jeudi, juillet 29, 2010

Les Kurdistanî : L'affirmation d'un patrimoine historique et religieux multiple, au service d'une citoyenneté en construction

B. Les patrimoines concurrentiels

1. Le mythe mède des Kurdes

La présence des Kurdes dans cette région, même si elle est indubitablement ancienne, ne peut faire l'objet d'une datation précise. Mais au début du XXe siècle, devant la montée des nationalismes dont ils firent les frais, les Kurdes sentirent le besoin d'affirmer leur droit à l'existence sur les terres où ils vivaient, en se cherchant des ancêtres qui prouvaient leur antériorité historique sur "l'occupant", arabe ou turc. Parce que le kurde est incontestablement une langue iranienne, parce qu'ils n'avaient pas, dans les années 1920-1930, de gros conflits avec l'Iran, et aussi pour se poser en "cousins" des Puissances européennes afin de capter leur bienveillance, les premiers indépendantistes du Xoybûn se fondèrent sur des travaux de linguistes, notamment ceux de Vladimir Minorsky, qui avançaient en hypothèse l'origine mède de la langue kurde, pour se déclarer descendants des Mèdes, sans que cela puisse être vérifié historiquement, ni dans un sens, ni dans l'autre. Mais cette exaltation d'un passé aryen, zoroastrien, aussi prestigieux que celui des Perses, leur permit de se distinguer des Arabes sémites et de prendre leur distance avec l'islam, dans le même temps où les Turcs s'inventaient un passé hittite, voire sumérien, en clamant, eux aussi, être les premiers habitants du Moyen-Orient.

L'Empire mède fut donc exalté par les patriotes kurdes et, encore aujourd'hui, tout ce qui, dans leur patrimoine, peut être relié, à tort ou à raison, à un passé "zoroastrien" est mis en avant, sans que la rigueur scientifique y trouve beaucoup son compte. Ainsi, à Duhok, un site archéologique qui pourrait remonter à l'époque néolithique, avec des traces de tombes et d'architecture rupestre, est surinterprété comme étant voué au culte du feu. À l'entrée du site, juste avant les escaliers menant à la grotte, des plaques explicatives commémorent le roi mède Cyaxare comme étant le "premier empereur du Kurdistan" (sic), et une autre glorifie Zarathoustra, assimilé au prophète de "l'authentique" religion des Kurdes.

Temple de Çar stîna ("quatre piliers) de Duhok
On peut observer, depuis quelques décennies, un sentiment moderne de nationalo-yézidisme, qui s'est d'ailleurs répandu au-delà des yezidis eux-mêmes, chez les militants de la "kurdité", qui considèrent cette religion et son temple de Lalesh comme un des berceaux originels de la nation et de la culture kurdes, resté pur de toute islamisation et arabisation. Les yezidis se revendiquent ainsi, face à leurs compatriotes musulmans, comme les plus authentiques des Kurdes, et leur stricte endogamie leur permet d'affirmer une "aryanité" préservée, nonobstant le fait que deux villages yezidis sont arabes et que Sheikh Adi, ainsi que son neveu et son petit-neveux qui lui succédèrent étaient des Arabes syriens, parfois rattachés à la famille des Omeyyades.

Les yezidis et leurs lieux sacrés sont donc réincorporés dans le patrimoine commun des Kurdes, même si au sein de la population musulmane et chrétienne de base, une certaine défiance envers ces "hérétiques" perdure tout aussi bien. Ainsi, les villages yezidis peuvent être la cible des milices sunnite arabes (en dehors de la Région kurde) ou les yezidis s'affronter avec des tribus sunnites, kurdes ou arabes, par exemple pour des querelles locales ou d'honneur ou de mœurs, alors que Lalesh est de plus en plus respecté et visité par les Kurdes de tout le Kurdistan (pas seulement d'Irak) comme un lieu identitaire.

