vendredi, avril 30, 2010

Tol

Il ne faut pas s'enfuir…

Car l'ennui tue. Il tue bel et bien. Le chagrin et la colère ne tuent pas. Mais l'ennui tue. Il peut être passager, transitoire, innocent, compréhensible, mais il tue. Parce qu'il réclame des distractions, des vacances. Parce qu'il appelle de nouveaux visages, une foule joyeuse, des corps, des mots nouveaux. L'ennui est une invitation, il ouvre la porte. Le chagrin refuse ce qui ne le concerne pas, il isole. L'ennui délie, la colère dénoue. L'ennui, c'est tout un programme de détente, qui mène aux villas de vacances, aux breuvages édulcorés, aux plats coûteux. Le chagrin ressasse son deuil, la colère rabâche sans cesse : ne te laisse pas distraire, n'oublie pas, contente-toi de peu, reste où tu es. Tandis que l'ennui éparpille, fragmente et fait périr. Car il réclame des fêtes, des célébrations. Il parle de danser, de rire aux éclats, il vide chagrin et colère de leur substance. Le chagrin et la colère triomphent de la peur, l'ennui la caresse. L'ennui chatouille le désir, le chagrin et la colère rendent plus avisé. Ce n'est pas le chagrin qui tue, pas plus que la colère : c'est l'ennui.


Murat Uyurkulak, Tol, trad. Jean Descat.

IRAK : UNE PÉRIODE POST-ÉLECTORALE INCERTAINE


Les élections législatives ont laissé dans l’embarras et la suspicion réciproque toute la classe politique irakienne, tant les résultats au coude à coude d’Iyad Allawi, le leader nationaliste « laïc » et de Nouri Maliki, le Premier Ministre sortant, de confession chiite, ne peuvent permettre d’envisager aisément la formation d ‘un nouveau gouvernement et d’un nouveau conseil de présidence sans concessions ni négociations de part et d’autre. La liste d’Allawi, Al-Iraqiyya, obtient en effet 25, 87 % soit 91 sièges, contre 25, 76% pour Maliki, 89 sièges, tandis que la liste de Jaffari, l’ancien Premier Ministre, chiite lui aussi, fait près de 19%. Mais elle regroupe des personnalités chiites peu favorables à Maliki, comme les partisans de Moqtada as-Sadr et le Conseil suprême de la Révolution islamique (CSRI).

Entre les blocs politico-confessionnels arabes, les Kurdes, jusque-là unis, pouvaient servir à la fois de tiers modérateur ou de « faiseurs de rois » comme on les appelait souvent. Cependant, l’Alliance du Kurdistan, qui regroupe les deux principaux partis kurdes, le PDK et l’UPK, ainsi que d’autres petits partis de gauche, ou bien musulmans ou chrétiens, doit maintenant composer avec les voix du parti d’opposition Goran, qui a remporté 8 sièges au parlement irakien (43 reviennent à l’Alliance, dont 30 pour le PDK et 13 pour l’UPK, 6 autres à de petits partis kurdes). Les Kurdes doivent aussi s’accorder pour soutenir ou non la reconduction de Jalal Talabani à la présidence irakienne, alors même que le mouvement Goran est né d’une mésentente entre d’anciens hauts reponsables de l’UPK et la direction actuelle du parti de Jalal Talabani. Mais comme on le voit, cette dissension nouvelle à l’intérieur des mouvements pro-kurdes, si elle pouvait leur nuire sérieusement face à un gouvernement irakien fort et unifié, n’oblitère guère leur poids à Bagdad, tant les positions entre les sunnites regroupés dans la liste d’Allawi et le parti de Maliki sont éloignées. De plus, le reste des chiites, comme ceux du CSRI ou les fidèles d’As-Sadr, s’ils n’aiment guère Maliki, qu’ils accusaient de vouloir confisquer le pouvoir à des fins trop personnelles, ont encore moins de sympathie pour le mouvement des nationalistes sunnites, issus pour la plupart des rangs de l’ex-parti Baath de Saddam Hussein. Les Kurdes, qui ont aussi connu des moments de tension et de désaccord avec le gouvernement Maliki, ne peuvent non plus espérer obtenir mieux du bloc nationaliste arabe au sein de l’Irak d’Iyad Allawi. Ils ont donc fait savoir, par de multiples déclarations, que Nouri Maliki pourrait bénéficier de leur soutien dans la formation d’un gouvernement, mais pas sans de solides « concessions » et mesures concrètes pour accéder aux principales demandes de l’Alliance kurde.

