mardi, juin 22, 2010

Flâneries ottomanes : L'humilité chrétienne, cauchemar du voyageur européen




Que ce soit en lisant le récit du père Giuseppe Campanile sur ses années passées au Kurdistan, ou bien le comte de Cholet sur les Arméniens d'Erzurum, les chrétiens de Diyarbekir ou de Mossoul, ou bien Gobineau qui, dans son essai Religions et philosophies dans l'Asie centrale, défend l'islam mais juge le christianisme local d'une "ignorance effrayante"

"Quand, par un grand hasard, il m'est arrivé de rencontrer un prêtre chrétien indigène qui s'occupât, outre le soin exagéré de ses intérêts temporels, de quelques questions plus élevées, j'ai constaté qu'il était soufy. Rien de plus simple."

j'avais déjà été frappée par le mépris, voire l'horreur hostile des voyageurs européens envers le christianisme oriental. Il est vrai que les églises du christianisme ottoman ou safavide et qadjar étaient tombées dans une certaine décadence intellectuelle et économique, en ce qui concerne en tout cas les régions les plus pauvres des empires, dont les provinces kurdes faisaient partie. On peut aussi envisager, de la part d'un Dominicain pétri de culture classique comme Campanile, que l'image du christianisme que lui offraient les chrétiens nestoriens ou chaldéens, tribaux ou rayas, semblait peu flatteuse pour un catholique romain.

Dans ses lectures des voyageurs anglais de l'époque victorienne, Philip Glazebrook se fait, lui aussi, cette réflexion que le mépris des voyageurs ou missionnaires européens ou américains envers leurs coreligionnaires d'Orient a pour source le malaise, ou la gifle sociale, que provoquait, parmi les "maîtres du monde blanc", la vue des chrétiens soumis et humiliés par une classe dominante musulmane, alors même que le lectorat chrétien occidental, protestant ou catholique, devait se sentir conforté dans la supériorité de sa civilisation, une supériorité qui devait être non pas circonstancielle, uniquement due à des rapports de force politiques ou économiques toujours mouvants, mais essentialiste, l'islam devant porter en lui, intrinsèquement, les germes de la stagnation et de la récession.

Écrivant pour cette classe, le voyageur était tenu de porter sur ce qu'il voyait le regard d'un chrétien ayant une solide connaissance de la Bible, de l'archéologie qui s'y rattachait comme de l'histoire de l'église. Le lecteur attendait des attaques en bonne et due forme contre le mahométisme et ses effets pervers sur l'organisation politique, économique et sociale des pays islamiques, et rares étaient les livres de voyage qui le laissaient sur sa faim. Une citation de Rich [Claudius James Rich, auteur, entre autres, d'un Narrative of a Residence in Koordistan and on the site of Ancient Nineveh, d'après un voyage fait en 1821] s'adressant à son public anglais résume fort bien tout ceci : "La religion mahométane est un obstacle à tout progrès. Il est impossible qu'une nation devienne civilisée sans renoncer au mahométanisme." (Flâneries ottomanes)

Mais voilà, sous la plume de beaucoup de ces voyageurs ou missionnaires, fondamentalement hostiles à l'islam, transpercent un plus grand mépris, voire une répulsion irrationnelle, envers les sujets chrétiens des empires musulmans, qui leur offrent un miroir avilissant, un peu comme si un gentleman sorti d'Eton se découvrait un cousin parmi les coolies de Bombay...

Chemin faisant, je me mis à songer à l'attitude ambiguë des auteurs de livres de voyages victoriens envers l'Islam. Ils condamnaient avec la plus grande vigueur Mohamet et ses œuvres, et en particulier l'aspiration des mahométans à un paradis de "luxure", mais surtout pour se dédouaner auprès des bibliothèques de prêt. Leurs véritables sentiments, qui filtrent à la faveur d'apartés, sont bien plus complexes. Tout d'abord, l'Anglais qui voyageait à travers l'Islam se sentait par nature attiré par les puissants plus que par les traîne-misère – par le pacha et le cheikh plus que par le domestique et le prêteur sur gages – et en cela il était amené à s'associer plus aux musulmans qu'aux chrétiens. Les chrétiens, grecs ou syriens, étaient de tous les habitants de l'Empire ottoman, les plus misérables et les plus méprisés. Certes le Christ en personne avait été misérable et méprisé dans ces contrées au temps de l'Empire romain, mais le regard que le gentilhomme anglais portait sur le monde était déterminé par la confiance qu'il avait dans son propre ascendant, lequel n'était nullement en contradiction avec les vertus chrétiennes telles qu'elles s'étaient affinées en Angleterre. Qu'il dût avoir pour partenaires naturels ses coreligionnaires, des mendiants et des domestiques, ne faisait ni son affaire ni celle de ses lecteurs. C'est ainsi que Rich déplore l'état dans lequel il trouve un village du Turkestan "qui serait un endroit convenable sans l'extrême saleté qui est, avec les relents d'alcool, je suis au regret de le dire, le trait distinctif des villages chrétiens de la région." En consignant simplement les faits, le voyageur s'éloigne insensiblement de sa défense inconditionnelle du christianisme contre l'Islam.