Paradoxalement, les yezidis ont longtemps été réticents à se dire "kurdes" puisque, dans la dénomination des millet ottomans, les Kurdes étaient les sunnites. Plus récemment, Saddam, afin de diviser au maximum les factions kurdes, a tenté, comme il l'avait fait auprès des chrétiens, de leur faire professer une arabité purement fantaisiste pour 98% d'entre eux. Aujourd'hui, les yezidis sont nommés dans la constitution kurde en tant que minorité religieuse et non ethnique. Cela n'empêche pas des mouvements politiques assez minoritaires dans les régions détachées, comme Sheikhan, de revendiquer la reconnaissance du "peuple" yezidi et de la "langue" yezidi, laquelle est en fait un pur kurmandji. Tout récemment, l'organisation Human Rights Watch est tombé dans le panneau en reprenant dans son rapport   les "revendications du peuple yezidi" et en sommant Erbil d'inscrire dans la constitution une ethnie yezidie purement imaginaire, sans d'ailleurs que les Kurdistanî yezidi vivant à l'intérieur de la Région ou ceux de Sindjar, les plus nombreux, qui votent en majorité pour les partis pro-kurdes, aient été consultés...

Cette réécriture du passé se fait souvent au détriment de la véritable histoire kurde, dans un rejet de la période islamique, exprimé par ce leitmotiv : "Les Arabes nous ont volé notre histoire". C'est ainsi que Saladin, qui est quand même le Kurde le plus célèbre de l'histoire du Proche Orient, est vu comme un peronnage qui a "uniquement servi l'islam" et la "nation arabe", ce dernier point étant un sérieux anachronisme. Il est vrai que Saladin a été, à l'époque moderne, récupéré par les nationalistes arabes, dont Saddam lui-même, qui partageait avec le souverain le même lieu de naissance, Tikrît, ce qui lui permettait d'avoir la même nisbah : Al-Tikritî.

Amadiyya

La ville-citadelle d'Amadiyya (Amedî en kurde) qui, selon les historiens médiévaux, comme Yaqut, s'appelait autrefois Ashib, était tenue au XIIe siècle par les princes kurdes de Hakkari, jusqu'à ce que l'émir turkmène 'Imad ad-Dîn Zengî la prenne d'assaut, la démolisse et la reconstruise en la rebaptisant de son lakab (ou titre honorifique) : 'Imaddiya (mais selon le persan Mustawfî al-Qazwînî, elle tient son nom d'un autre émir, 'Imad ad-Dawla). Quoi qu'il en soit, au lieu de redonner à la ville son ancien nom de Ashib, le nom tardif d'Amadiyya est tout simplement réinterprété à la sauce mède : Amedî = venant des Mèdes. On attribue d'ailleurs à la ville actuellement nommée Diyarbakir, mais qui fut Amid depuis plus d'un millénaire, la même étymologie fantaisiste.

Cela n'empêche pas les chrétiens syriaques, de leur côté, de la relier au passé "assyrien", dont ils se réclament en concurrence de l'Empire mède, puisque une ville du nom d'Amat est citée dans les tablettes du roi Shamsi-Addad (II M. avant J.C). C'est la même chose pour le vieux pont de Zakho, que des chrétiens revendiquent comme étant assyrien (voire babylonien) et des Kurdes, naturellement, comme un ouvrage mède. Même l'actuelle capitale du Kurdistan d'Irak n'échappe pas à cette superposition d'étymologie. Les Kurdes la nomment indifféremment Erbil ou Hewlêr, les chrétiens et les Arabes Erbil, Irbil. Son nom d'origine, Arbailu, vient, cette fois indiscutablement, de l'époque assyrienne, ce qui permet à des mouvements indépendantistes ou autonomistes de la "nation assyrienne" de la réclamer comme capitale, même si elle est aujourd'hui peuplée majoritairement de Kurdes.

