois ans, on assiste à un grand développement des banques privées. C'est peut-être pour contourner les sanctions, mais la frontière est très floue entre public et privé en Iran. Ainsi de nombreuses fondations sont très liées avec les pasdaran. Il existe un assez important déficit budgétaire : officiellement il est à 6 % du PIB en 2008 et à 4 % de 1009. Ces chiffres soulèvent des doutes […] Le taux de chômage, officiellement à 9 % de 1009 et à 14 % en 2010, doit certainement en réalité être beaucoup plus élevé. » L’effet des sanctions internationales se fait moins sentir sur « les groupes qui sont proches du régime […] car ils ont su depuis 20 ans développer les moyens de les contourner, mais le secteur privé, lui, en souffre beaucoup. Ainsi « le taux de change du marché noir s'est effondré en octobre 2010 alors que jusqu'alors il était identique au taux officiel. Ce pourrait être lié à une inquiétude par rapport aux sanctions, car les banques iraniennes ne parviennent plus à trouver de partenaires extérieurs, même aux Émirats Arabes Unis : les banques étrangères ont peur des représailles américaines si elles travaillent avec l'Iran. L'Iran travaille donc plus à présent avec l'Asie, notamment la Chine et la Russie, mais aussi avec la Turquie. »

Les mesures « populistes » prises par Ahmadinejad dans le domaine de l’économie ont eu des effets pervers : ainsi les importations massives qui ont nui aux industries locales. On peut enfin s’attendre à de grandes difficultés sociales et économiques touchant les plus pauvres avec l’adoption de la nouvelle loi supprimant les subventions pour tous les produits de première nécessité comme l’essence, l’eau, le blé, la farine, le lait. « Cette suppression doit s'étaler sur cinq ans, mais doit commencer ce mois-ci, il paraît difficile de comprendre comment le gouvernement a pu se lancer dans une telle réforme dans la situation difficile qu'il connaît. Pour les gens les plus pauvres, il est prévu que l'État compense l'augmentation de prix qui suivra cette suppression des subventions par des aides compensatoires qui seront versées directement. Le centre des statistiques a demandé aux gens de s'inscrire sur Internet pour déterminer leur droit à recevoir ces aides.

La grande inquiétude est que cette suppression pourrait mener jusqu'à 50 % de hausse des prix et provoquer un important choc inflationniste. Les conséquences sociales également sont potentiellement effrayantes. Enfin, les chiffres montrent que les aides compensatoires coûteraient à l'État plus cher que les économies qu'il réaliserait. » La dégradation économique qui toucherait les classes les plus pauvres peut amener, selon Thierre Coville, à « une alliance entre le mouvement vert et le mouvement ouvrier si la situation économique se dégrade. En ce moment, se discute le plan quinquennal 2010-2015. Ahmadinejad vient d'être exclu du comité de direction de la banque d'Iran. Le rachat récent de la plus grande entreprise de télécommunications par les pasdaran a été très critiqué, et remis en cause au parlement. Il y a une lutte des conservateurs modérés contre Ahmadinejad. Le gouvernement, quant à lui, met en avant la lutte contre la corruption, en avançant le slogan : « il y a des mafias en Iran », ce qui est bien la réalité. Ainsi l'économie est beaucoup utilisée dans le débat politique interne. »

La seconde table ronde, modérée par Marc Semo, journaliste à Libération, réunissait Hamit Bozarslan, directeur d'études à l'EHESS, Abdolkarim Lahidji, Vice-Président de la FIDH et Bernard Hourcade, directeuur de recherche au CNRS (Monde iranien). La table ronde portait sur les perspectives envisageables à la crise iranienne.

Hamit Bozarslan a tout d’abord émis deux interrogations : pourquoi l’Iran inquiète-t-il tant ? en doutant que la seule raison en soit la question nucléaire et la raison pour laquelle le « moment Khatami » n’a été qu’une « parenthèse » de la vie politique iranienne. Concernant ce second point, Hamit Bozarslan émet l’hypothèse que « Khatami n'a pas été en mesure de s'attaquer à la contradiction au coeur du système. Il a choisi la logique de la stabilité de l'État par rapport à celle de la démocratie. »

Il développe ensuite les « contradictions » de la révolution iranienne, contradictions portées, selon lui, au « paroxysme » avec l’arrivée au pouvoir de Mahmoud Ahmadinejad : « La Révolution islamique a représenté à la fois un nouvel ordre à l'intérieur du pays et une ambition d'exportation. Elle a commencé comme une révolution de gauche mais il ne faut pas sous-estimer l'impact de la guerre Iran Irak sur la direction qu’elle a prise, notamment parce que l'Irak a à l'époque été extrêmement soutenu par l'Occident […] Pour l'Iran, cette révolution s'est transformée en révolution conservatrice. Son radicalisme est directement venu des champs de bataille avec l'Irak. Le président actuel Ahmadinejad a joué à l'époque un rôle important, même si il demeura discret, dans les provinces kurdes. Nous avons peu de connaissances sur cette période de sa vie. »

N’ayant pas de « pouvoir unifié », l’Iran ne peut être qualifié d’État totalitaire. Il est, selon le chercheur, « traversé par trois rationnalités contradictoires » « : 1. Une rationalité bureaucratique. Ahmadinejad représente la génération des 20 ans au moment de la révolution. Il faut noter que lors de son arrivée au pouvoir, il a fait remplacer tous les ambassadeurs du pays et tous les gouverneurs de province. Il s'agissait réellement d’une clôture brutale de la période Khatami. 2. Une rationalité paramilitaire et para-étatique, très inquiétante. Elle a trois composantes : les bassidji, les pasdaran, qui sont des forces à la fois officielles mais agissant en dehors de l'État, auxquelles il faut ajouter les fondations pieuses ou les fondations de martyrs. On a une coexistence État – non-État ou État et para étatique particulière en Iran. 3. Une dimension millénariste. Le totalitarisme, c'est la composition d'une utopie millénariste et d'une rationalité positiviste. Le millénarisme joue un rôle dans la fondation du shiisme. Mais dans la durée, pour construire les institutions étatiques, on se trouve dans la nécessité d'ajourner ce millénarisme. Ici, on a au contraire la sensation qu'il y a volonté d'anticiper sur le millénarisme. Il y a auto-alimentation de ce millénarisme. »

Abdolkarim Lahidji, Vice-Président de la FIDH, est revenu sur cette notion d’État total ou totalitaire (en refusant, de même que Hamit Bozarslan, de l’appliquer à l’Iran) et en analysant la part du religieux et du politique dans le pouvoir actuel. Même si le pays est doté de « toutes les instances de l'État moderne : parlement, président, instances judiciaires... Mais ces trois pouvoirs sont-ils réellement fonctionnels, où y a t-il fusion entre droit divin et droit humain ? Car il y a un pouvoir au-dessus de ces instances, qui tire sa légitimité du divin. Le chef de l'État est un représentant de cet Imam caché... Alors que les titres des mollahs n'ont aucun fondement ni hiérarchique ni théologique. Mais celui qui est sans légitimité populaire détient selon la constitution 80 % du pouvoir.

La marge de manoeuvre du parlement est limitée, car les lois doivent être contrôlées par un conseil de six théologiens nommés par le Guide suprême. Si cette loi est reconnue contraire aux règles islamiques elle est déclarée caduque. Cependant les règles islamiques dont il est question ne sont définies nulle part. On se trouve donc dans l'arbitraire total. »

Sur les discriminations pratiquées en Iran, Abdolkarim Lahidji démontre qu’elles sont à la fois ethniques et religieuses, en prenant l’exemple du Baloutchistan, région sunnite, qui est la plus privée de services publics et la plus pauvre du pays. […] Dans les régions sunnites aucun préfet (ostandar), aucun sous-préfet (fermandar) n'est sunnite. » La discrimination envers les sunnites (15 à 20% de la population) concerne l’ensemble du pays : « À Téhéran, qui compte entre 20 et 25 % de sunnites, il n'existe pas de mosquée sunnite, alors qu'il y a des églises et des synagogues. » Pour les discriminations ethniques elles se traduisent par un déni culturel, linguistique et une répression politique : « En ce qui concerne les langues des minorités, elles sont théoriquement autorisées à l'enseignement, mais dans les faits, la loi n'est pas appliquée. Il y a même répression, et depuis un moment, une sorte d'état de siège, de nombreuses arrestations, les prisonniers qui sont éloignés vers Téhéran, jugé à huis clos devant les tribunaux révolutionnaires. Lors des manifestations pacifiques, des dizaines de personnes ont été assassinées. Certains avocats ont été mis en prison, dont trois femmes, incarcérées pour avoir fait leur métier en défendant des prisonniers politiques. »

