Quelle est l'importance de la question kurde en Irak et au Moyen Orient, particulièrement dans le contexte du processus de démocratisation ?
Depuis l'effondrement de l'Empire ottoman et, en conséquence, le tracé des frontières irakienne, iranienne, syrienne et turque, la question kurde a été une question centrale dans la région. La question kurde n'est pas aussi largement médiatisée que la question palestinienne, sauf lors des événements les plus violents et les plus dramatiques de son histoire. La question palestinienne concerne les trois religions monothéistes, ce qui lui donne une importance mondiale, la question kurde s'enracine sur un carrefour humain et spatial, entre les Turcs, les Arabes et les Persans, sur trois zones géographiques : l'Anatolie, l'Iran et la Mésopotamie. Le Kurdistan a une importance économique, puisque c'est une région pétrolifère et qu'il détient les sources du Tigre et de l'Euphrate. Aussi longtemps qu'il y aura une question kurde, le Moyen Orient ne pourra jouir de la paix ni de la stabilité. Les États qui ont occupé les régions kurdes ont fait le même calcul et ont décidé que le meilleur moyen d'éliminer la question kurde était d'éliminer les Kurdes.
Heureusement, les Kurdes ont plusieurs atouts pour assurer leur propre survie. Le nombre de la population kurde qui est de 25 à 30 millions les rend difficiles à éradiquer. Deuxièmement, les montagnes fournissent une forteresse naturelle qui protège les Kurdes, donnant raison au vieil adage "les montagnes sont les amies des Kurdes". Par tradition, les Kurdes sont indépendants et résistent au contrôle des pouvoirs centraux. Parce que les Kurdes sont divisés en quatre États, il est difficile à ces États d'unir leurs forces contre eux. Les États ont constamment utilisé "les Kurdes des voisins" comme des pions pour alimenter leurs rivalités. Cela a empêché les Kurdes de s'unir dans un mouvement unique, mais cela a permis aussi aux partis politiques et aux troupes armées de trouver un abri par-delà les frontières.
Comment voyez-vous la situation des Kurdes en Turquie ?
En Turquie, la situation des Kurdes est incomparablement meilleure qu'elle ne l'a été depuis des décennies, en dépit des problèmes auxquels ils font encore face. Depuis la fondation de la République turque, le Kurdistan de Turquie a été la scène de terribles massacres, comparables à l'Anfal, la révolte de l'Ararat en 1930, la répression de Dersim en 1938, la "sale guerre" des années 1990. Aujourd'hui, les violences et les déportations ont cessé de manière significative, tandis qu'Ankara essaie de se conformer aux critères de Copenhague dans ses efforts pour rejoindre l'Union européenne. Mais le prix en a été très lourd. Comme au Kurdistan irakien, presque 4000 villages ont été détruits durant les années 1990 et des millions de Kurdes déplacés dans des bidonvilles ou des banlieues, ce qui les a mis dans une situation économique difficile. Près de 40 000 personnes ont perdu la vie, un plus grand nombre en est resté blessé, physiquement et moralement.
De plus, alors que cela n'a jamais été le cas en Irak, une négation totale et officielle de la réalité des Kurdes, de leur histoire et de leur existence a coupé deux à trois générations de leurs racines et leur histoire. Utiliser la langue kurde et l'enseigner reste toujours problématique en Turquie, en dépit d'une législation récente plus tolérante. Écrire et lire en kurde est toujours un combat quotidien.
Cependant, quand un seuil a été franchi, il n'est plus possible de revenir en arrière. Je me souviens que mon premier échange en kurde a eu lieu à Istanbul, en 1992, dans un restaurant, avec un serveur de Bingöl. Il était stupéfait du fait qu'en France, des étudiants pouvaient apprendre le kurde comme n'importe quelle langue étrangère : "Ce qu'ils nous disent est faux ! Nous avons une langue et un alphabet !" Aujourd'hui, cela ne pourrait plus arriver. Avec la prolifération des media kurdes, des télévisions, journaux, livres, l'Internet, les Kurdes en Turquie ne pourront plus jamais croire qu'ils ne sont que des "Turcs des montagnes". La Turquie n'a pas d'autre choix, si elle veut la démocratie, d'accepter ses Kurdes ou de s'en séparer.
Comment voyez-vous la situation des Kurdes en Irak ?