Cependant, au début d’avril, ils étaient à la fois courtisés par les chiites et les sunnites, chacun espérant les amener dans son camp. Allawi s’est ainsi rendu deux fois dans la Région du Kurdistan. Le vice-président chiite Adel Abdul-Mahdi s’est lui aussi rendu à Erbil, tandis qu’à Bagdad, Nouri Maliki rencontrait Jalal Talabani. Mais les Kurdes, échaudés par les déceptions que leur a causées le précédent gouvernement, demandent, cette fois, des assurances concrètes et non de vagues promesses, comme le souligne l’actuel Premier Ministre kurde, Barham Salih : « Nous devons être très sérieux en ce qui concerne les engagements que nous réussirons à obtenir du futur gouvernement, quel qu’il soit. L’Irak ne peut se permettre quatre années supplémentaires de stagnation politique. »

Même son de cloche dans les rangs du PDK, le parti du président Massoud Barzani : « Lors des alliances précédentes, les Kurdes ont commis l’erreur de passer des accords sans signer aucun document, confirme Fadhil Miranî, secrétaire du Bureau politique du PDK, cette fois-ci nous ne ferons pas cette erreur. » Revendication majeure des Kurdes : le référendum prévu par l’article 140 de la constitution irakienne, qui pourrait décider du retour de Kirkouk au sein de la Région kurde. Mais les derniers résultats électoraux, qui ont amené. A cause de la dispersion des voix kurdes entre trois listes, à égalité de sièges l’Alliance kurde et le parti d’Allawi rendent plus difficile l’application de l’article 140, tant les sunnites y sont farouchement opposés. Les Kurdes réclament aussi que les Peshmergas, l’armée de défense kurde, soient plus largement soutenus financièrement par Bagdad, comme une composante de l’armée irakienne, et soient payés et équipés à un niveau égal aux autres soldats. Enfin, le conflit portant sur les contrats passés entre le gouvernement kurde et des sociétés étrangères afin d’exploiter les ressources pétrolières du Kurdistan ne s’est pas assoupli entre Bagdad et Erbil, le gouvernement central réclamant le plein contrôle de ces accords, alors que le gouvernement kurde, s’il est prêt à céder à l’État fédéral la totalité des ressources tirées de ses hydro-carbures, contre 17% du budget irakien, n’entend pas laisser la politique énergétique de la Région aux mains des Arabes. En tout cas, il apparaît de plus en plus probable que, quelle que soit la coalition au pouvoir en Irak, les Kurdes en feraient partie et, par ailleurs, un gouvernement mixte composé aussi de sunnites et de chiites est envisagé, même si la durée et la viabilité d’une telle équipe à la tête de l’Irak sont sources d’interrogation. Massoud Barzani a ainsi déclaré, dans une interview télévisée, le 4 avril, que selon lui les quatre grands vainqueurs de ces législatives devaient être représentés au gouvernement, en raison du danger de sape et de blocage auquel pouvaient se livrer des mouvements politiques marginalisés.

L’autre question qui agite la politique irakienne est la future présidence de l’Irak. Le président sortant, Jalal Talabani, est soutenu par l’Alliance du Kurdistan, l’incertitude portant sur le parti Goran, qui n’entend pas accorder son soutien sans concession, sur des conflits qui relèvent cette fois de la politique intérieure kurde. Ainsi, un de ses représentants, Shoresh Hadji, a très vite déclaré que son parti soutiendrait la présidence de Talabani « sur le principe », à condition que l’Alliance, et surtout l’UPK, qui tient politiquement la province de Suleïmanieh, cesse ses « persécutions » contre son opposition. Le président irakien n’a pas cette fois le soutien de tous les blocs politiques du pays, contrairement aux élections de 2005 où les dissensions entre chiites et sunnites avaient amené les Arabes irakiens à souhaiter un président kurde « neutre ». La première attaque est venue du sein même de la présidence, en la personne de l’actuel vice-président sunnite Tariq Al-Hashimi, lequel avait déjà fait parler de lui en incorporant dans la liste des membres soupçonnés de baathisme.
Cette accusation n’est pas prête de s’éteindre d’elle-même, après que le sunnite a déclaré que « l’Irak est un pays arabe et il est légitime qu’un Arabe en soit le prochain président. » Tariq Al-Hashimi explique que cela aurait son importance dans les rapports de l’Irak avec les autres pays de la Ligue arabe. Cette affirmation s’est immédiatement attirée les foudres de Massoud Barzani qui a condamné ces propos comme visant à un « conflit sectaire ». La sortie malencontreuse de Tariq AlHashimi qui plus tard a tenté de se justifier en alléguant qu’il voulait seulement dire qu’un Arabe aussi avait le droit d’être président, a d’ailleurs suscité les sarcasmes du directeur général de la télévision irakienne Al-Arabiyya. Abdul Rahman Al-Rashid, jugeant d’emblée la remarque du vice-président « détestable » et « raciste », a de plus souligné qu’aucun pays ne pouvait dicter à l’Irak ses choix en matière de gouvernement.

Cela étant, les deux principales coalitions chiites ont apporté leur soutien à la candidature de Jalal Talabani à la présidence de l’Irak, qui dispose ainsi d’une importante majorité et semble ainsi à peu près assuré d’être reconduit pour un nouveau mandat.