Enfin, pour Bernard Hourcade, les sanctions de la communauté internationale et l’opposition au programme nucléaire de l’Iran ne font que conforter le régime et empêche l’ensemble de la société iranienne d’entretenir des contacts avec l’extérieur. « Les sanctions mènent à un retrait de l'Iran. La France interdit aux universitaires de s'y rendre. Ce retrait aboutit en fait à laisser tomber la classe moyenne iranienne. Le nucléaire est un prétexte. En particulier, l'arme iranienne justifie celle d'Israël […]Il y a 30 pays dans le monde qui ont un programme nucléaire du genre de celui de l'Iran.... »

Ainsi, pour Bernard Hourcade, « cette politique des Occidentaux ne fait que renforcer les radicaux iraniens. Les sanctions mènent aussi à l'émigration des opposants, ce qui est contre-productif […] Donner des visas aux Iraniens pour qu'ils émigrent est une solution de désespoir […] La grande crainte du gouvernement iranien n'est pas le bombardement israélien, ni les sanctions, mais les contacts avec les étrangers. »

IRAK : FORMATION PROCHAINE D’UN NOUVEAU GOUVERNEMENT


Alors que depuis huit mois les dirigeants irakiens n’avaient pas réussi à s’accorder pour former un nouveau gouvernement, le 8 novembre, le porte-parole du Premier Ministre sortant, Ali Al-Dabbagh, a annoncé que Nouri Al-Maliki serait reconduit dans ses fonctions, les principaux partis chiites et l’Alliance du Kurdistan étant parvenus à s’entendre.

Restait cependant à obtenir l’approbation finale du bloc sunnite principal, Al-Iraqiyya, qui remportait, quant à lui, la présidence du Parlement. Son leader, Iyyad Allawi devait choisir parmi les membres de sa liste qui doit succéder à l’actuel président par intérim, le kurde Fouad Massum. Les chefs des principaux blocs politiques d’Irak se sont ensuite rendus ensemble à Erbil, invités par le président de la Région du Kurdistan, Massoud Barzani, afin d’approuver officiellement cet accord, à l’issue d’une ultime réunion de trois jours. La principale difficulté était de concilier les positions des chiites menés par Nouri Al-Maliki et celles des sunnites de la liste Al-Iraqiyya, qui souhaitaient une représentation au sein du gouvernement égale à celle des premiers, comme l’a expliqué Iyad Allawi : « Il faut former rapidement un gouvernement qui reflète les résultats des élections, et nous devons être égaux en droits, en devoirs et dans (le partage) du pouvoir, sans que quiconque n'ait la haute main sur les autres. »

Un des principaux griefs formulés à l’encontre du Premier Ministre sortant par son rival sunnite est celui d’avoir « accaparé le pouvoir et de l'exercer de façon personnelle », exigeant même une révision de la Constitution qui limiterait légalement les pouvoirs politiques du chef de cabinet irakien. Il est à noter que ces critiques sur les « dérives » politiques de Maliki et ses tentatives de concentrer les pouvoirs étatiques entre ses mains ont été formulées assez fréquemment par les Kurdes, au cours de son exercice précédent. Mais Nouri Al-Maliki a refusé d’envisager tout changement constitutionnel, arguant qu’un partenariat politique viable ne peut se faire qu’avec de « vrais partenaires attachés à la Constitution. La nouvelle page est conditionnée à l'attachement à la Constitution, c'est une condition indispensable au partenariat ».

Aussi, à l’issue de trois jours prévus pour cette réunion d’Erbil, seuls les Kurdes et les chiites avaient réussi à s’entendre et ont entériné l’accord, les sunnites hésitant encore entre le poste de chef de l’État, brigué également par le président sortant Jalal Talabani, appuyé par les Kurdes et les chiites, et la présidence du Parlement. Par conséquent, deux jours supplémentaires de débats, ont été décidés pour permettre aux discussions de se poursuivre à Bagdad, comme l’a annoncé à la presse, le 8 novembre, Massoud Barzani : « L'attribution des trois présidences doit être discutée demain et après-demain et des choses importantes doivent être décidées ces deux prochains jours ». Les « choses importantes » ont été explicitées très vite par Roj Nouri Shawish, le vice-Premier ministre d’Irak, initiateur important des rencontres préalables entre les courants politiques irakiens, dans un entretien accordé au journal arabe As-Sabah : « Il s'agit notamment d'amendements à la Constitution, de réformes dans le fonctionnement du gouvernement, de garanties exigées par les Kurdes, de l'avenir de la commission Responsabilité et Justice (chargée de retrouver les anciens Baathistes) et des attributions du futur Conseil national pour la politique stratégique .

Malgré le ton optimiste des Kurdes, la presse irakienne se montrait sceptique sur les chances de réussite de ce qui lui apparaissait comme une énième rencontre ne devant aboutir à rien de concret. « Réunion d'Erbil: un pas en avant, deux pas en arrière », a ainsi titré le quotidien Ad Dustour, en jugeant que « les dirigeants politiques n'ont rien apporté de nouveau à ce que les Irakiens attendent ces derniers temps. Ils n'ont fait que répéter les mêmes problèmes sans avancer de solutions ».
Mais au terme d’une ultime réunion, cette fois à Bagdad, Nouri Al-Maliki s’est vu reconduit dans son poste de Premier Ministre, après un accord conclu avec les sunnites, ceux-ci ayant finalement accepté de laisser la présidence du pays à Jalal Talabani, et d’exercer celle du Parlement. Autre compromis, la création d’un nouveau conseil qui traitera des questions de sécurité intérieure, conseil qui serait présidé par un membre de la liste Iraqiyya, idée préalablement suggérée par les Américains afin de ne pas isoler les sunnites du gouvernement.

Finalement, le 11 novembre, le sunnite Oussama al-Noujaifi, député issu de la liste Iraqiya a été élu président du Parlement irakien, par 227 voix sur 295 députés, tandis que Jalal Talabani était également reconduit dans ses fonctions présidentielles, avec 195 voix, 18 bulletins ayant été déclarés invalides.

Mais la séance fut surtout marquée par le boycott inattendu d’une soixantaine de députés de la liste Iraqiyya, qui ont invoqué le non respect des conditions fixées par leur liste, à savoir qu’ils auraient voulu voter l’accord conclu avec les autres listes sur la formation du gouvernement avant d’élire le président de la république irakienne.

Ainsi, après huit mois de négociations jusqu’ici infructueuses, afin de doter l’Irak d’un gouvernement, la répartition « ethnique et confessionnelle » du pouvoir reprend la même donne, un Kurde président du pays, un chiite à la tête du gouvernement et un sunnite à la tête du Parlement – et hormis ce dernier, les mêmes hommes ont été reconduits dans leurs fonctions. Le nouveau Premier Ministre disposera d’un délai d’un mois pour former son gouvernement.

lundi, novembre 29, 2010

TURQUIE : L’UNION EUROPÉENNE CRITIQUE SUR « L’OUVERTURE KURDE »


L’Union Européenne, dans son rapport annuel sur les progrès faits par la Turquie en vue de son adhésion, a jugé assez sévèrement le bilan de « l’ouverture kurde » qui avait été annoncée l’année dernière par le gouvernement turc, afin de résoudre la question kurde dans ce pays.

Les rapporteurs ont en effet estimé qu’il n’y avait eu aucun pas concret de fait en ce sens, même si par ailleurs le travail de réformes législatives se poursuivait, avec des amendements constitutionnels et une refonte structurelle de la Cour constitutionnelle et la Haute Commission des procureurs et des juges. Les droits syndicaux ont été renforcés et des mesures pour la protection des femmes et des mineurs ont été mises en place. Mais en ce qui concerne le problème kurde, la Commission a déclaré que le gouvernement n’avait que partiellement réalisé son « ouverture kurde » depuis août 2009 : «Il est important de soutenir les tentatives de résoudre le problème kurde. Afin d'éviter les arrestations disproportionnées sous couvert de crimes de terrorisme et d'améliorer la situation des droits de l’homme dans la région, des changements nécessaires doivent être apportés à la loi anti-terreur. »

Les mines et le système des gardiens de villages restent une source de préoccupation. Le dédommagement prévu des personnes déplacées (après la destruction de leurs villages) est sans effet sur le terrain. Les atteintes à la liberté d’expression et d’opinion n’ont pas décru envers les media kurdes. Les rapporteurs rappellent que l’enquête sur l’attaque d’une librairie à Şemdinli (Hakkari) a été suspendue (l’armée commençait à être directement mise en cause) et que les pressions exercées contre les journaux en langue kurde ou bien ceux traitant de la question kurde n’avaient fait que s’accroître. Le quotidien kurde Azadiya Welat (Liberté du pays) a ainsi été saisi plusieurs fois et ses journalistes condamnés pour « propagande terroriste ».

