mardi, mai 25, 2010

L'urbanisation au Kurdistan d'Irak


Un entretien intéressant avec Francesca Recchia sur l'urbanisation au Kurdistan d'Irak et ce boom de la population citadine, par une chercheuse en urbanisme qui trouve l'expérience kurde si fascinante, en raison de son caractère si spécifique : sorties de rien, d'un pays auparavant à dominante rurale, mais dont les campagnes ont été détruites aux trois-quarts par les Baathistes irakiens, quel est l'avenir des villes du Kurdistan d'Irak et donc de sa société ?


Comment définir et comprendre ce qu'est l'urbanisation par rapport au Kurdistan d'Irak ?

Quand nous parlons d'urbanisation, nous prenons en compte une combinaison de facteurs économiques, politiques et sociaux qui déterminent la croissance et l'expansion des villes. Nous observons comment ces éléments interagissent entre eux, nous détectons quelles sont les forces motrices majeures qui entraînent la transformation physique de l'espace et quel est le rôle joué par la population dans le façonnement de leur environnement .

Erbil, Shesti Meter avenue, 2006

L'étude du développement urbain au Kurdistan est très intéressante car il est profondément lié à son histoire politique. Les trois dernières décennies ont vu une expansion rapide dans la Région du tissu urbain et de ses infrastructures. Hewlêr [Erbil] est un exemple frappant à cet égard : avec une croissance annuelle de sa population estimée à 35%, la ville a explosé, passant d'environ 90 000 habitants en 1965, à près d'1,3 million en 2010. Jusqu'au milieu des années 1970, la majeure partie de la population kurde se répartissait dans les villages et menait une vie essentiellement rurale, utilisant occasionnellement les villes comme les nœuds vitaux d'un réseau élargi. La campagne d'anéantissement des villages, menée dans les années 1980 par le régime du Baath, et les vagues successives de destruction durant l'Anfal ont causé des déplacements massifs de la population, qui a été forcée de quitter ses terres, soit pour être relogée dans les mujamma'at [camps de concentration] dans les plaines ou contrainte de migrer vers les grands centres urbains. Ces événements ont provoqué une accélération spectaculaire du processus de croissance urbaine et ont modelé le visage du territoire kurde contemporain.


Parc Sami Abdulrhaman, Erbil, 2007

Quelle forme d'urbanisation voyez-vous dans la Région du Kurdistan ? Est-elle dirigée et contrôlée, ou bien hors de contrôle et livrée au hasard, et comment évaluez-vous le rôle du GRK à cet égard ?

Il me semble que le processus d'urbanisation dans la Région du Kurdistan suit deux tendances totalement opposées bien qu'entrelacées. D'un côté, on voit une conscience croissante de l'importance et de la nécessité d'une planification, et de l'autre on voit encore beaucoup de développement anarchique. Les conseils municipaux mettent en œuvre leur plan directeur local, mais en marge, les gens continuent d'utiliser des réseaux informels pour adapter et gérer les espaces urbains. Le GRK fait beaucoup d'effort pour développer les infrastructures - les centres-ville de Hewlêr comme de Suleïmanieh ont bénéficié d'améliorations majeures en terme de routes, de passerelles routières, de parcs, de sentiers pédestres, etc. Il y a beaucoup de nouveaux quartiers résidentiels et le rythme des constructions est étonnant. Ce qui va certainement demander du temps et un effort plus général de la communauté est la promotion d'une culture de la planification et de la participation du public, qui rendrait bien plus efficace et plus réussie la mise en œuvre des politiques.


Duhok, Parc Dream City, 2007

Peut-on dire que l'urbanisation de la Région du Kurdistan et son développement sont deux processus séparés qui se chevauchent ?