Al-Mustawfî Al-Qazwinî


Le monument le plus visible et le plus célèbre d'Erbil est la citadelle, qui n'a cessée d'être occupée humainement depuis la plus haute antiquité. À l'entrée trône une statue de l'historien persan Al-Mustawfî, qui a mentionné la ville dans ses ouvrages d'histoire-géographie. Par reconnaissance, les Kurdes lui ont donc élevé ce monument qui domine toute la capitale. En revanche, il n'est pas fait mention du souverain qui fut à l'origine de la rénovation, de l'agrandissement des quartiers de la ville et de l'érection de nombreux monuments à l'époque médiévale : Muzaffer Gökburî, un prince turkmène, beau-frère de Saladin, qui fit d'Erbil sa capitale et semble même être à l'origine des premières cérémonies de la fête musulmane du Mawlid (anniversaire de naissance du Prophète). On ne voit son nom cité que dans un parc récent, aménagé autour des vestiges d'une mosquée qu'il fit bâtir au début du XIIIe siècle. Le parc même a pris le nom de "parc du minaret" sans que Gökburî soit particulièrement célébré. Son origine turque est peut-être à l'origine du peu d'enthousiasme des Kurdes à rappeler son souvenir (alors qu'il fut le grand bâtisseur de l'Erbil médiévale). Il pourrait être intéressant d'observer, dans les années à venir, si les Turkmènes du Kurdistan finissent par mettre en avant cette figure princière qui réussit à maintenir l'indépendance d'Erbil devant l'expansionnisme ayyoubide.

Minaret de la mosquée de Gökburi, deb. XIIIe s.


Le Newroz, le nouvel an iranien du 21 mars, est pareillement devenu un acte d'affirmation des identités kurdes, en Irak comme en Turquie et en Syrie. Si c'est évidemment une fête très ancienne, en Iran comme en Mésopotamie (et même en Égypte médiévale), si, bien sûr, les fêtes de Newroz existaient dans le monde kurde d'avant l'époque contemporaine, comme en témoignent les poésies classiques d'époque ottomane de Meyalê Cizirî et d'Ahmedîe Khanî, les Kurdes lui ont donné, au cours du XXe siècle, un aspect de plus en plus politique. Il est vrai que, dans tous les récits historico-légendaires, de Tabari à Firdawsi, la naissance du peuple kurde est toujours reliée au règne du roi Zohak, qui obligeait une partie de ses sujets à fuir dans les montagnes pour échapper à la faim des serpents démoniaques et amateurs de cervelle humaine qui lui avaient poussé aux épaules. Mais ce sont les mythes nationaux modernes des Kurdes qui ont pris en modèle le héros Kawa, le forgeron qui lança la révolte contre le méchant souverain. Dans le reste du monde iranien, l'accent est plutôt mis sur la figure du roi Feridoun. De nos jours, pour tous les Kurdes, Kawa est le premier libérateur national et, refondu avec le mythe mède, Zohak devient ainsi un roi assyrien, ce qui permet de prendre comme point de départ du calendrier national kurde (même si on utilise officiellement le calendrier chrétien au Kurdistan) le 21 mars 700 ou 612 avant J.C : Soit l'année de la fondation du premier royaume mède soit celle de la chute de Ninive, et donc de l'Empire assyrien, sous les coups de ces mêmes Mèdes.


2. Le mythe "assyrien" des chrétiens

Mais à cette même période de l'année, c'est-à-dire l'équinoxe de printemps, les Assyriens, chaldéens et autres syriaques fêtent eux aussi leur Nouvel An (Akitu) tiré du calendrier assyrien antique et le 1er avril dernier ont ainsi eu lieu les célébrations de l'an 6760. Ces fêtes en Irak sont d'ailleurs hébergées dans la Région du Kurdistan ou dans les zones protégées par les Kurdes, ce genre de manifestations étant plus délicates à organiser dans le reste du pays.

On est ainsi très loin du passé chrétien des Syriaques, alors que la principale raison qui a permis à cette population de garder un dialecte araméen comme langue vernaculaire est bien leur religion. Il existe d'ailleurs bel et bien un calendrier syriaque qui fut utilisé de l'Antiquité au Moyen Âge par les historiens et chroniqueurs : il s'agit du calendrier séleucide, qui démarre le 3 octobre en 312 avant J.C, le jour où le dynaste Seleukos entra dans la ville d'Antioche. Mais les Séleucides n'étaient sans doute pas assez anciens dans cette course à l'antériorité historique, alors que célébrer l'Akitu des Assyriens permettent aux mouvements nationalistes de supplanter en droit d'aînesse le passé mède des Kurdes.