Bien que certaines améliorations aient pu être constatées, l’attitude des forces de l’ordre lors des manifestations de rue au Kurdistan de Turquie continuent à être source de violences. Ces mêmes forces de l’ordre jouissent d’une large impunité pour leurs bavures, en vertu d’une loi votée en 2007. Le rapport de l’UE souligne que cette impunité nuit à l’efficacité des enquêtes pénales et administratives ouvertes contre des policiers qui auraient usé d’une violence excessive et disproportionnée. La dissolution du parti pro-kurde DTP, ainsi que l’interdiction de nombreuses ONG et autres organisations montrent le besoin de réformes constitutionnelles pour protéger davantage la liberté d’opinion. Il est également mentionné que des maires issus du parti kurde BDP et des représentants d'ONG sont actuellement jugés pour leur appartenance à l’organisation kurde KCK, accusée d’être une émanation du PKK.

Tout en reconnaissant des améliorations au sujet de la place réservée à la langue kurde, le rapport de l'UE a rappelé le fait que toute autre langue que le turc reste cependant illégale dans la vie politique. Le rapport a également critiqué l’impossibilité pour les minorités linguistiques (celles non reconnues par le traité de Lausanne) d’apprendre leur langue maternelle dans les écoles privées et publiques. Il est également précisé que ceux qui parlent d'autres langues que le turc ne peuvent pas employés dans les services publics, que des interprètes ne sont jamais présents dans les interrogatoires judiciaires, alors même que la loi l’autorise.

Les cours de religion musulmane restent obligatoires dans les écoles publiques turques malgré les plaintes de minorités religieuses comme les Alévis et ce malgré l’avis contraire de la CEDH dans son protocole facultatif (nº1).

La représentation des femmes au sein des partis politiques et des syndicats reste faible, même si des améliorations ont été observées dans le domaine du droit des femmes, de l’égalité des sexes et les violences exercées contre elles. Le rapport indique également que les droits syndicaux en Turquie ne sont pas compatibles avec les normes de l'UE et l'OIT. Près de 200 000 enfants sont actuellement scolarisés dans des internats, surtout dans les régions de l’est et du sud-est du pays.

La Commission a fait part de sa préoccupation au sujet de la sécurité des élèves dans ces écoles, aux équipements souvent défectueux ou hors normes. Elle a souhaité aussi que des enquêtes objectives et transparentes soient menées pour élucider des accidents récemment survenus. En conclusion, les rapporteurs estiment que le gouvernement turc a échoué à mettre en place de façon concrète « l’ouverture kurde » qui n’a jamais été réellement appliquée dans les faits.

dimanche, novembre 28, 2010

KURDISTAN D’IRAK : AFFLUX ATTENDU DE RÉFUGIÉS CHRÉTIENS APRÈS LE MASSACRE DE BAGDAD


Après l’attaque sanglante par al-Qaeda de l’église Notre-Dame de la Délivrance à Bagdad, qui a fait 70 morts et 75 blessés, une « fatwa » des terroristes islamistes a été lancée contre tous les chrétiens d’Irak, déclenchant une vague de terreur parmi cette communauté religieuse, et un certain émoi de la communauté internationale, même si les violences sont aussi nombreuses contre l’ensemble des populations irakiennes.

Le président de la Région du Kurdistan, Massoud Barzani, a une fois de plus déclaré que le Kurdistan était prêt à accueillir et protéger les chrétiens qui voudraient s’y installer. « Je veux qu’ils sachent que la Région du Kurdistan leur est ouverte. S’ils veulent venir, nous les protégerons et leur fourniront toute l’aide nécessaire. Nous sommes profondément navrés des crimes dont ils sont les victimes et nous condamnons ces actes criminels. Ce sont des gens innocents et une part précieuse de notre nation. » D’autres attaques depuis le 31 octobre ont visé des maisons chrétiennes dans l’ouest de Bagdad, tandis qu’à Mossoul, plusieurs chrétiens ont été assassinés, soit dans leur voiture soit à leur domicile.

Le président d’Irak, Jalal Talabani, a de même indiqué que les chrétiens pouvaient trouver un refuge temporaire dans la Région du Kurdistan en s’épargnant une émigration définitive, offre que plusieurs familles chrétiennes ont accueilli avec soulagement. « En ce moment, pour nous, la vie n’est plus possible à Bagdad » a ainsi expliqué Milad Butros, qui vit au sud de la capitale, au National, au journal anglophone d’Abu Dhabi. « Le gouvernement ne semble pas se préoccuper sérieusement de nous protéger ici, et donc, si plus personne ne veut de nous à Bagdad, nous partirons. Les Kurdes nous ont offert leur protection et nous irons (là-bas). Je ne pourrais rester davantage à Bagdad même si elle était bâtie en or. » Âgé de 52 ans, Milad Butros a vu deux de ses filles enlevées par des combattants d’Al-Qaeda en 2006. Il n’a plus jamais entendu parler d’elles, en dépit de ses efforts intenses, aidé par de puissantes tribus d’Irak.

Des milliers de chrétiens d’Irak ont déjà trouvé refuge dans les provinces gouvernées par les Kurdes. Ainsi à Ankawa, dans la banlieue d’Erbil, tout le quartier connaît une expansion florissante avec une population majoritairement chrétienne, la plupart du temps arrivée après 2003. De plus, dans la province de Ninive, non comprise dans la Région du Kurdistan mais avec des zones protégées par les Peshmergas kurdes, des villages chrétiens ont été construits par le gouvernement d’Erbil, au nord et à l’est de Mossoul, pour accueillir les réfugiés de cette ville.

« Nous espérons que beaucoup de chrétiens viendront au nord (de l’Irak), a déclaré un député chrétien du parlement kurde, Romeo Higari. « Au moins ils resteront en Irak. Je refuse d’accepter que les chrétiens doivent absolument partir pour l’Europe s’ils veulent un avenir. Nous vivons ici depuis des milliers d’années, c’est notre pays et nous devons rester. »

Même Yunadam Kanna, le leader du Mouvement démocratique assyrien, qui s’était fait un temps le relais des accusations arabes au sujet de la « mainmise kurde sur les terres de Ninive », ne voit plus de solution qu’en un exode des chrétiens au nord, sous protection kurde : « Je suis en contact avec des chrétiens actuellement à Bagdad, des médecins, ingénieurs, professeurs, et ils sont prêts à partir pour le Kurdistan. Ils sont tristes de quitter leur ville, mais au moins ils pourront rester en vie. » Yunadam Kanna a admis que l’offre kurde était préférable à un exil de tous les chrétiens hors d’Irak. Auparavant, le Mouvement démocratique assyrien avait sommé le gouvernement de Bagdad d’améliorer la sécurité dans la capitale, par exemple en formant des unités de gardes chrétiens pour défendre les églises et les quartiers résidentiels, s’inspirant en cela du système des gardes kurdes ou chrétiens formés et entretenus par le gouvernement kurde, tant pour Ankawa que pour les villages chrétiens ou shabak de Ninive ou les villages yézidis de Sindjar, système que son parti avait pourtant décrié.