La croissance urbaine va sans aucun doute de pair avec le développement économique de la Région du Kurdistan. L'expansion des villes kurdes est une source de richesse tout autant qu'elle crée une complexité sociale croissante. L'interconnexion des dynamiques d'urbanisation et de développement nécessite une réflexion urgente sur les problèmes de durabilité. Le bien-être urbain et son développement à long terme ne peuvent pas exister si les valeurs écologiques, le respect de l'environnement, une consommation énergétique responsable et des modèles vernaculaires d'interaction sociale et de modes de vie sont pris en compte. Une expansion urbaine trop agressive risquerait de rompre à la fois la solidarité sociale et les écosystèmes locaux. Le culte du béton et des structures modulaires pourrait menacer les modèles de construction vernaculaires et l'artisanat. Ce que je veux dire, est que l'urbanisation peut contribuer à un développement durable si elle module un idéal de modernité en fonction de la culture locale et des traditions afin de produire des modèles de croissance et d'expansion sociales et environnementales durables.


Erbil, devant le Palais du Gouverneur, 2007

Quels effet et impact le secteur privé et les sociétés étrangères ont-ils sur le phénomène de l'urbanisation ?

Je ne crois pas que le secteur privé et les sociétés étrangères ont un impact sur l'urbanisation en tant que telle, mais ils ont certainement leur mot à dire dans la forme que prennent les villes kurdes. Je peux voir leur influence dans les modèles de conception urbaine qui sont en train d'être adoptés. Le nombre de tours construites, et la multiplication des communautés suburbaines, par exemple, parlent un langage urbain très différent des modèles traditionnels kurdes d'habitat et d'interaction sociale. Il sera intéressant de voir dans une dizaine d'années quelles seront les conséquences et les effets produits sur la société kurde par cette importation de nouvelles formes d'espaces de vie.

Dans le contexte propre à la Région du Kurdistan, comment l'urbanisation a-t-elle affecté l'agriculture et quel va être son impact dans les zones rurales ?

Comme je le mentionnais auparavant, le processus d'urbanisation dans la Région du Kurdistan a été déterminé de façon significative par les événements politico-historiques des années 1980. La destruction des villages durant la guerre Iran-Irak et les vagues de destruction qui ont suivi sous l'Anfal ont eu entre autres conséquences l'expansion et la multiplication des villes kurdes. Cette stratégie planifiée d'éradication de l'environnement architectural ont provoqué l'arrêt de l'économie rurale. Les expropriations des terres et le relogement des réfugiés kurdes dans les mujamma'at ont rompu les liens entre la population et la terre, ont créé un système de dépendance vis-à-vis de l'État et ont eu un effet préjudiciable sur l'agriculture. En ce sens, je dirais que, plus que l'urbanisation en elle-même, ce sont les conditions géopolitiques qui ont eu un impact majeur sur les zones rurales kurdes.


Quels sont les éléments favorables ou nuisibles que l'urbanisation peut induire, dans la Région du Kurdistan, en termes de développement économique et de prospérité sociale ?

L'urbanisation a introduite une complexité sociale, économique et culturelle croissante dans la Région du Kurdistan. L'environnement urbain offre un large éventail d'activités professionnelle, un champ plus vaste de choix et de possibilités, de modes de vie et de comportements sociaux. Les villes kurdes sont devenues des axes animés qui comprennent des entreprises économiques, des investissements locaux et internationaux, un choix large d'alternatives éducatives et de centres de loisirs. Dans le même temps, l'accumulation rapide de richesses et une spéculation immobilière peuvent créer une fragmentation sociale et un plus grand niveau d'inégalités qui poussent les groupes les moins avantagés en marge de la société. Cela amène aussi de sérieuses menaces contre l'environnement, avec la pollution, une mauvaise gestion de l'espace et une surconsommation des ressources naturelles.


Amadiyya, 2007

Si l'on prend comme exemple d'urbanisation la surpopulation dans les plus grandes villes, à savoir Erbil, Duhok et Sulaïmanieh, quels peuvent en être ses inconvénients ?

La croissance urbaine au Kurdistan d'Irak n'a pas encore atteint un niveau de surpopulation. Comparées aux cas extrêmes que l'on voit au Moyen-Orient et ailleurs (Le Caire par exemple) les villes kurdes sont loin d'avoir rejoint un tel niveau de surpeuplement. La disponibilité de terrains et la capacité de développement dans des espaces ouverts et des terres en friche dans les banlieues d'Erbil, Duhok et Sulaïmanieh offrent à ces villes la possibilité de s'étendre en douceur sans pression démographique.


