mercredi, octobre 13, 2010

Théâtre de la Turquie, XXX : Des désordres que peuvent causer dans l'Empire la pluralité des sectes qui l'habitent

  ART I.

Il y a quatorze Sectes ou Nations toutes différentes entre-elles de Religion, de rite, de langue et dans la manière de se vêtir : Sept desquelles sont Infidèles, et sept Chrétiennes. Les Infidèles sont les Turcs ou Ottomans, les Arabes, les Courdes, les Turcomans, les Yezides, les Druzes et les Juifs. Parmi les Turcs, il y a encore plusieurs sectes et cabales touchant les sentiments de Religion aussi bien que parmi les Juifs. Les autres nations, à savoir les Arabes, Courdes, etc. sont dans une si profonde ignorance qu'ils ne savent ce qu'ils croyent. Les sectes Chrétiennes sont les Grecs, les Arméniens, les Syriens, les Maronites, les Nestoriens, les Cophtes et les Solaires dits Chamsi.
Il est à remarquer que la plupart de ces sectes sont mêlées et confondues les unes parmi les autres, non seulement dans un même pays et dans une même Ville ; mais encore bien souvent dans le même logis, en ce qu'il sera habité par des Turcs, des Grecs et des Arméniens, dont les Idiomes et les Religions seront toutes différentes, si bien qu'ils ne s'entendront pas parler les uns les autres : d'où il s'ensuit que la Turquie est une vraie Babylone de confusion, à cause de certe diversité, et que tous les peuples qui l'habitent si différents entre-eux se haïssent et se méprisent les uns les autres : car tout ainsi que la ressemblance et l'uniformité produit l'amour, de même la disconvenante et le peu de rapport engendre l'aversion entre ceux qui se trouvent dissemblables : parce que les uns condamnent tacitement par leurs pratiques contraires et opposées ce que les autres admettent et approuvent.
Mais l'objet principal de leur haine et leur ennemi mortel, c'est le tyran qui les gouverne et ses Ministres ; non tant parce qu'ils protestent une Religion différente de la leur, qu'à cause des persécutions et des injustices qu'ils leur font. Les Arabes les haïssent, soit parce qu'ils ont usurpé leur Royaume, et qu'ils font de temps en temps des courses sur eux pour enlever leurs troupeaux, et les réduire à l'extrême pauvreté, qu'à cause qu'ils ne donnent qu'à eux le supplice du pal le plus honteux de tous, et qu'ils ne les employent qu'aux offices les plus vils de la maison, et tiennent à déshonneur de contracter alliance avec eux.
Les Courdes et Turcomans les haïssent : d'autant qu'ils les ruinent encore par leurs tyrannies, et exigent d'eux tant de tributs qu'ils les obligent à n'habiter que la campagne et ses déserts. Les Yezides, les Druzes et les Juifs voudraient boire leur sang s'ils pouvaient, soit pour se venger de leurs injustices et mauvais traitements qui vont dans l'excès, soit parce qu'ils sont estimés d'eux les plus infidèles de toutes les nations, et que les Turcs ne les appellent point autrement que dépense d'enfer, proie des démons, souches du feu éternel, la lie et les excréments du monde.
Les Chrétiens Orientaux sont les plus animés contre-eux, tant à cause qu'ils les traitent encore plus cruellement que les autres, que parce qu'ils les obligent tous les jours à se faire Mahométans contre leur gré, ou bien ils les ruinent entièrement le plus souvent sans sujet, pour une parole qu'ils auront dite dans la colère, ou dans l'ivresse, ou par inadvertance: de sorte qu'on peut dire avec vérité que les Turcs ont des ennemis au quatre coins et au milieu de leur Empire, qui ne demandent que leur ruine, mais qui n'osent se remuer, à cause qu'ils les voient en paix, et eux sans Chef et sans argent. Ô que ne feraient-ils pas si la puissance Ottomane était attaquée vigoureusement par une Puissance étrangère, quel feu n'allumeraient-ils pas dans la Turquie si sa Capitale ( dont la conqueste est très facile ) était assiégée, comme ils me l'ont souventes fois protesté , et quelle épouvante ne prendraient pas les Turcs voyant chez eux leurs ennemis capitaux et leurs propres Sujets autrefois si maltraités d'eux, sc révolter et leur déclarer la guerre !
Ajoutez à cela qu'outre toutes ces sectes ennemies habitant leur Empire, ils sont encore environnés d'autres peuples qui ne leur veulent pas plus de bien que ceux-là, et qui n'attendent que l'occasion de les pouvoir entreprendre avec avantage, à savoir des Persiens qui leur portent une haine mortelle, des Princes Courdes et des Géorgiens. Les Polonais et les Moscovites qui les confinent de l'autre côté, ne manqueraient pas de vouloir recouvrer sur eux ce qu'ils leur ont pris, s'ils les voyaient attaqués par mer, et embarrassés avec d'autres Puissances. Je ne doute pas que les Impériaux dans cette rencontre ne fussent touchés d'émulation et ne voulussent à l'exemple des autres Princes qu'ils verraient s'enrichir des dépouilles de l'ennemi commun, reprendre la Hongrie et les autres pays qu'il leur a usurpé, et par ainsi la Turquie étant attaquée au dedans et dehors, serait conquise dans une seule Campagne.
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Des Courdes et des Turcomans.