Du point de vue irakien, l’exode des chrétiens, une population plus éduquée que la moyenne nationale, serait un désastre économique comme l’explique Muthana Al-Jafani, un sociologue bagdadi : « Les chrétiens forment une large part de l’élite éduquée, et sans eux, les services médicaux, l’éducation ou les projets d’ingénieur souffriront à Bagdad. Si les chrétiens partent, cela déchirera tout le tissu social de Bagdad. C’est une menace sérieuse. »

vendredi, novembre 26, 2010

La révolution de l'égalité : Damas, 1860

Le partage du mont Liban en deux districts, l'un maronite et l'autre druze, ne parvient pas à éviter la nouvelle crise des années 1858-1860. L'agitation sociale de la paysannerie maronite contre l'oppression des grands propriétaires dégénère en affrontement civil à base communautaire dès lors qu'elle gagne les districts mixtes du sud de la Montagne où les troupes druzes se livrent à des massacres de chrétiens maronites. Si les troubles de 1841 étaient issus d'une offensive druze destinée à rétablir l'hégémonie perdue de l'aristocratie foncière, la crise de 1858-1860 naît des ambitions maronites appuyées par la France qui suscitent en retour la réaction des druzes. En vingt ans, les données de l'équation communautaire libanaise se sont inversées et ce transfert d'hégémonie sociale et politique s'est exprimé en termes confessionnels. La confessionalisation des enjeux de pouvoir ne cessera dès lors de marquer la culture politique locale, et le traumatisme des massacres de hanter les consciences par-delà cette "pudeur des communautés" qui permet seule le vivre ensemble hors des périodes de crise.
L'écho des troubles du Liban parvient à Damas avec l'arrivée des réfugiés chrétiens et la chute de la ville grecque-catholique de Zahlé qui provoque une explosion de joie dans les quartiers musulmans, tant la rivalité économique est intense entre les deux villes pour l'affermage des impôts de la Bekaa et le contrôle du commerce des céréales et du bétail. Les rumeurs les plus folles circulent qui parlent de complot chrétien et européen contre l'islam et la Syrie. Des signes de l'arrogance nouvelle des chrétiens ne se sont-ils pas multipliés récemment, qu'il s'agisse de la grande cloche installée dans l'église maronite, de la somptuosité du couvent lazariste ou des tavernes qui fleurissent sur les marchés ? Au reste, le zèle excessif du gouverneur ottoman, qui inflige des punitions humiliantes aux responsables présumés des premières provocations contre la population chrétienne et fait déployer des canons à la porte de la mosquée des Omeyyades comme si elle était menacée, ne fait que précipiter les troubles qu'il cherchait à prévenir. L'émeute touche le quartier chrétien de Bab Touma, au centre de la ville, épargnant à l'inverse les chrétiens du faubourg sud ainsi que la population juive. Les insurgés s'en prennent aux boutiques des riches commerçants dont la prospérité concurrence directement, tout comme à Alep, l'artisanat textile et le commerce traditionnel qui ont jusque-là fait la fortune des musulmans de la ville. Ils s'attaquent aussi à certains patriarcats, comme à la plupart des consulats étrangers. À défaut d'une intervention collective pour calmer les esprits, certains notables musulmans, fidèles au modèle ancien de la dhimma, s'attachent à protéger leurs voisins chrétiens. L'exemple le plus célèbre est celui de l'émir Abdel Qader, exilé par la France en Syrie, qui héberge personnellement un certain nombre de rescapés avant de les conduire à la citadelle puis de les faire escorter vers Beyrouth par ses hommes de la garde algérienne, sous le contrôle du consulat de France. Une initiative dictée à la fois par son éthique personnelle mêlée de soufisme et de franc-maçonnerie, et un sens politique qui lui fait redouter la menace d'une intervention étrangère en Syrie qu'il tente ainsi de prévenir. De fait, la réaction rapide des autorités d'Istanbul, qui dépêchent le ministre Fouad Pacha à Beyrouth puis à Damas pour y conduire une répression sévère qui n'épargnera pas les notables, n'évite pas l'envoi à Beyrouth d'un corps expéditionnaire français au nom du concert européen des puissances.
Une chronique damascène écrite quelques années plus tard éclaire la perception de l'émeute dans le milieu des élites musulmanes. Y sont incriminés sans surprise "les misérables, les druzes, les nosayris (alaouites), les juifs, les métoualis (chiites), les rafidis (chiites extrémistes), les vagabonds, les adorateurs du soleil et de la lune (yezidis), les Arabes (bédouins), les Kurdes" auxquels s'ajoutent "la populace, les fumeurs de narguilé et les oisifs de la ville". En d'autres termes les dissidents religieux, les Bédouins ruraux, les étrangers à la ville et les gens de peu qui constituent les habituels boucs émissaires des émotions populaires urbaines. Mais l'intérêt du témoignage est ailleurs, dans l'expression d'un profond ressentiment musulman face au renversement des hiérarchies établies, à l'arrogance nouvelle des chrétiens qui ont obtenu l'égalité civile mais continuent de se prévaloir des protections consulaires étrangères qui les autorisent à se soustraire à la loi commune.
Nadine Picaudou, L'islam entre religion et idéologie, V, La révolution de l'égalité.

jeudi, novembre 25, 2010

TV, radio : Our, Kingdom of Heaven, Arendt, pétrole, Jerphagnon

TV

Vendredi 3 décembre à 20h35 sur Histoire : Civilisations. Les jardins de Babel 1/4. Serges Tignères, Ken Matsumoto, Fr. 2001.

à 21h00 sur Cinécinéma : Kingdom of Heaven, Ridley Scott, 2004.

Radio

Du lundi 29 novembre au vendredi 3 décembre à 10h00 sur France Culture : Hannah Arendt ; Les Nouveaux Chemins de la Connaissance, R. Enthoven.

Mercredi 1er décembre à 14h00 sur France Culture : Moyen-Orient : quelles énergies après le pétrole ? Avec Perla Srour, responsable scientifique à la Commission européenne et Katarina Uherova-Hasbani, expert en énergie. Planète Terre, S. Kahn.

Vendredi 3 décembre à 17h06 sur France Inter : Le grand entretien : Lucien Jerphagnon ; 5/7 Boulevard.