Rapport d'Amnesty International pour l'Irak


Amnesty International Royaume-Uni vient de publier un rapport sur les violences en Irak perpétrées contre la population civile, intitulé Civilians under Fire, qui est indéniablement plus sérieux que celui de Human Rights Watch et, en tout cas, ne se mêle pas d'ethnolinguistique. Il traite en premier lieu de l'Irak avec des ajouts à chaque fois pour la Région du Kurdistan et ce sont ces seules parties qui seront abordées ici.

Dans l'introduction faisant un tour d'horizon des violences subies par la population civile dans tout l'Irak, il est spécifié que la Région "semi-autonome" du Kurdistan, soit les gouvernorats de Duhok, Erbil et Sulaïmanieh, est beaucoup moins touchée par la violence que le reste du pays et que les autorités ont pris des mesures positives pour combattre la violence contre les femmes, même si ce combat doit être poursuivi et les mesures renforcées. Par contre, comme dans le reste de l'Irak, les deux partis au pouvoir sont accusés d'agressions contre des journalistes et des militants de l'opposition.


Les femmes

Les violences exercées contre les femmes au Kurdistan sont le fait des familles qui s'en prennent aussi aux associations ou à tous ceux qui les défendent. Amnesty rapporte le témoignage d'une avocate kurde qui fait état de menaces de mort reçues sur son téléphone portable, en 2008, venant de parents d'une cliente maltraitée par son mari et qui divorçait. À Sulaïmanieh, un foyer où des femmes peuvent se réfugier a été attaqué le 11 mai 2008 par des hommes armés, soupçonnés d'être parents d'une femme qui y avait fui, et qui a été sérieusement blessée par des coups de feu tirés d'un bâtiment voisin. Les autorités kurdes ont arrêté plusieurs des membres de cette famille, mais ont dû les relâcher, faute de preuves et jusqu'ici, aucun des auteurs de l'attaque n'a été identifié.

Il est aussi évoqué le cas de Kurdistan Aziz, une Kurde du village de Kolkarash, près de Heran (Erbil), disparue en mai 2008. En février de la même année, elle avait fui avec un jeune homme qu'elle aimait. Les "enlèvements consentants" sont une pratique ancienne au Kurdistan, qui permet à des jeunes gens de s'épouser contre l'accord de leurs familles, s'ils ne sont pas rattrapés entre temps. D'un autre côté, cette pratique est passible de prison selon la loi kurde. Dans de tels cas, les fautifs font une peine de prison, qui est en fait un moyen, pour les autorités kurdes, de les soustraire provisoirement aux vengeances des familles, le temps que cela s'apaise – ou non. Fin février, la jeune fille avait pu rentrer chez elle après que ses parents se soient engagés sur sa sûreté auprès des autorités. Mais en mai 2008, Kurdistan Aziz disparaît. Le père de la jeune fille déclare à la police locale que son neveu (le cousin de la fille donc, un éventuel fiancé ?) l'a appelé en s'accusant du meurtre. À ce jour, il semble que le meurtrier présumé soit toujours en liberté. Mais cette affaire trouble montre à quel point la marge de manœuvre des autorités est parfois étroite dans ce genre d'affaires familiales.

Le Gouvernement régional du Kurdistan a, depuis 2002, retiré la clause de "motif honorable" dans les cas de crimes d'honneur, qui était présent dans la loi irakienne du très laïc État baathiste. Aujourd'hui les femmes menacées peuvent se réfugier dans les centres d'accueil des ONG ou de l'État (ce qui n'est pas du tout le cas dans le reste de l'Irak où seules des ONG assurent ce travail) même si, on l'a vu, cela ne les met pas totalement à l'abri des représailles familiales.

Dans la plupart des cas, le personnel du foyer, les officiers de police, les chefs de communauté sont impliqués dans les négociations avec les familles, lesquelles doivent s'engager par écrit à ne pas user de violence contre les femmes ou les filles qui accepteraient de retourner dans leurs familles. Amnesty International indique qu'il arrive que ces accords soient violés et les femmes tuées ou blessées.

L'amendement des articles 128 ôtant le motif "honorable" aux crimes d'honneur perpétrées contre des femmes ne concerne cependant pas les homosexuels aux yeux des juges du Kurdistan. Ainsi, le 24 octobre 2005, la cour de cassation du Kurdistan a confirmé la sentence d'un an de prison pour un homme de Koya qui avait avoué le meurtre de son frère, homosexuel. La cour a jugé que le souhait de "mettre fin à la honte que la victime apportait à la famille en pratiquant la dépravation et en se livrant à la prostitution" pouvait être compté comme un motif "honorable" au meurtre.