Il est évident que la situation des Kurdes en Irak est, de nos jours, la meilleure de tout le Kurdistan, surtout à l'intérieur de la Région du Kurdistan. Bien sûr, des obstacles politiques demeurent et les Kurdes ne doivent pas se reposer sur leurs lauriers. Aucun État n'acceptera de bon gré un Kurdistan autonome, je ne parle même pas d'indépendance. Mais aujourd'hui, ils ont été obligés d'accepter cette autonomie.
Parce qu'ils sont encerclés territorialement, les Kurdes ont besoin du "parapluie politique" de l'Irak, au moins pour le moment. Leur chance est que l'Irak, depuis la chute du régime du Baath, est un État faible, parfois un État fantôme. Malgré leurs divisions internes, qui sont aussi un signe de démocratie, les Kurdes sont unis quand il s'agit de défendre leurs propres intérêts à Bagdad.
Est-ce que les États-Unis et les pays européens ont une politique ou une stratégie envers les Kurdes en tant que nation ?
Je ne pense pas qu'aucun pays européen ni les États Unis souhaitent réellement voir l'émergence des Kurdes en tant que nation. Ils considéreraient cela comme un facteur d'instabilité dans une région déjà troublée. Les U.S.A qui sont, depuis 2003, l'une des principales forces, et aussi un arbitre, sur le champ de bataille irakien, ont accepté un Irak fédéral seulement en raison de l'hostilité des Arabes. Comme ils ne pouvaient choisir leurs amis, ils ont été obligés d'être accommodants envers les Kurdes. De plus, ils ne veulent pas apparaître comme les instigateurs de la désintégration irakienne, ni compromettre leur alliance avec les Turcs. Fondamentalement, leur stratégie envers les Kurdes a été quasi-inexistante depuis l'occupation de l'Irak. Ils ont agi au coup par coup au fur et à mesure que la réalité du terrain contrecarrait leurs plans. Jusqu'ici, les Kurdes ont résisté aux pressions et ont attendu que le vent tourne en leur faveur. Par exemple, ils ont refusé l'entrée des troupes turques au Kurdistan, juste avant l'attaque de la Coalition en 2003. Cela aurait pu donner lieu à une confrontation embarrassante pour les U.S.A, partagés entre les Turcs et les Kurdes. Mais subitement, le parlement turc a voté contre le passage des troupes de la Coalition dans son pays, obligeant les U.S.A à abandonner l'ouverture d'un second front au nord. À ce moment, les Turcs ont perdu toute chance de s'implanter militairement à Kirkouk.
En conclusion, l'émergence d'une entité étatique kurde n'est souhaitée ni par les U.S.A ni par l'U.E, mais la guerre civile et le terrorisme en dehors du Kurdistan les ont obligés à accepter la Région du Kurdistan comme une zone indépendante.
Que pensez-vous du bilan du Gouvernement régional du Kurdistan et de son leadership ?
Jusqu'à présent, le gouvernement kurde a mené habilement son propre jeu, entre un Irak instable et une Turquie agressive. Le Kurdistan apparaît comme un endroit sûr et paisible, avec un grand dynamisme économique et social. Nous devons nous souvenir d'où est parti le Kurdistan, en 1992, dans sa marche vers la liberté, et son niveau de destruction alors. Les résultats sont impressionnants. Bien sûr, ils paient le prix d'un changement si rapide et peut-être pas toujours très bien organisé. Les Kurdes connaissent un boum économique, un afflux d'investisseurs étrangers, de nombreuses constructions modernes et une nouvelle classe de riches citoyens. Dans le même temps, il reste des villages en ruines, des gens pauvres et une agriculture qui n'a jamais retrouvé son niveau d'avant l'Anfal. Il y a aussi des besoins en infrastructures, en électricité et en emploi. Le paradoxe est qu'il y a un pourcentage énorme de fonctionnaires dans la population et un grand nombre de chômeurs, et que le Kurdistan attire beaucoup de travailleurs immigrés. Cela cause des tensions sociales, par exemple entre les plus jeunes générations qui ont à peine connu la guerre et les vétérans qui ont l'habitude de diriger le pays. Toutes ces tensions sont normales, peut-être inévitables. Un autre paradoxe est que la cohésion du Kurdistan vient de sa position précaire, encerclée par des voisins hostiles. Les Kurdes n'ont d'autre choix que de rester fermement unis. Les jours sombres de la guerre de 1992 sont encore dans les mémoires. Aujourd'hui, une faction politique qui aurait recours à la force serait probablement rejetée.