La révolution de l'égalité : Alep, 1850

La transition vers l'État moderne ne touche pas seulement aux questions institutionnelles et de législation, elle modifie en profondeur les rapports entre le pouvoir et la société et s'enracine dans ce qui est sans doute la grande rupture sociale moderne : la fin des sociétés de statut et la révolution de l'égalité. Avec elle se trouve remis en cause le patronage du fort sur le faible qui régisse traditionnellement la relation socio-politique, qu'il s'agisse des rapports entre clans d'inégale puissance en monde tribal ou du lien unissant le souverain à ses protégés. Dans les sociétés musulmanes d'empire, où l'appartenance à l'islam constitue le critère principal du statut, c'est le dhimmi, le non-musulman protégé/soumis qui incarne la figure par excellence du faible. On sait que le contrat de la dhimma fonde la discrimination légale et symbolique à l'encontre des communautés non musulmanes du Livre, tout en leur garantissant une place dans la société et la protection du pouvoir musulman. Théoriquement interdits d'accès aux plus hautes fonctions de l'État et de l'armée, et soumis à l'impôt discriminatoire de la jizya, les dhimmis sont tenus de respecter un ensemble d'interdits symboliques destinés à marquer, dans l'espace public, leur infériorité statutaire : ils ne peuvent porter ni du vert, ni chevaucher des montures nobles, ni construire des demeures à étages ou tenir le haut du pavé. Ce statut légal de principe recouvre en réalité des pratiques historiquement très diversifiées selon les lieux et les moments. Il ne dit rien surtout des interactions complexes entre les communautés, des liens économiques et des solidarités de quartier qui les unissent le plus souvent au quotidien, des sociabilités communes voire des rituels religieux partagés. Quoi qu'il en soit, les balbutiements d'une nouvelle communauté nationale ottomane sont concomitants du renversement qui affecte, au cours du second XIXe siècle, les rapports entre musulmans et dhimmi, et cette recomposition des rapports communautaires, qu'il nous faut maintenant approfondir, constitue l'un des obstacles majeurs au processus de construction nationale. Dans les sociétés du Proche-Orient arabe, l'un des symptômes les plus éclatants en est l'émeute confessionnelle, phénomène inédit, qui, loin d'être un atavisme des sociétés multiconfessionnelles, entre dans les convulsions qui accompagnent les avancées de la modernité économique et politique.
L'émeute qui éclate à Alep en Syrie en 1850 est un cas d'école. S'y superposent l'affrontement traditionnel entre factions urbaines rivales, la protestation conservatrice contre la réforme et le scénario inédit de la violence confessionnelle. Rappelons brièvement les faits. À la suite d'une récente opération de recensement, des rumeurs circulent qui font état de l'imposition d'une nouvelle taxe, le ferdé, et de la conscription des adultes mâles de la ville. Le soir de la fête du sacrifice qui clôt la période du pèlerinage à La Mecque, des manifestants convergent vers le palais du gouverneur ottoman pour réclamer l'abolition de la conscription et du ferdé et exiger la nomination d'un gouverneur local. Le leader de la faction des Janissaires relaie les revendications des émeutiers auprès des autorités qui, dans un premier temps, le nomment gouverneur de la ville pour tenter de ramener l'ordre, avant de modifier leur stratégie et de s'appuyer sur la faction adverse des notables civils tout en faisant bombarder les quartiers insurgés. Les troubles ont pris naissance dans les quartiers est de la ville peuplés de migrants ruraux et d'hommes des tribus, Bédouins, Kurdes ou Turcomans, masse de manœuvre habituelle de l'émeute urbaine. Face au rejet de leurs revendications, ils marchent sur les nouveaux faubourgs chrétiens développés hors les murs, au nord de la ville. S'ensuivent deux jours de pillages et de massacres mêlés de combats entre faction militaire et faction civile, avant que la violente répression ottomane ne parvienne à ramener l'ordre.
Cette émeute s'inscrit à l'évidence dans le registre de la résistance populaire aux réformes introduites à l'ère des tanzimat, du refus de l'État moderne, synonyme de fiscalité et de conscription. Notons du reste que si le ferdé est particulièrement honni, c'est qu'il s'agit d'un impôt par tête jugé moins équitable que les formes traditionnelles de taxation collectivement imposées aux groupes et pondérées par les chefs de communauté en fonction des ressources de chacun. À ce premier niveau, l'émeute dit clairement l'aliénation nouvelle de la société à l'égard de l'État en transition. Restent les dérives vers la violence confessionnelle. Ce sont les Grecs-catholiques enrichis des nouveaux quartiers nord d'Alep qui ont constitué la cible principale des émeutiers et non l'ensemble des chrétiens de la ville. Ces grands commerçants, qui travaillent le plus souvent en liaison avec des maisons de commerce européenne, tendent à se regrouper dans des périphéries urbaines modernes, homogénéisées sur le plan des appartenances religieuses. Ils cherchent dans le même temps à imposer une ségrégation confessionnelle inédite au sein des guildes de métier où chrétiens et musulmans se mêlaient jusque-là, ceci à l'heure où le déclin du commerce caravanier touche de plein fouet toute une population de petits artisans et commerçants musulmans liés aux Janissaires et aux corporations de quartier. Si bien que l'émeute exprime aussi la recomposition des rapports islamo-chrétiens dans la ville comme l'attestent un certain nombre d'exigences symboliques émises par les insurgés : ils demandent que l'on interdise la sonnerie des cloches, l'usage des croix dans les processions et la possibilités pour les chrétiens d'avoir des domestiques musulmans. Il faut rappeler que, peu avant le déclenchement des troubles, l'entrée solennelle du patriarche grec-catholique, à grands renforts de cloches et de tirs de réjouissance, avait pris des allures de provocation pour la population musulmane sensible à l'arrogance des anciens protégés. La réponse ottomane ne fait qu'aggraver les polarisations confessionnelles en permettant aux chrétiens d'attaquer en justice les coupables musulmans et plus encore en décidant de lever une indemnité compensatoire sur l'ensemble des musulmans de la ville, une punition collective vécue comme une profonde injustice et une inadmissible atteinte à l'honneur de la communauté.
Nadine Picaudou, L'islam entre religion et idéologie, V, La révolution de l'égalité.

mercredi, novembre 24, 2010

Festival du cinéma kurde de Paris


Du 1er au 7 décembre, au cinéma Denfert-Rochereau, 24, place Denfert-Rochereau, 75014, Paris, Métro Denfert-Rochereau :



Programme complet à télécharger.

Diyarbakir : Şeyhmus Diken

Lecture belle et passionnante sur une Diyarbakir ancienne ou pas si ancienne que ça, mais hélas en voie accélérée de disparition : entre exode de peuples, urbanisme hideux, restauration barbare d'une des plus belles murailles du monde, il y a de quoi pleurer… et de quoi rire aussi, souvent :


Sultan Şeyhmus :
Les légendes sur l'époque et la vie de sultan Şeyhmus sont nombreuses. On aurait pu leur consacrer un livre entier. Je vous en rapporte au moins une. Un jour, lors d'un cours à ses disciples au bord du bassin de son couvent de Bagdad, Abdülkadir-i Geylanî évoquait un certain nombre de mystiques. On lui demanda alors s'il n'y avait jamais eu des saints d'origine kurde.
Avant que le cheik ait pu répondre, sultan Şeyhmus, mystiquement alerté de cette question, plongea un pied dans le bassin de la chapelle de Şeyhan, puis le ressortit violemment. Les eaux qui en jaillirent alors atteignirent Bagdad, détrempèrent les yeux, les visages, les livres d'Abdülkadir-i Geylanî et de ses disciples. Pris d'un rire, le cheik déclara alors : "L'auteur de ce prodige est un saint kurde." Cette anecdote répondrait presque à une phrase maintes fois entendue : "Même si d'un Kurde advenait un saint, assure-toi qu'il ne foule pas le sol de ta maison."

*

 Où l'on voit que les Quarante n'ont jamais vraiment quitté "Amide la Noire". Ils ont même "leur" montagne :

Il n'est pas non plus dénué d'histoire ce mont Kırklar au sommet aussi plat qu'un plateau à thé posé là, juste en face de la demeure du Gazı, qui fut autrefois réputé pour ses parcs et ses jardins.
Comme il en est de chaque récit, il faut se l'approprier. Mais l'histoire, les histoires liées à ce puy sont si chargées de signification, qu'aussi bien les musulmans que les chrétiens ont cherché à se l'accaparer. Ce doit être là un autre mystère de Diyarbakir, ville de culture et mosaïque religieuse.
Ce mont Kırklar que les musulmans tiennent aujourd'hui encore pour un lieu de pèlerinage fut aussi à une époque, de sources écrites, l'église dite des quarante martyrs. Cette église du puy de Kırklar fut érigée en l'an 484 par Yuhanna Şuar-Yuhanna el-Efesi, métropolite de Diyarbakir. D'après celui de Mardin, Hanna Dolapönü, l'édifice fut rayé de la carte en 1214 lors d'un raid arabe qui en détruisit de nombreux autres dans la région.
"La ville ne frappe pas son passé dans le matériau de la langue. Mais par les rayures, encoches, creux et incrustations, dans tout ce qui peut porter trace du passé… Elle préserve en elle l'écriture de son passé comme une main ses lignes de vie." (Italo Calvino, Les Villes invisibles).
Voici l'histoire de ces Kırklar dont l'habit millénaire porte les traces et les pistes des secrets les plus anciens.
Il était une fois un homme au cœur simple qui vivait seul dans le quartier de Fatih Paşa. Il manifestait un intérêt particulier pour les chats. Un jour, rentrant chez lui au début de l'hiver, il croise un chat noir abandonné. Ayant pitié, il le recueille, puis le nourrit.
Arrivent ensuite les jours les plus froids de l'hiver, et comme dit le poète : Quand les rigueurs de l'hiver s'allongent, elles n'ont de cesse de s'allonger. Afin de se protéger du froid, portes et fenêtres sont maintenues fermées. Mais voilà, l'un de ces jours-là, à son réveil, en caressant son chat, l'homme s'aperçoit que son pelage est froid. Il s'inquiète : "Comment se fait-il que dans cette maison chaude, alors que portes et fenêtres sont fermées, comment se fait-il que tu aies froid, mon petit chat ?"
Un soir avant de se coucher, il se coupe le doigt et verse du sel sur la plaie afin de chasser le sommeil. Faisant ensuite semblant de dormir, il se met à attendre.
Que va-t-il se passer ?
Le chat sort une pierre de dessous sa langue puis la dépose dans l'oreille de son maître. Puis, assuré que l'homme est endormi, il entrouvre la porte de la maison et s'en va. Sur ce, le maître se lève, enlève la pierre de son oreille, prend son cheval et suit son chat.
Celui-ci passe la porte de Mardin puis, traversant les jardins en coulée sous la fontaine d'Hatun, descend vers le Tigre. L'homme le suit. Traversant le Tigre, il entre dans la cour de la résidence de Kavs, sur les flancs du mont Kırklar. C'est une demeure des plus belles qui soient : fontaines, roses, fleurs de toutes sortes… Et que voit-il alors ?
Entré en ces lieux, le chat soudain s'ébroue et se change en homme, et comme lui, quarante autres. Ensemble ils se penchent sur les questions concernant Diyarbakir, s'efforcent de traiter les problèmes du moment.
Voyant ce spectacle, le propriétaire du chat quitte discrètement sa cachette et rentre chez lui. Il replace la petite pierre dans son oreille et s'endort. Le chat rentre au petit matin. Il reprend la pierre, la glisse sous sa langue. L'homme se réveille. Puis caressant son chat, il dit : "Je sais où tu étais la nuit dernière, mon petit chat…"
Son secret évanoui, le chat disparaît.
On raconte encore que cette "assemblée de Kırklar" – assemblée des quarante – se chargeait des poblèmes de Diyarbakir, y trouvait des solutions, était capable d'imagination. En ville, les gens étaient alors plus heureux qu'aujourd'hui !