Les media

Reporters Sans Frontière a relayé de nombreuses plaintes de journalistes au Kurdistan, surtout en période électorale, alléguant des pressions, des menaces, des attaques. Akar Fars et Rizgar Muhsin, tous deux journalistes à Yekgirtu TV (un parti d'opposition islamiste), qui faisait campagne pour l'Union islamique du Kurdistan, ont été tous deux battus par des hommes armés qui voulaient les empêcher de filmer un bureau de vote à Erbil, le 7 mars, jour des élections législatives.

D'autres journalistes kurdes ont été menacés ou attaqués pour avoir écrit des articles critiquant les deux partis au pouvoir, le PDK et l'UPK. Sabah 'Ali Qaraman, âgé de 28 ans, a ainsi échappé à une tentative d'enlèvement le 19 janvier dernier, à Kifri (Sulaïmanieh). Il semble que ses critiques d'officiels de la Région aient déplu, en tout cas la victime affirme avoir reconnu parmi un des trois hommes stationnant en jeep devant son domicile, un ancien responsable de l'UPK, contre qui il a porté plainte. Jusqu'ici, ce dernier n'a pas été inquiété.

Nabaz Goran, 32 ans, journaliste au magazine Jihan, a été attaqué le 29 octobre 2009 par trois hommes, près de son bureau, dans le district d'Iskan (Erbil). Les hommes – qu'il accuse d'être liés au PDK –, après lui avoir demandé son nom, l'ont frappé à la tête avec un objet métallique.

Un fait plus grave, puisqu'il s'agit d'un meurtre, a eu lieu à Kirkouk. Souran Mama Hama, 23 ans, qui travaillait pour le magazine Levin, a été tué par une arme à feu, devant le domicile de ses parents, le 21 juillet 2008, par des hommes en voiture, vêtus en civil. Souran avait plusieurs fois critiqué la corruption et le népotisme du PDK et de l'UPK et avait reçu des menaces de mort quelques jours avant son assassinat.

Les opposants politiques

Plusieurs militants du parti Gorran se sont plaints d'attaques, dont certaines mortelles. En décembre 2009, 5 militants de ce parti ont été tués par des armes à feu, par des inconnus. Raouf Qadir Zaryani a ainsi été abattu devant son domicile le 25 décembre 2009, à Halabja Taze (Sulaïmanieh), par un inconnu à bord d'un véhicule. Sarda Qadir, homme d'affaire et candidat du parti Gorran pour 2010, a été blessé chez lui, à Iskan, le 4 décembre 2009, par un coup de feu tiré par la fenêtre. Il a indiqué aux rapporteurs d'Amnesty qu'il n'avait jamais reçu de menaces, mais que les semaines précédant l'attaque, il avait été suivi et que, selon lui, cette agression avait des motifs politiques.

Dara Tawfiq, officier, a rapporté à Amnesty avoir été agressé à coups de tringle de fer, devant chez lui, le 7 octobre 2009. Il n'a pu voir ses deux agresseurs, mais a reconnu chez eux un accent local. Il n'avait jamais reçu de menaces, mais pense que cette attaque a pour raison sa rupture avec l'UPK et son soutien à Gorran.

La campagne électorale a accentué les pressions contre l'opposition, surtout de la part de l'UPK contre ses membres dissidents passés à Gorran, comme on peut le voir, et dans une moindre mesure, contre l'Union islamique du Kurdistan, dont le bureau a été attaqué par des inconnus armés à Sulaïmanieh le 14 février, tandis que le 18, plusieurs de ses membres étaient arrêtés à Duhok.

Sur les persécutions et assassinats envers les minorités religieuses et ethniques, le rapport d'Amnesty ne concerne pas la Région du Kurdistan, qui en est exempte.

jeudi, avril 29, 2010

IRAN : « LE PAYS ENTIER EST UNE PRISON POUR JOURNALISTES »


Condamnations et exécutions de prisonniers ne connaissent pas répit en Iran, visant tout particulièrement la communauté kurde, sans égard d’âge ou de sexe. Ainsi, le 2 avril, une mère de famille et ses deux enfants, âgés respectivement de 20 et 19 ont été condamnés à mort, la cour de Mahabad ayant estimé que cette famille « mettait en danger la sécurité de l’Iran ». Selon l’organisation Amnesty International, qui s’attend à une vague d’exécutions, ces sentences et leur application, sans commune mesure avec les faits reprochés aux accusés, sont en fait autant de signaux envoyés à la population du Kurdistan et à ses militants, d’une tolérance zéro du régime iranien envers tout mouvement d’émancipation des Kurdes.