L'Empire byzantin ayant succombé depuis quelques siècles, le reste du christianisme d'Orient n'ayant jamais été la religion au pouvoir, le chrétien européen se trouvait donc confronté à un chrétien soumis, bien plus semblable aux juifs de la Palestine romaine et aux premiers chrétiens que le colonisateur européen, qui, lui, jouait le rôle de l'occupant romain ou de l'oppresseur ottoman aux Indes, en Afrique et en Extrême-Orient. Là-bas, les races inférieures à civiliser et convertir étaient hindoues, animistes, bouddhistes ; en terre d'islam, les sous-sujets méprisables et forcés d'être humbles (vertu de "ceux qui y sont contraints par la force des armes", idée des plus nietzschéennes) étaient les giaours, d'où un tiraillement entre loyauté religieuse et de classe qui amène Glazebrook, partant d'une réflexion sur l'humilité dans l'art chrétien, à parier très drôlement sur la relation d'étape qu'aurait choisi un voyageur distingué du XIXe siècle parachuté dans la Jérusalem de l'an 28-30 !



L'humilité est une vertu inconnue du monde antique. Seuls ont l'air humble dans l'art préchrétien ceux qui y sont contraints par la force des armes. On voit souvent sur les stèles funéraires cette merveilleuse acceptation sereine de la mort, une noble tristesse, mais jamais la contrition ni l'humilité, encore moins l'abjecte autohumiliation si répandue dans l'art chrétien.

L'idée m'intéressait pour la lumière qu'elle jetait sur l'humilité et la soumission extrêmes des chrétiens des empires de l'Orient au siècle dernier, humilité qui, comme je l'ai dit, provoquait le dégoût de ces gentlemen chrétiens lorsqu'ils devaient se rendre à l'évidence que leur religion les associait dans ces pays à une race inférieure. Il n'y a guère que le docteur Wolff, juif allemand converti en missionnaire chrétien, qui brille à chaque page de son récit insensé en tant que voyageur d'une humilité à toute épreuve pour qui tous les hommes qu'il rencontre sur sa route se valent. Mais à l'exception du docteur Wolff, le voyageur se sentait plus proche du puissant que de l'opprimé, que ce puissant fût le sultan de Stamboul ou César Auguste à Rome. La veille de la Crucifixion, il n'aurait pas dîné là-haut mais avec Ponce Pilate. Au vrai, la classe dirigeante a toujours dû placer les vertus antiques – bravoure, tempérance, sagesse, justice – au-dessus des vertus spécifiquement chrétiennes d'endurance dans la souffrance, de charité, de foi, d'espérance et d'humilité, qui sont les vertus de l'opprimé. On touche ici à la difficulté absolument centrale, difficulté qui torturait tant Gladstone et maint autre érudit chrétien de l'époque victorienne, qu'il y a à réconcilier Homère et la Bible.

Mais, comme Voltaire brocarde Mahomet pour s'en prendre en filigrane à la papauté, on peut, suppose Glazebrooke, voir derrière le mépris des voyageurs, une façon de régler quelques comptes avec leur propre éducation religieuse et de railler un clergé et leurs ouailles lamentables de superstition, ce qu'ils ne se seraient sans doute pas permis par bienséance ou prudence politique s'ils étaient restés chez eux :