*

On ne touche pas à Hacî Leq Leq :

Le général Cemal Madanoğlu, qui dans les années 1930 servit comme capitaine de l'armée turque aux alentours de Sason, rapporte ce souvenir :
"Un jour, une de mes patrouilles attrapa un Kurde qui se promenait dans la zone interdite. Je jetai un coup d'œil. Un pauvre homme… Je l'interrogeai et compris qu'il avait des enfants, une famille. Qu'allais-je donc bien pouvoir en faire ? Mon devoir aurait été de le livrer à mes supérieurs. Et de là, qui sait où il aurait encore été envoyé ? Dans un accès de pitié, je me saisis de mon mauser ; l'arme n'était pas chargée, je l'armais et la donnais au Kurde…
– Couche-toi et fais feu sur cette cigogne. Si tu la touches, je te laisse partir.
La cigogne était à deux cents mètres.
J'observais mon homme. Qui sait ce qui lui passait alors par l'esprit ? S'il touchait la cigogne, alors il retrouverait femme et enfant. Situation difficile… De la tension se lisait sur son visage.
Il visa, considéra la cible, puis regarda encore, se retourna, fit durer le suspense.
– Tire donc, bon sang ! Qu'attends-tu ?
Il se retourna alors vers moi, l'air implorant. Ses yeux luisants d'humanité, la voix chevrotante :
– Monsieur le capitaine. Vraiment, la cigogne ? Celle qui fait son pèlerinage ?…
Je lui pris l'arme des mains, ému.
– Va-t-en, allez. Et ne revient plus par ici.

*

Cercis Yüksel le Syriaque :

Mon ami était aussi un esprit fin. Un jour que je visitai leur village de Killit, l'appel à la prière musulmane suscita ma curiosité. À dire vrai, cela me parut quand même bien étrange. Pour autant que je sache, Killit avait toujours été un village syriaque et chrétien. Aucun musulman n'y vivait. Je demandai donc à mon hôte la raison de cette incongruité. Il me répondit avec un large sourire : "C'est bien vrai, L'État a fait bâtir une mosquée dans un village syriaque. Puis il y a nommé un imam pour le service religieux. Quand c'est l'heure, il appelle à la prière. Mais comme il n'y a pas de musulman dans le village, pour ne pas le laisser seul et ne pas lui manquer de respect, nous avons pris l'habitude de nous aligner derrière lui. Au final, ce n'est qu'une autre maison de Dieu."

Diyarbakir, Şeyhmus Diken, trad. François Skvor, édition Turquoise.

mardi, novembre 23, 2010

Le paradoxe du monothéisme

Au cours des années vingt de ce siècle, paraissait en France, à Paris, la traduction d'une double trilogie qui était l'œuvre d'un éminent philosophe et romancier russe, Dimitri Merejkowski. La première de ces trilogies racontait le drame religieux de l'empereur Julien et portait comme titre La Mort des Dieux. Totalement opposé dans son esprit au grand drame de Henrik Ibsen, intitulé Empereur et Galiléen, elle laissait le lecteur dans l'attente d'un répons qui serait la résurrection des Dieux. De fait, tel était le thème de la seconde trilogie de Dimitri Merejkowski. Cette fois c'était l'épopée simultanément spirituelle, artistique et scientifique de Léonard de Vinci qui justifiait le titre de Renaissance des Dieux. Mais en définitive que fallait-il entendre par là et que fallait-il attendre de cette Renaissance au passé ? Avait-elle seulement le pouvoir de démentir une célèbre prière sur l'Acropole évoquant les Dieux morts, dormant ensevelis dans leur linceul de pourpre ? Si un tel pouvoir existait, il fallait que cette pourpre fût non pas la pourpre d'un crépuscule mais la pourpre d'une aurore. En lisant, l'an dernier, le vigoureux livre de James Hillman nous proposant le programme d'une psychologie "re-visionnaire" dont je traduirais volontiers le titre en français par "psychologie d'une résurgence de Dieux", je me dis qu'il pouvait bien s'agir de la pourpre d'une aurore, et que peut-être même elle était déjà là à notre insu, depuis toujours, car sans la clarté de cette aurore comment pourrions-nous déchiffrer le message de son héraut ? C'est en quelque sorte le phénomène du Soleil de minuit au Grand Nord, le phénomène d'un crépuscule s'inversant en une aurore levante, que nous présente ce que je voudrais signifier en parlant du "paradoxe du monothéisme". "Le Dieu-Un et les Dieux-multiples", I.1, Le Paradoxe du monothéisme, Henry Corbin.

La langue de Corbin, cette écriture qui a si bien rendu Sohrawardî et tous les Ismaéliens, montre aussi combien son intelligence était poétique, c'est-à-dire intuitive, apte à capter dans une image tout une théorie de reflets chatoyants. Ainsi la pourpre du crépuscule qui se fait pourpre aurorale évoque aussi, bien sûr, le Gabriel de Sohrawardî, dont il faut "reblanchir" l'aile assombrie, c'est-à-dire la rendre au matin :

Et c'est ainsi que l'Archange empourpré explique son apparence par analogie avec le pourpre du crépuscule qui est le mélange du jour et de la nuit, comme si l'entrée en contact des Célestes avec les Terrestres se manifestait par cette couleur. C'est cela même qu'exprime encore Sohravardî dans la vision fascinante des deux ailes de Gabriel l'Ange : une aile de lumière et une aile enténébrée. Abolir cette ténèbre, reconquérir la lumière perdue, ce sera la forme que prend chez les Ishrâqîyûn la gnose salvatrice.  II. Les hiérarchies divines, 1. La dramaturgie théogoniqueLe Paradoxe du monothéisme, Henry Corbin.
De même ce crépuscule qui, à force de s'enfoncer dans la nuit va tourner au matin, ce Soleil de Minuit (le Soleil noir des veilles mystiques) trouve aussi sa correspondance avec le Minuit qui annonce, chez les chiites, le retour du Mahdî, alors que le zénith du soleil de midi amorce la grande Occultation. Et tout aussi bien la nuit qui dure deux nuits et une journée, celle de la Passion, dans ce nadir de l'âme "où la grâce ira nous chercher" comme écrivait Jankélévitch  :