Les termes d'"Assyriens" et de "Chaldéens" n'apparaissent cependant pas avant le XIXe siècle et il est le fait des missionnaires européens et américains, soucieux de distinguer les orthodoxes des catholiques. Aucun lettré syriaque ni musulman ne l'a utilisé auparavant (on disait plutôt Syriens, ou Nabatéens, ou Nestoriens). Seul le prince kurde Sheref ad-Dîn de Bitlis, mentionne, au XVIe siècle, des chrétiens qu'il dénomme Asurî, sans que l'on sache s'il s'agit d'un terme générique pour les Syriaques ou s'il se réfère à une tribu particulière (le reste du temps, il parle de Nestoriens ou Chrétiens). Quoi qu'il en soit, les termes assyriens et chaldéens eurent un impact inattendu à l'époque contemporaine, alimentant la fondation d'un mythe national revendiquant les terres de Ninives, Duhok et jusqu'à Amadiyya pour un État "assyrien" ou, plus modestement, d'une région autonome à l'instar de la Région kurde, qui se contenterait de Ninive.

Drapeau des "Assyriens"

L'actuel drapeau assyrien fut créé en 1968. Mais le premier en date, utilisé par les bataillons assyriens combattant aux côtés de la Russie contre les Ottomans durant la Première Guerre mondiale, avait trois étoiles pour symboliser les trois églises, assyrienne, chaldéenne et syrienne d'Orient. 

Maintenant, comme si les choses n'étaient pas assez compliquées, cette revendication généalogique se scinde parfois en deux, entre Assyriens et Chaldéens, des partis "chaldéens" ayant vu récemment le jour, se réclamant alors d'une identité distincte, et reliant les Chaldéens actuels à Babylone. Le drapeau chaldéen utilise le Soleil de la Loi, que l'on peut voir sur des stèles babyloniennes, en référence implicite au code de Hammurabi. Naturellement, ces mouvements se proclament de l'ethnie "chaldéenne".





(à venir prochainement : III. L'Anfal : un patrimoine disputé entre l'État et les victimes, entre la société civile et le politique)

(Texte préalablement publié en 2008, dans les Actes du colloque de l'AGCCPF-PACA de juin 2007, mis en ligne après quelques modifications, corrections et rafraîchissements).


4 commentaires:

  1. Et que dire de Asenath Barzani? érudite judéo-kurde du 17ieme siècle première femme à avoir dirigé une école talmudique.

    En toute objectivité, lorsque l'on regarde le rôle au niveau individuel ou collectif qu'on pu avoir avoir les kurdes dans l'Histoire, une phrase s'impose : Les Kurdes sont à l'origine de l'Humanisme, et parmi tous les peuples du monde, ils font parti de ceux qui ont beaucoup contribuer à l'histoire de l'Humanité.

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  2. Tous les peuples contribuent et ont contribué à l'histoire de l'humanité, même les Alakufs et autres Araucans disparus. Cela dit, merci de me donner un exemple supplémentaire de patrimoines concurrentiels :D

    J'ai déjà mentionné Asenath : http://sohrawardi.blogspot.com/2010/02/on-trouve-de-tout-amedi.html
    Cela dit, je ne pense pas qu'une juive du XVIIe s., de langue araméenne, se soit, en son temps considérée comme 'kurde', pas plus d'ailleurs que les chrétiens aujourd'hui. Mais du 'Kurdistan', qui sait ?

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  3. "Tous les peuples contribuent et ont contribué à l'histoire de l'humanité, Effectivement, mais pas au même degré...

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  4. C'est sûr que les Kurdes ont changé la face du monde et de l'Histoire, au même titre que les Grecs, les Juifs, les Chinois, les Français, les Américains, etc...

    Plus sérieusement : ce qui compte ce n'est pas ce que nos supposés ancêtres ont fait mais ce que nous nous apprêtons à faire, tout seul, tous les jours de l'avenir... Les lauriers des aïeux, qu'ils se les gardent.

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Concert de soutien à l'Institut kurde