Comment le Gouvernement régional du Kurdistan d'Irak peut aider à régler la question kurde en Turquie ?
La question kurde en Turquie a un lourd impact sur les relations politiques entre Ankara et Erbil. Pour le moment, je ne crois pas que le Gouvernement régional kurde doive changer la position et la tactique qu'il a toujours tenues, et qui est que ce n'est pas le problème du GRK, mais un problème intérieur turc. Ankara doit résoudre pacifiquement son conflit avec les Kurdes de Turquie et, en aucun cas, nous ne combattrons d'autres Kurdes.
Enfin, le Kurdistan irakien offre une opportunité économique et culturelle aux Kurdes de Turquie et d'ailleurs. Ils peuvent travailler, étudier, voyager, rencontrer d'autres Kurdes, organiser des manifestations artistiques ou sociales. De façon générale, le Kurdistan irakien est un lieu de liberté pour tous les Kurdes de la région, pour autant qu'ils ne nuisent pas à ses relations diplomatiques régionales. Rappelons que c'est le seul endroit où le kurde est langue officielle et cela a un impact historique sur l'identité et la culture kurdes.
Quelles sont vos prévisions et vos avis pour le Kurdistan d'Irak – surtout au sujet de la question de Kirkouk et aux partis kurdes de Turquie ?
La question de Kirkouk a toujours été l'obstacle majeur du processus de paix entre Bagdad et Erbil. Mais nous ne devons pas oublier le statut des autres régions mentionnées dans l'article 140 de la constitution irakienne, comme Sindjar, Sheikhan et Makhmur. Leurs populations ont aussi le droit de décider si leur destin doit être en dehors ou dans la Région kurde. Pour le moment, leur avenir est bloqué avec celui de Kirkouk. Actuellement, il semble difficile de faire le recensement et le référendum, même si le gouvernement kurde a toutes les raisons de réaffirmer sa détermination sur ce point.
Dans l'idéal, Kirkouk aurait besoin d'un réel programme de reconstruction, de rénovation et de développement de ses infrastructures et une plus grande assistance au retour des réfugiés. Mais qui peut s'en charger ? Pour le moment, Kirkouk n'est pas intégré dans la Région kurde, mais reçoit peu d'aide de Bagdad. Aussi longtemps que la gestion de Kirkouk n'est pas clairement répartie entre Bagdad et Erbil, ces problèmes resteront sans réponse.
Dans un climat de bonne foi et de bonne volonté, on pourrait envisager une gestion commune de la province, entre l'Irak et le Kurdistan, durant une période de 5 ou 10 ans. Après, lorsque la situation serait plus stable, le processus de l'article 140 pourrait être entrepris, et permettrait aux communautés de Kirkouk de choisir. Cela pourrait être appliqué plus tôt pour les autres zones disputées, comme Sindjar ou Sheikhan, mais je doute qu'une telle bonne volonté existe au sein des factions politiques. Cela prendra donc plus de temps, peut-être 20 ou 30 ans. Il peut aussi y avoir des pressions extérieures, par exemple des U.S.A, qui sont soucieux de se retirer d'Irak aussi vite que possible, mais sans laisser le pays dans un chaos total.
Sandrine Alexie a étudié à l'École du Louvre et a obtenu en 1993 son diplôme d'Histoire de l'Art (Arts et civilisations islamiques), et un diplôme d'Études supérieures de muséologie en 1994. En parallèle, elle a appris la langue et la civilisation kurdes à l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO).
Ele a fait de nombreux voyages au Kurdistan (Syrie, Turquie, Irak), étudié l'architecture médiévale et travaillé avec des groupes locaux sur les droits de l'homme, les réfugiés, les prisonniers politiques, et l'oppression culturelle. Son dessein est de faire connaître la question kurde en France.
Depuis 2004, S. Alexie dirige la Bibliothèque de l'Institut kurde de Paris, et est membre de son Conseil scientifique, dans la section Philosophies et religions. Elle est l'une des rédactrices de la revue académique Études Kurdes et l'éditorialiste du Bulletin mensuel de l'Institut Kurde, qui analyse l'actualité kurde politique, sociale et culturelle.