C'est au fond du désespoir que la grâce ira nous chercher ; mais on n'est jamais au fond tant qu'on le sait : car le désespoir qui "sait" transcende encore son malheur ; car ce désespoir trop conscient est une pseudo-douleur, une impure douleur, au lieu d'être la douleur sincère qui souffre par amour et remords, et qui reprend confiance dans le doute le plus extrême ; car le désespoir qui se regarde désespérer dans un miroir et louche sur sa belle âme est, comme nous le disions, un disperato de théâtre et une sublime attitude, et il devient à la fois spectateur de lui-même et spectacle pour lui-même au lieu d'être un vrai désespoir tragique. La rédemption, sauvetage in-extremis, consolera le désolé à la dernière minute ou du moins à l'instant pénultième en le faisant rebondir du non-être dans l'être. Telles sont les trois heures obscures du mont Calvaire "entre la sixième heure et la neuvième", quand les ténèbres s'abattent sur toute la terre et que tout est en suspens. Alors les êtres retiennent leur respiration et n'attendent même plus l'aurore. C'est le trou noir dans l'extrême agonie. Le vide béant. L'autel éteint. Le silence tragique. Beaucoup de désespérés ont eu ainsi leurs trois heures d'angoisse et de délaissement ; dans l'éternité provisoire de leur agonie, bien des hommes se sont demandés une fois : à quoi bon ? et ont reproché à Dieu leur déréliction et leur solitude : "Il souffre cette peine et cet abandon dans l'horreur de la nuit", dit Pascal d'une autre ténèbre et d'une autre solitude. Car c'est au jardin des Oliviers que Jésus s'écrie : Triste est mon âme jusqu'à la mort. Jusqu'à la limite de la mort ! usque ad mortem... Cette angoisse mortelle, cette angoisse majeure, cette suprême angoisse, c'est le désespoir lui-même, autrement dit la maladie mortelle et l'acumen tragœdiae après lequel il n'y a plus que l'aube de la renaissance... Il faut donc aider la grâce et faire comme si notre peine devait servir à quelque chose, mais non pas avec l'intention expresse, intéressée et mercenaire de l'utiliser pour notre salut. L'âme qui se sera prêtée sans calcul ni arrière-pensée à sa nuit de Gethsémani sera mieux aguerrie pour affronter ensuite cet enfer d'entre midi et trois heures, ce minuit méridien, cette nuit en plein jour ; sur le moment l'enfer du désespoir apparaît au désespéré comme un présent éternel et définitif, mais après coup l'enfer éternel n'aura duré que trois heures ; après coup notre labeur aura finalement servi à quelque chose ; désespérer ce n'est donc pas travailler fructueusement en vue de ses intérêts, de ses affaires ou de sa candidature, mais consentir à l'épreuve dans un esprit de renoncement et d'entière innocence." Vladimir Jankélévitch, Les Vertus et l'amour, I, Si la vertu s'apprend.


Ainsi, l'intuition "imaginale"qui se traduit en poétique "imaginale", a les mêmes effets que ce que Corbin voit dans les diagrammes de Haydar Âmolî, où
Il s'agit en bref de faire apparaître au niveau de l'Imagination active une structure correspondance à un schéma intellectif pur. C'est pourquoi Haydar Âmolî parle d'"images intellectives" ou "images métaphysiques" projetées dans le pur espace imaginal.  I. Le Dieu-Un et les Dieux-multiples, 3, Les diagrammes de l'Un unifique et des théophanies multiples; Le Paradoxe du monothéisme, Henry Corbin.

Comme les miroirs des diagrammes de Haydar Amolî, derrière la pourpre du soir et de l'aurore, se reflètent tout ensemble Gabriel, l'Imam, le Christ, selon l'héccéité de nous tous. Car si "le coup de génie" de Haydar Âmolî a été de discerner que la 73e secte d'islam qui sera sauvée est celle qui englobe en fait les 72 recensées – "La 73e qui sauve ce n'est pas 72 + 1 mais le centre des 72"– on peut tout aussi bien, en notre période d'horrible "relativiiiissssme", comme le sifflent d'effroi nombre de "croyants" peu sûrs d'eux, réintégrer dans les 72, les religions du 22e diagramme que Haydar nomme "les hommes de désirs", et où le chiite a juxtaposé toutes les sectes et religions énumérées par Shahrastanî. Relativisme de ces miroirs reflétant le miroir central et unique en lequel flambe un seul cierge :

Le contemplatif "voit dans chaque miroir un autre cierge" et un cierge unique au centre. Tout autour les miroirs multiples sont autant d'épiphanies du cierge unique : l'Un toujours Un, comprésent dans les multiples (1 X 1 X 1 X 1, etc.). Alors, tel est aussi le situs de la seule secte salvatrice, comme le suggère discrètement Haydar Âmolî. Le centre est le point d'origine et de retour des rayons. La question n'est pas de passer, de "se convertir" d'une case à l'autre ; elle est de gagner le centre à partir de l'une quelconque des cases, parce que "être au centre", c'est saisir la vérité de toutes les cases, c'est être pour elles "l'arche de salut". Un seul groupe peut être cette arche : le centre. Un propos du Prophète énonce : "Les voies vers Dieu sont aussi nombreuses que les respirations des créatures". Comme l'explique Sayyed Haydar : il ne s'agit pas de la voie définie par les obligations légales, mais de la voie propre à chaque être en raison de la norme intérieure propre à son être, car c'est cela "la voie droite ontologique" (al-sirât al-mostaqîm al-wojûdî).  Id.
Cela doit être une des raisons (bonnes ou mauvaises)  de mon extrême réserve sur les "conversions" et même de la méfiance qu'un converti m'inspire d'emblée (oui, c'est un préjugé et c'est mal) : celui de quelqu'un qui aurait refusé d'accomplir ce qu'il est, qui aurait trahi son heccéité en quelque sorte, c'est-à-dire son Nom divin ou sa théophanie, son être propre. Car n'y a-t-il pas au fond, correspondance entre ce que nous sommes en étant et la "case spirituelle" que nous avons à attirer au centre ? Cette case-là est-elle pur hasard ou résulte-t-elle de notre demande préalable d'un nom divin (ou de sa manifestation dans une prophétie ou une révélation), parce qu'elle est notre être ?

Zayd ne peut lui objecter : pourquoi m'as-tu créé de telle et telle manière ? Cette objection tomberait d'elle-même, parce que ce qui est manifesté de Zayd, c'est ce qui appartient dès toujours à son essence et requiert d'être manifesté de telle ou telle manière (…). De même, lorsque l'écrivain confère l'être à quelque lettre d'entre les lettres, oralement ou par écrit, celle-ci ne peut objecter à l'écrivain : pourquoi me fais-tu exister de telle ou telle manière ? L'écrivain lui dirait : c'est ton individualité éternelle, ta quiddité, qui exige cela. Il ne m'est loisible que de conférer l'être à ce que tu es (non pas à ce que tu n'es pas)". Bref, l'acte d'exister est conféré en réponse à la demande muette (lisân al-hâl) que formule l'état même de l'heccéité dans laquelle est investi tel ou tel Nom divin. Id.

Ibn Arabî l'avait dit :

Sache donc ta réalité essentielle, sache qui tu es, en quoi consiste ton identité personnelle, quel lien te relie au Réel [divin] par lequel tu es Réel [divin] et par quoi tu es "monde" "différent", "autre" et le sens de ces expressions. C'est en cela que les savants diffèrent en excellence, l'un savant, l'autre plus savant.
Le Réel [divin] est à telle ombre singulière, petite ou grande, plus ou moins claire, comme est la lumière à ce qui la voile au regard, dans le verre coloré qui la colore de sa propre teinte. Dans la réalité même, la lumière est incolore, mais tu la vois colorée. C'est comme un symbole de ce qu'est ta réalité essentielle à l'égard de ton Seigneur. Si tu dis que la lumière est verte, parce que tel est le verre, tu dis vrai, fidèle au témoignage de tes sens. Mais si tu dis qu'elle n'est pas verte, qu'elle ne possède aucune couleur, selon ce que t'accorde le raisonnement déductif, tu dis vrai, ce dont témoigne pour toi l'inspection de l'intellect sain. Il s'agit bien d'une lumière qui s'épanche au prisme d'une ombre, qui est le verre elle-même, et c'est une ombre lumineuse de par sa clarté. Philosophies d'ailleurs II, Pensées arabes et persanes, Christian Jambet.
Passer d'une case à l'autre serait se faire le faussaire de sa propre heccéité (d'où la hargne de certains transfuges plus occupés à dénigrer leur case d'origine qu'à accomplir et magnifier la nouvelle, ce qui leur donne, pour le coup, des allures de renégats...)
Car l'intégralité du Nom divin, ce sont tous deux ensemble le Nom et son miroir, sa forme de manifestation, non pas l'un sans l'autre ni l'un confondu avec l'autre (à la façon d'une union hypostatique). Ce sont les deux ensemble qui constituent la totalité et la réalité d'un Nom divin. C'est cela l'ontologie intégrale fondée sur la fonction épiphanique, laquelle supporte le "secret de la condition seigneuriale".
Rabb est en effet un nom propre qui postule et implique la relation avec celui dont il est le seigneur, son marbûb (le marbûb "porte" le Nom ; son nom est théophore). Un grand mystique, Sahl Tostarî, définit ainsi le secret en question : "La condition seigneuriale divine a un secret, et c'est toi. Si ce toi venait à être enlevé, la condition seigneuriale du seigneur divin serait également abolie. Nous avons déjà relevé ailleurs l'idée du pacte chevaleresque sous-jacente au rapport mystique du Rabb et du marbûb, du seigneur et de son vassal, son "théophore". Il y a interdépendance entre l'un et l'autre, l'un ne peut subsister sans l'autre. C'est cela même qui, en Occident, a inspiré certains des plus beaux distiques d'Angelus Silesius : "Dieu ne vit pas sans moi ; je sais que sans moi Dieu ne peut vivre un clin d'œil." Le "secret de la condition divine", c'est cela. C'est ce secret qu'il ne faut pas oublier, lorsque l'on prononce, comme nous le faisions au début, les mots de "mort" et de "renaissance des Dieux". . Le Dieu-Un et les Dieux-multiples, 2, L'ontologie intégrale et les théophanies ; Le Paradoxe du monothéisme, Henry Corbin.