On peut imaginer que le voyageur de l'époque, qui était le plus souvent un homme, disons, affranchi, ait été dans un premier temps surpris de trouver ses coreligionnaires en Orient dans un tel état d'abjection tandis que les riches et les puissants dont ils se sentaient plus proches embrassaient des croyances qu'ils tenaient a priori pour maléfiques et ridicules ; mais je le vois aussi bien puiser dans cette liberté donnée au voyageur loin de chez lui pour prendre ses distances avec les idées reçues de son éducation religieuse. Dans une salle de classe anglaise, il n'avait sans doute pas vu toute la difficulté qu'il y avait à concilier l'humilité, vertu judaïque inconnue des Grecs, avec les vertus classiques qui lui avaient été inculquées tout au long de ses études ; en Orient confrontée à l'humilité chrétienne telle qu'elle était mise en pratique par des hommes pour qui l'humilité n'avait rien d'une vertu, il se rendait peut-être compte qu'il n'était pas, qu'il n'avait jamais été, ni de près ni de loin, humble au sens chrétien du terme. En mettant l'accent dans son récit sur la saleté, la fourberie, l'idolâtrie des chrétiens de l'Orient, en s'appesantissant sur les énormités et les absurdités du sectarisme chrétien en Terre sainte, il pouvait railler par la bande, en quelque sorte, le christianisme de bon aloi des couches supérieures de la société anglaise. C'est à Jérusalem, et dans le Saint-Sépulcre même, que la raillerie était la plus facile.

Les récits de voyage au Kurdistan, assez uniformément peuplés de chrétiens ignorants et abrutis par la soumission, ou sournois quand ils contrarient les projets des missionnaires, ou de Kurdes brigands, sauvages et proches de l'animalité, permettent au moins de réconcilier les deux antagonismes socio-religieux : certes les chrétiens, arméniens ou syriaques, sont opprimés, crasseux, couards, superstitieux, mais au moins ils sont asservis par des musulmans qui ne sont guère plus élevés dans l'échelle civilisationnelle : Les Kurdes, tribus guerrières, brutales, qui les exploitent et les volent sans vergogne. Les clichés sur la rusticité et l'animalité des montagnards sont d'ailleurs empruntés aux descriptions de la paysannerie européenne vue par les classes urbaines ou rurales dominantes. Au Kurdistan, du moins, un voyageur pouvait se sentir à la fois étranger aux chrétiens rayas et supérieur aux seigneurs kurdes, ce qui, de façon logique, les induit à avoir plus de sympathie pour ces derniers et même, suscite de la part des Européens une certaine indulgence, voire compréhension, pour les exactions des tribaux envers les paysans sédentaires, tant ces derniers semblent finalement mériter leur sort.

"Ceux-ci, de nature essentiellement timide et poltrons de père en fils, se plaignent, se lamentent, et au lieu de réagir ouvertement et de s'organiser eux-mêmes en bandes armées pour rendre la pareille à leurs turbulents voisins, intriguent en cachette et ont si bien su s'aliéner tout bon sentiment des autorités locales que celles-ci les ont complètement abandonnés et se refusent à les protéger d'aucune manière. Il leur a même été défendu, à la suite des derniers complots d'Erzeroum, de porter quelque arme que ce fût, même pour la sécurité personnelle, et tandis qu'on ne peut rencontrer le moindre Kurde sans son yatagan, son sabre, son fusil, sa lance ou ses pistolets, voire même quelquefois avec toutes ses armes ensemble, les Arméniens errent lamentablement et sans défense sur le sol qui leur appartenait jadis." (Voyage en Turquie d'Asie, Arménie ; Comte de Cholet).

La couardise et l'aspect misérablement antipathique de la population raya ressort dans toute la description des villages arméniens d'Erzurum par le comte de Cholet, qui ensuite insiste longuement sur les efforts désespérés des missionnaires pour moderniser un peu les chrétiens arriérés de Mossoul. Finalement, vient immanquablement un passage sur les superstitions ou hérésies des églises orientales, ce qui aboutit même à la justification du génocide de 1915 par François Balsan, pour qui les Arméniens sont de toute façon des hérétiques, traîtres génétiques, qui ont ainsi attiré sur eux les massacres. L'on retrouve aussi, chez ce Français, la fascination ou la sympathie pour les "races supérieures et dominantes", ici les Turcs, alors que les Kurdes apparaissent encore comme de braves sauvages, le brigand montagnard rude et pas malin, mais guère méchant pour peu qu'on le tienne en joue.

Ainsi dans ce dégoût ambivalent des nations européennes pour leurs coreligionnaires "opprimés", on peut y voir les sources de l'indifférence relative envers les massacres et les génocides, voire même ensuite, avec Balsan, sa justification a posteriori, "ils l'avaient bien cherché, en somme"...


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