Cette persécution systématique est confirmée par Human Rights Watch, qui a récemment publié un rapport dans lequel il note, lui aussi, une répression très lourde exercée contre les minorités d’Iran, et particulièrement les Kurdes, s’ajoutant à de nombreuses discriminations, tant religieuses que culturelles. Ainsi, pour le seul hiver 2009, les ONG ont relevé près de 181 cas avérés de violation des droits de l’homme dans la province du Kurdistan: menaces, arrestations, détentions de longue durée, cas de tortures et de morts suspectes de détenus, jugements irréguliers et de lourdes condamnations, allant jusqu’à la peine capitale. Ainsi, le 6 janvier dernier, Fasih Yasamani, un prisonnier politique kurde a été exécuté en vertu d’une condamnation à mort qui fut prononcée à l’issue d’un procès n’ayant duré que quelques minutes. Trois autres détenus sont, eux, morts au cours de leur emprisonnement, avant d’avoir pu être jugés. La surveillance et la répression s’exercent aussi bien évidemment dans les universités, avec, dans ce cas, une coopération entre les autorités universitaires et judiciaires. Toujours en hiver dernier, 110 étudiants kurdes ont été convoqués par des commissions disciplinaires, 22 d’entre eux renvoyés temporairement ou définitivement, pour des « délits politiques ». Enfin, 37 de ces étudiants se sont retrouvés accusés et détenus par les forces de sécurité. En tout, 143 personnes ont été détenues, dont certaines sont passées en jugement, et 29 peines ont été prononcées, allant de 22 mois à 6 ans de prison. Enfin, 17 prisonniers politiques kurdes condamnés sont toujours en attente dans les « couloirs de la mort ».

La sévérité des condamnations ne se limite pas aux cas de rébellion politique ou de faits de guérilla. Elle concerne aussi les journalistes et les militants pacifiques des droits de l’homme, ou du féminisme. Selon le journal kurde Rudaw, l’exercice du journalisme au Kurdistan d’Iran s’apparente à « une marche sur un champ de mines ». De nombreux collaborateurs de la presse sont arrêtés et des journaux interdits de publication. Selon le classement de Reporters sans frontières, l’Iran est même un des pires pays pour la liberté de la presse et la sécurité des journalistes, étant tombé de la 166ème place à la 172ème cette année depuis la réélection d’Ahmadinjad à la présidence, faisant du pays entier une « prison pour journalistes ». D’après Rudaw, plus de 350 journalistes ont été renvoyés de leur rédaction, plus de 100 arrêtés et 25 quotidiens et hebdomadaires interdits. Une soixantaine de responsables de presse ont été interrogés et font l’objet d’une enquête. La plupart des journalistes kurdes ont fui à l’étranger. Dix journalistes kurdes sont toujours détenus en Iran, dont Adnan Hassanpour, Hiwa Butimar, Muhammad Sadiq Kabudwand, Mukhtar Zarhi, Abbas Djalilian, Ali Muhammad Islampoor. Il n ’existe plus à l’heure actuelle un seul journal ou magazine kurdes indépendants qui n’ait été interdit : Ashtî, Rojhelat, Hawar, Peyamî Kurdistan, Peyam mardam, Rasan, Jiwar, Nadai Jamiha, Nadai Danishdjo, Khatun, Zilan et d’autres encore ont dû cesser officiellement de paraître.

mardi, avril 27, 2010

"La légère tristesse de tuer une souris"




Elle éteint son ordinateur portable. Ça ira, je ne vais sûrement pas pondre le chef-d'œuvre du siècle ! Les communications que présenteront les autres ne seront pour la plupart qu'une soupe inconsistante. Ces femmes et ces hommes pédants et sûrs d'eux-mêmes donnent l'impression de venir en touristes, presque les mains dans les poches. Hormis deux ou trois brillants scientifiques, la majorité ne sort pas de visions superficielles et stéréotypées. Avec notre complexe d'infériorité envers l'Occident, nous leur donnons plus d'importance qu'ils n'en ont. Et eux, avec leur arrogance d'Occidentaux, ils m'observent avec curiosité en se disant : "Voyons donc ce que racontera cette Turque." En réalité, ils accordent moins d'importance au contenu de ma communication qu'à ma tenue vestimentaire, au fait que je ne sois pas voilée et à la qualité de mon anglais.

Ce qui agaçait le plus Elif dans ce type de réunions scientifiques internationales, c'était de voir les présentations qu'elle jugeait "tout juste potables" accueillies par une pluie d'éloges de la part des étrangers. "Votre présentation était formidable, madame Eren, à vrai dire, nous ne savions pas qu'il existait un milieu scientifique aussi développé en Turquie." Ou bien : "Vous avez sans doute mené ces expériences dans une institut de recherche aux États-Unis." Ou alors : "Je tiens à vous féliciter, vous êtes la preuve vivante que l'individu peut surmonter son milieu." De même qu'on lui disait : "Ah, mais vous parlez cette langue à merveille !" lorsqu'elle était obligée de s'exprimer dans son mauvais allemand. C'est sûr, les singes aussi peuvent danser ! Bravo, bravo, bravo… Dans ce type de réunion où l'on vous couvre d'éloges immérités, où vous faites l'objet de l'attention et d'une discrimination positive, vous sentez combien celui qui se sait supérieur s'évertue à ne pas le faire sentir à l'Autre qui se tient en face de lui. On se comporte de la même façon envers les scientifiques noirs ou asiatiques. Mais ces efforts et cette discrimination positive vous écrasent encore plus.