La plupart des Courdes habitent comme les Arabes, sous des pavillons, et ont une langue particulière approchante de la Persienne, qu'on pourrait apprendre dans le besoin, avec le Dictionnaire et la Grammaire qu'en ont dressé les RR. Pères Capucins, qui l'ont apprise dans leur fréquentation, et qui me l'ont fait voir.
Ils n'ont point d'armes à feu, et ne se servent que de l'arc, de la fronde et du coutelas. Ils sont ennemis des Turcs, non-seulement à cause du tort qu'ils en reçoivent, mais encore à raison de leur Religion qui approche de celle des Persiens, estimés hérétiques par les Ottomans. Ils sont en quantité dans la Mésopotamie, la Syrie, et le Courdestan. Le plus considérable de leurs Princes fait sa résidence à deux ou trois journées de Ninive, d'où il fait venir souvent les PP. Capucins, qui y ont une Mission, et les oblige de rester à sa Cour deux ou trois mois.
Ils croient faire un sacrifice à Dieu de tuer un Yezide, et s'estiment heureux après la mort, si durant leur vie ils peuvent assassiner quelqu'un d'eux, pour se faire un suaire de sa chemise trempée et teinte dans son sang : cependant ils ont la même langue et le même nom que les Jezides, qui s'appellent semblablement Courdes : mais ils diffèrent d'eux en matière de Religion et dans leur façon de se vêtir , comme nous verrons ci-après, d'où naît l'aversion mortelle ont les uns contre les autres. Leurs exercices sont de nourrir des troupeaux, de cultiver les terres, et quelquesfois encore de voler, ce qui ne leur est pas néanmoins si ordinaire qu'aux Arabes, qui en font métier et marchandise : mais ils sont plus cruels qu'eux, en ce qu'ils tuent le plus souvent ceux qu'ils volent, au lieu que ceux-là se contentent de les dépouiller.
Ils vont vêtus comme les paysans Turcs, et paraissent semblables à eux quant à l'extérieur, aussi ne les persécute- t'on pas tant que les autres Nations, qui affectent et recherchent cette différence d'habits, ainsi que font les Yezides, les Arabes et les Juifs.

LES TURCMANS sont en plus petit nombre que les autres Nations: cependant ils se rendent redoutables par leur valeur dans les lieux où ils se trouvent, encore bien qu'ils ne soient que Pasteurs et gens adonnés à la vie champêtre. Ils n'aiment ni les Turcs, ni les Arabes, à cause des tyrannies que les premiers exercent sur eux, et des persécutions qu'ils reçoivent des autres, avec lesquels ils viennent souvent aux mains.
Ils habitent sous des pavillons couverts de feutre et faits en rond comme des tours, différents en cela de ceux des Arabes, qui sont longs et ouverts de tous côtés. Ils changent souvent de demeure à cause de leurs troupeaux, et ne font que tourner çà et là comme des Villes mouvantes. Ils vont quelquesfois deux ou trois cents familles ensemble pour s'assurer contre les Arabes leurs ennemis, et conduisent avec eux de si nombreuses troupes de chameaux, de chèvres et de moutons, que la terre en paraît couverte plus de deux lieues durant; aussi passent-ils pour les plus riches Pasteurs de l'Empire Ottoman. Ils ont quelques armes à feu, bien qu'ils ne se servent ordinairement que de l'arc. Leur langue est la Turquie, un peu corrompue et différente de la vulgaire.
Ils ont entre-eux une certaine juridiction ou gouvernement particulier indépendant de celui du Pacha, qui n'a rien à voir sur leur Nation, laquelle est régie et gouvernée par un Aga ou Seigneur pris de leur Secte, qui paye tous les ans au Grand Seigneur le tribut dont ils sont convenus avec lui. Ils sont si laborieux et amateurs du travail qu'on ne les voit jamais oisifs, mais toujours occupés à faire quelque chose tant les hommes que les femmes. Ils y emploient même le temps qu'ils sont sur leurs chameaux, et travaillent en chemin faisant à divers exercices, soit à filer, soit à moudre ou concasser des lentilles, du blé et autres grains, avec certains petits moulins à bras de la grandeur de celui dont on fait la moutarde, qu'ils chargent sur le dos de ces animaux, aux deux côtés desquels ils mettent deux sacs dont l'un est plein de ce qu'ils veulent moudre, et l'autre reçoit ce qui est moulu et concassé à mesure qu'il sort du moulin.
On dit que ce sont eux qui ont mis les premiers la Couronne sur la tête des Ottomans, par l'assistance qu'ils leur donnèrent autresfois, à la faveur de laquelle ils firent tant de progrès en si peu de temps. Aussi sont-ils venus avec eux de la Perse où ils étaient Pasteurs, comme ils sont encore aujourd'hui ; en quoi il paraît que les Turcs n'ont guère été reconnaissants de ce bienfait en leur endroit.
Pour ce qui est de la Religion, ils ne sont pas capables d'y admettre des différences, ne sachant pas même en quoi elle consiste, et se rapportant à ce qu'en disent les Turcs, ausquels ils se conforment plus qu'aucune autre Nation de l'Empire, non-seulement quant à la croyance, mais encore quant au langage et à la façon de se vêtir.

Théâtre de la Turquie, où sont représentées les choses les plus remarquables qui s'y passent aujourd'hui touchant les Mœurs, le Gouvernement, les Coûtumes et la Religion des Turcs, & de treize autres sortes de Nations qui habitent dans l'Empire ottoman. (le tout est confirmé par des exemples et cas tragiques arrivés depuis peu).

Traduit de l'italien en français par son auteur, le Sieur Michel Febvre.
À Paris, chez Edme Couterot, rue Saint-Jacques au Bon Pasteur, 1682.

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