Il s'agit d'une relation puissante et complexe de vassalité et d'amour, où la dépendance la plus grande n'est peut-être pas celle que l'on imagine. Car s'il n'est pas anodin, pour soi-même, de "renier son Seigneur", le Rabb de notre être dépend de nous tout autant que nous émanons de lui  : de ce seigneur nous sommes le château-fort, le castellum, de Maître Eckhart et que peut-être un seigneur sans château ? Loin de ce que les termes de seigneurialité et de vassalité, de dépendance et de soumission peuvent suggérer de contrainte déplaisante, il ne faut jamais oublier que tout ceci s'entend dans un rapport d'amour fou, dans cette hiérarchie complexe qui entrelace les liens de l'aimé et de l'amoureux, "une histoire complexe, multiple, pure et composée", comme dirait Salinger. 


Francesco di Giorgio Martini
Trattato di archittetura
1470, Biblioteca Nazionale, Turin

lundi, novembre 22, 2010

Concert de chants syriaques : Ghada Shbeir




Le vendredi 26 novembre 2010, à 17h, sera donné un concert de chants et mélodies syriaques par la chanteuse libanaise Ghada Shbeir, accompagnée par Imad Morkos, à l'Église Saint-Éphrem de Paris.
Le concert sera suivi par un pot amical.
Entrée : 20 EUR (étudiants et sans emploi 15 EUR)

Paroisse Saint Éphrem des syriaques catholiques
17, rue des Carmes 75 005 Paris
Mo 7, Maubert-Mutualité



vendredi, novembre 19, 2010

Entre langue inconnue et loi du Chapeau : le kurde et les juges

Le 18 octobre s’est ouvert à la Haute Cour criminelle de Diyarbakir, le procès de 152 Kurdes, (dont 104 en détention), politiciens ou membres d’associations de défense des droits de l’Homme, accusés d’appartenance au PKK, par le biais de la Confédération démocratique du Kurdistan (KCK).

L’acte d’accusation de 7500 pages peut faire encourir aux prévenus des peines de prison allant de cinq années à la perpétuité, pour appartenance à « une organisation terroriste », menace contre « l’unité de l’État », « propagande terroriste » et « soutien à une organisation terroriste ». 

Parmi les accusés, le maire de Diyarbakir, Osman Baydemir, risque 36 ans d’emprisonnement. Onze autres maires kurdes sont jugés à ses côtés, tous membres du parti pro-kurde le BDP.

Mais dès l’ouverture du procès, les débats se sont déplacés de l’acte d’accusation proprement dit à la langue devant être utilisée par la défense. Les avocats ont en effet exigé de s’exprimer en kurde, ainsi que leurs clients, en alléguant du droit à être jugé et entendu dans sa langue maternelle. 

La demande a été d’emblée rejetée par la cour, qui a refusé d’enregistrer des propos tenus « en une langue inconnue », arguant aussi que les interrogatoires et les dépositions des accusés s’étaient tous déroulés en turc, et que le recours à des interprètes ne ferait qu’allonger le temps du procès. 

L’avocat Sezgin Tanrikulu a relié cette négation de la langue kurde à celle qui fut faite à l’ancien maire de Diyarbakir, Mehdi Zana, quand, 25 ans auparavant, il avait assuré sa propre défense en kurde. Le tribunal avait refusé de prendre en compte sa prise de parole dans sa langue maternelle en déclarant que l’accusé avait simplement usé de son « droit de garder le silence ».

La défense a invité le professeur Baskin Oran au procès, afin qu’il donne son avis d’expert politique et juridique sur le droit d’user de la langue kurde dans un tribunal, en se fondant sur le traité de Lausanne, signé entre la Turquie et la Société des Nations : l’article 39/5 de ce traité énonce en effet que « nonobstant l'existence de la langue officielle, des facilités appropriées seront données aux ressortissants turcs de la parole non-turque pour l'usage oral de leur propre langue devant les tribunaux», ce qui comprend donc la présence d’interprètes.

La cour ayant refusé d’entendre Baskin Oran, ce dernier a alors déclaré que cela entraînait la possibilité d’invalider le jugement : « Le refus d'entendre un expert est une raison pour la Cour d'appel d'annuler un verdict. Même le fait que je n'étais pas entendu comme un simple individu est une raison pour la Cour d'appel d'infirmer le jugement ».

Deux jours plus tard, le 22 octobre, 47 membres du KNC, dont 22 détenus, ont comparu devant la 8ème chambre criminelle dAdana. La même requête pour s’exprimer en kurde a émané de leur avocat, Vedat Özkan, qui a appelé la cour à « une décision courageuse », en invoquant le droit de ses clients de présenter leur défense en kurde.

Finalement, le 8 novembre, la 6ème chambre de Diyarbakir, après avoir coupé le micro à la défense dès qu’elle s’exprimait en kurde, a décidé de renvoyer le cas à la 4ème chambre criminelle, qui doit statuer sur le droit ou non d’employer une autre langue que le turc dans ce procès.

Mais l’initiative a fait mouche et d’autres procès mettant en cause des Kurdes (ce n'est pas ce qui manque en Turquie) se sont trouvés devant la même demande, en y opposant le même refus : ainsi la 11ème chambre criminelle d’Istanbul, a refusé d'enregistrer les propos de l’avocate Songül Sicakyuz dans une langue que, contrairement à la 6ème chambre de Diyarbakir, la 11ème chambre n’a pas qualifiée « d’inconnue », mentionnant simplement que la défense avait parlé en kurde, "langue que la cour ne comprend pas".

Depuis, des manifestations de rue ont eu lieu, ça et là, à Şirnak ou Kars, par exemple, pour réclamer le droit des Kurdes de prendre la parole dans leur langue maternelle dans les tribunaux et d’être défendus dans cette même langue. 

Par ailleurs, la loi du Chapeau, qui proscrit non une langue précise, mais l’usage écrit d’un alphabet autre que le turc, refait parler d’elle. Le sociologue Ismail Beşikçi, maintes fois condamné durant toute sa carrière pour avoir affirmé l’existence d’un peuple kurde, est maintenant accusé, avec l’avocat Zeycan Balci Şimşek, de propagande pour le PKK, chef d'accusation qui n'a rien de très original en Turquie, reconnaissons-le. Zeycan Balci Şimşek est en effet le directeur de rédaction d’une revue, « Droit et Société contemporaine », publiée par une association d’avocats. Il est poursuivi pour avoir laissé paraître un article du célèbre sociologue : « Les Kurdes et le droit des nations à l’auto-détermination ». 

Bien sûr, rien que le thème en soi a de quoi glacer un patriote jusqu’au fond de ses caleçons rouge et blanc, mais, ce qui aggrave le cas de Beşikçi, selon le procureur, c’est que, pour écrire le nom de la montagne du Kurdistan d’Irak où sont installées les bases du PKK, le sociologue a utilisé la lettre Q : Qandil et non Kandil. 

Grave. De quoi se ramasser plus de 7 ans de prison (7 et demi ont été de fait requis contre les deux criminels).

Leur avocat, Taylan Tanay a fait du mauvais esprit et demandé à l’accusation si celle-ci écrivait « New York » ou Nev York (les lettres W et X sont aussi considérées comme terroristes) ? Et si le procureur avait l’intention de demander la saisie sur l’ensemble du territoire turc de tous les claviers d’ordinateurs équipé d’un Q ? (on doit pouvoir en trouver quelques-uns)...


'Stupidity, however, is not necessarily a inherent trait.'
Albert Rosenfield.

Concert de soutien à l'Institut kurde