Parole perdue, Oya Baydar, 7, "La légère tristesse de tuer une souris".


RAPPORT D’AMNESTY INTERNATIONAL SUR LE KURDISTAN IRAKIEN


Amnesty International Royaume-Uni a publié ce mois-ci un rapport sur les violences en Irak perpétrées contre la population civile, intitulé Civilians under Fire, traitant en premier lieu de l'Irak mais avec des parties adjacentes concernant la Région du Kurdistan, étudiée à part.

Dans le tour d'horizon macabre des violences subies par la population civile irakienne dans son ensemble, il est ainsi spécifié que la Région « semi-autonome » du Kurdistan, soit les gouvernorats de Duhok, Erbil et Sulaïmanieh, « est beaucoup moins touchée par la violence que le reste du pays » et que « les autorités ont pris des mesures positives pour combattre la violence contre les femmes, même si ce combat doit être poursuivi et les mesures renforcées ». Par contre, comme dans le reste de l'Irak, les deux partis au pouvoir sont accusés d'agressions contre des journalistes et des militants de l'opposition.

Les violences exercées contre les femmes au Kurdistan sont le fait des familles qui s'en prennent aussi aux associations ou à tous ceux qui les défendent. Amnesty rapporte le témoignage d'une avocate kurde qui fait état de menaces de mort reçues sur son téléphone portable, en 2008, venant de parents d'une de ses clientes, maltraitée par son mari, en instance de divorce. À Sulaïmanieh, un foyer où des femmes peuvent trouver refuge a été attaqué le 11 mai 2008 par des hommes armés, soupçonnés d'être parents d'une fugitive hébergée, et qui a été sérieusement blessée par des coups de feu tirés d'un bâtiment voisin. Les autorités kurdes ont arrêté plusieurs des membres de cette famille, mais ont dû les relâcher, faute de preuves et jusqu'ici, aucun des auteurs de l'attaque n'a été identifié. Il est aussi évoqué le cas de Kurdistan Aziz, une Kurde du village de Kolkarash, près de Heran (Erbil), disparue en mai 2008. En février de la même année, elle avait fui avec un jeune homme qu'elle aimait. Les "enlèvements consentants" sont une pratique ancienne au Kurdistan, qui permet à des jeunes gens de s'épouser contre l'accord de leurs familles, s'ils ne sont pas rattrapés entre temps. D'un autre côté, cette pratique est passible de prison selon la loi kurde. Dans de tels cas, les fautifs font une peine de prison, qui est en fait un moyen, pour les autorités kurdes, de les soustraire provisoirement aux vengeances des familles, le temps que les choses s'apaisent. Fin février, la jeune fille avait pu rentrer chez elle après que ses parents se soient engagés sur sa sûreté auprès des autorités. Mais en mai 2008, Kurdistan Aziz disparaît. Le père de la jeune fille a déclaré à la police locale que son neveu l'avait appelé en s'accusant du meurtre. À ce jour, il semble que le meurtrier présumé soit toujours en liberté. Mais cette affaire montre à quel point la marge de manœuvre des autorités est parfois étroite dans les affaires familiales.

Le Gouvernement régional du Kurdistan a, depuis 2002, retiré la clause de "motif honorable" dans les cas de crimes d'honneur, qui était présent dans la loi irakienne baathiste. Aujourd'hui les femmes menacées peuvent se réfugier dans les centres d'accueil des ONG ou de l'État - ce qui n'est pas le cas dans le reste de l'Irak où seules des ONG assurent ce travail-, même si cela ne les met pas totalement à l'abri des représailles familiales. Dans la plupart des cas, le personnel du foyer, les officiers de police, les chefs de communauté sont impliqués dans les négociations avec les familles, lesquelles doivent s'engager par écrit à ne pas user de violence contre les femmes ou les filles qui accepteraient de retourner dans leurs familles. Mais Amnesty International indique qu'il arrive que ces accords soient violés et des femmes tuées ou blessées. L'amendement des articles 128 ôtant le motif "honorable" aux crimes d'honneur perpétrés contre des femmes ne concerne cependant pas encore les homosexuels. Ainsi, le 24 octobre 2005, la cour de cassation du Kurdistan a confirmé la sentence d'un an de prison pour un homme de Koya qui avait avoué le meurtre de son frère, homosexuel. La cour a jugé que le souhait de "mettre fin à la honte que la victime apportait à la famille en pratiquant la dépravation et en se livrant à la prostitution" pouvait être compté comme un motif "honorable" au meurtre.