Erbil, vue de la Citadelle, 2006

On considère généralement que l'urbanisation est une bonne chose et l'on entend même dire que "le Kurdistan sera le nouveau Dubaï du Moyen-Orient". Quelle est votre appréciation à ce sujet ?

Je trouve cette déclaration tout à fait intéressante et qui engendre des idées et des réflexions à différents niveaux. Dubaï est souvent présenté en modèle de charme, de prospérité hors du commun, de modernité et de chic. C'est un lieu qui doit son existence à la fois à l'argent du pétrole et à la spéculation urbaine, se créant une image de richesse, de vie luxueuse et à la mode qui ne peut être que séduisante. Cependant, si nous regardons plus attentivement l'évolution récente de ce petit émirat, nous voyons clairement que son expansion urbaine a été le résultat d'une combinaison d'investissements financiers, de spéculation immobilière et d'une volonté de "miser" sur le développement urbain comme facteur de croissance économique. Dubaï s'est rapidement construit (en exploitant des travailleurs sous-payés venus d'Asie du Sud-Est) en fournissant une offre immobilière qui va bien au-delà de la demande réelle du marché. Ce qui veut dire simplement que d'énormes investissements ont été faits dans la construction d'appartements de luxe, de tours et de villas, en pensant que les ventes allaient couvrir les frais réels. La crise financière de 2008 et une production qui excédait les demandes ont entraîné l'effondrement du marché immobilier dans l'Émirat contredisant les prévisions commerciales de départ. Une estimation récente de l'USB (US Bancorp) montre que les biens immobiliers vacants auront atteint un seuil de 30% à la fin de 2010. Si nous envisageons Dubaï dans cette perspective, je ne vois pas Dubaï comme un modèle de bon augure.


Parc du Minaret, Erbil, 2007

Comment et par quels moyens le GRK doit-il mener et gérer l'urbanisation pour améliorer le développement ?

Dans un pays qui connaît une phase passionnante de transition vers la démocratie, le meilleur moyen de développement via l'urbanisation est de renforcer la participation du public aux processus décisionnels de la ville. Reconnaître et promouvoir ce que les planificateurs appellent le "droit à la ville" aurait des effets vertueux de responsabilité et de bien-être qui inévitablement seront des sources de richesse. Les consultations communautaires sur les questions d'usage des terrains, de services et du développement des infrastructures pourraient aider à évaluer les besoins réels des gens et leurs désirs, et de rendre les villes plus conviviales, et par là même plus justes et plus ouvertes à tous .

FRANCESCA RECCHIA est chercheuse et conférencière. Elle a enseigné dans plusieurs universités (TU Delft; Bocconi, Milan; Ca’ Foscari, Venice) et donné des conférences internationales (Londres, Karachi, Ramallah, Rotterdam entre autres). Ses travaux sont à la croisée des études sociales, postcoloniales, urbaines et des arts visuels, avec une attention particulière sur la dimension géopolitique des processus culturels. Elle traite des problèmes d'éthique, de migration, de conflits sociaux, de traduction culturelle, de réactivité et de transformation urbaines. Elle est chargée de cours européenne pour la formation en études urbaines – diversité ethnique de la ville financée par l'UE et les cours de formation et la conférence Marie Curie ; elle a été boursière post-doctorante à la Bartlett School of Planning, l'University College of London, est titulaire d'un doctorat en études culturelles l'Oriental Institute de Naples et d'une maîtrise en cultures visuelles au Goldsmiths College, University of London. Elle a participé au Documenta11_Education Project de Kassel, en 2002. Elle collabore avec les groupes de recherche interdisciplinaire de la Multiplicité et à l'Osservatorio Nomade de Stalker. Elle a contribué à plusieurs journaux et revues comme Abitare, Domus, Africa e Mediterraneo.

Source Rudaw.net.

3 commentaires:

  1. Anonyme12:32 PM

    Merci,

    Kawar

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  2. thank you very much for posting my article!

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  3. Thanks to you. The paper in very interesting and I liked to translate it.

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Concert de soutien à l'Institut kurde