Reporters Sans Frontière a relayé de nombreuses plaintes de journalistes au Kurdistan, surtout en période électorale, alléguant des pressions, des menaces, des attaques. Akar Fars et Rizgar Muhsin, tous deux journalistes à Yekgirtu TV (un parti d'opposition islamiste), qui faisait campagne pour l'Union islamique du Kurdistan, ont été tous deux battus par des hommes armés qui voulaient les empêcher de filmer un bureau de vote à Erbil, le 7 mars, jour des élections législatives. D'autres journalistes kurdes ont été menacés ou attaqués pour avoir écrit des articles critiquant les deux partis au pouvoir, le PDK et l'UPK. Sabah 'Ali Qaraman, âgé de 28 ans, a ainsi échappé à une tentative d'enlèvement le 19 janvier dernier, à Kifri (Sulaïmanieh). Il semble que ses critiques d'officiels de la Région aient déplu, en tout cas la victime affirme avoir reconnu parmi un des trois hommes stationnant en jeep devant son domicile, un ancien responsable de l'UPK, contre qui il a porté plainte. Jusqu'ici, ce dernier n'a pas été inquiété. Nabaz Goran, 32 ans, journaliste au magazine Jihan, a été attaqué le 29 octobre 2009 par trois hommes, près de son bureau, dans le district d'Iskan (Erbil). Les hommes – qu'il accuse d'être liés au PDK –, après lui avoir demandé son nom, l'ont frappé à la tête avec un objet métallique. Un fait plus grave, puisqu'il s'agit d'un meurtre, a eu lieu à Kirkouk. Souran Mama Hama, 23 ans, qui travaillait pour le magazine Levin, a été tué par une arme à feu, devant le domicile de ses parents, le 21 juillet 2008, par des hommes en voiture, vêtus en civil. Souran avait plusieurs fois critiqué la corruption et le népotisme du PDK et de l'UPK et avait reçu des menaces de mort quelques jours avant son assassinat. Plusieurs militants du parti Gorran se sont plaints d'attaques, dont certaines mortelles. En décembre 2009, 5 militants de ce parti ont été tués par des armes à feu, par des inconnus. Raouf Qadir Zaryani a ainsi été abattu devant son domicile le 25 décembre 2009, à Halabja Taze (Sulaïmanieh), par un inconnu à bord d'un véhicule. Sarda Qadir, homme d'affaire et candidat du parti Goran pour 2010, a été blessé chez lui, à Iskan, le 4 décembre 2009, par un coup de feu tiré par la fenêtre. Il a indiqué aux rapporteurs d'Amnesty qu'il n'avait jamais reçu de menaces, mais que les semaines précédant l'attaque, il avait été suivi et que, selon lui, cette agression avait des motifs politiques. Dara Tawfiq, officier, a rapporté à Amnesty avoir été agressé à coups de tringle de fer, devant chez lui, le 7 octobre 2009. Il n'a pu voir ses deux agresseurs, mais a reconnu chez eux un accent local. Il n'avait jamais reçu de menaces, mais pense que cette attaque a pour raison sa rupture avec l'UPK et son soutien à Goran. La campagne électorale a accentué les pressions contre l'opposition, surtout de la part de l'UPK contre ses membres dissidents passés à Goran, comme on peut le voir, et dans une moindre mesure, contre l'Union islamique du Kurdistan, dont le bureau a été attaqué par des inconnus armés à Sulaïmanieh le 14 février, tandis que le 18, plusieurs de ses membres étaient arrêtés à Duhok.

Les violences contre les minorités religieuses et ethniques épargnent la Région du Kurdistan.

Le passage sur les conflits territoriaux commence par rappeler l'origine de la question, à savoir l'expulsion par les autorités irakiennes, des Kurdes de Kirkouk ainsi que des ressortissants d'autres minorités, afin de les remplacer par des colons arabes venus du centre et du sud de l'Irak. Le rapport rappelle aussi qu'au cours de la campagne Anfal, à la fin des années 1980, des dizaines de milliers de civils kurdes ont été victimes de "disparitions", de persécutions et de bombardements aux armes chimiques. Cela a eu pour conséquences, entre autres, un nombre important de réfugiés et de personnes déplacées, principalement kurdes, tout au long des années 1990, fuyant ou expulsées de Kirkouk et des autres territoires revendiqués par le GRK. La plupart de ces réfugiés n'ont pu retourner encore dans leurs foyers d'origine. La constitution irakienne approuvée par référendum en 2005 prévoit donc un retour des colons arabes dans leur région d'origine, moyennant compensation et un référendum de toutes les régions disputées, afin qu'elles optent ou non pour le rattachement à la Région du Kurdistan. Amnesty pointe donc cette situation politique incertaine et instable comme source de violences et de tensions, et indique comme Human Rights Watch que les minorités non-kurdes et non-arabes sont prises en sandwich dans le bras de fer entre Bagdad et Erbil et que cela aussi se traduit par des divisions internes dans ces communautés, avec des camps et des partis aux préférences antagonistes concernant leurs "protecteurs". Les autorités kurdes ont ainsi établi un système d'auto-défense des minorités, en formant des milices de villages, surtout chrétiennes, mais aussi yézidies ou shabaks, à même de se protéger des attaques islamistes ou nationalistes arabes. Parmi ces minorités, des personnalités opposées au GRK accusent les Kurdes de mainmise sur les territoires disputés, par le biais de ces milices locales, et de menaces et mauvais traitements de la part des Peshmergas, surtout en période électorale. Ainsi Murad Kashti al-Asi, un yézidis de Sindjar, dont le parti s'oppose aux pro-Kurdes, a été plusieurs fois détenu, menacé et maltraité, la dernière incarcération, en novembre 2008, semblant coïncider avec la période des élections provinciales. Les autorités irakiennes ne sont pas en reste, et en octobre 2008, les Kurdes de Qaratepe ont subi un raid et des menaces de la part des forces de sécurité. Enfin le rapport mentionne que la constitution kurde votée en 2009 énonce maintenant les territoires revendiqués comme faisant partie du Kurdistan.

lundi, avril 26, 2010

conférence

Jeudi 29 avril de 9h30 à 12h30 :

De l’histoire urbaine aux questions d’épistémologie :
des khitat aux documents de waqf,
quelles histoires pour le monde musulman médiéval ?

Par Sylvie Denoix , directrice de recherche au CNRS, directrice des études, Institut Français d’Archéologie Orientale – Le Caire

Institut des Sciences de l'Homme, 14 avenue Berthelot, Lyon 7e, salle Marc Bloch.

"Qui a tiré la balle qui m'a blessé ?"

L'ennemi : un fantôme sans nom, sans âme, sans corps et sans visage, une idée... Il ne peut se résoudre à qualifier les soldats d'"ennemis". Mon cousin Mamudo – lui aussi a hérité du nom de notre arrière-grand-père Mahmut – mon homonyme, mon frère d'âme est à l'armée, et moi je suis ici. Pareil dans la famille Zaho : Hıdır est à l'armée et son cousin dans la guérilla. C'est la raison pour laquelle son cœur tressaillait chaque fois qu'il tirait une balle ou rechargeait le barillet – surtout les premiers temps. Fallait-il employer le terme "ennemis" pour les keko, les frangins ? Naturellement, il le fallait. Dès lors que tu t'habitues à prononcer ce mot, ceux que tu catalogues comme "ennemis" finissent par le devenir pour de bon. À force de le répéter, tu finis par t'en convaincre. Tu tireras sur ceux que tu qualifies d'ennemis, tu les blesseras, tu prendras ta revanche, tu deviendras un bon guerrier, tu seras un héros. Mahmut a beau sentir à quel point la conscience peut affûter la force agressive des mots et et transformer la langue en une arme redoutable, il ignore pourquoi il lui est si difficile de réellement tenir pour ennemi celui qu'il nomme comme tel. Quand tu te retrouves yeux dans les yeux avec lui, c'est un être humain que tu vois en face de toi et non un ennemi. Même lorsque vous braquez vos armes l'un sur l'autre, si tu avais la chance de pouvoir réfléchir une seconde, tu ne comprendrais pas en quoi cet homme est ton ennemi. Les uns ont envoyé des troupes dans les montagnes, les autres ont lâché des guérilleros sur les soldats et les protecteurs de village. Et les voilà tous à jouer de la gâchette, à s'entre-tuer au lieu de fumer ensemble une cigarette, de bavarder et de se montrer des photos de leurs enfants. Désormais, c'est le plus rapide, le meilleur tireur, celui qui ne tremblera pas en pressant sur la détente et ne se laissera pas attendrir par ce genre de réflexions idiotes qui restera en vie.

Il fut le premier à remarquer qu'il était de moins en moins vaillant au combat, qu'il manquait presque sciemment la cible ou pis, restait à l'arrière pendant les affrontements. Et cela, à cause de son incapacité à voir les soldats comme des "ennemis", de sa crainte obsessionnelle que le type en face puisse être son cousin. Il avait peur que les heval ne s'en aperçoivent et informent le commandant du groupe. Il savait qu'il serait fustigé pour sa faiblesse et sa mollesse, qu'il lui faudrait faire son autocritique et tâcher de se réhabiliter aux yeux des autres ; mais ce ne serait plus comme avant, il subsisterait toujours un doute dans le cœur de ses camarades. On pourrait même l'accuser d'être un traître, un mouchard, un caş, un agent, ensuite... Quand, à l'aube d'un matin neigeux, Seydo fut éliminé pour avoir cédé à la panique pendant le combat et tenté de se rendre aux soldats, tout le détachement avait reçu l'ordre d'assister à son exécution, pour l'exemple. Mahmut avait seulement feint de regarder. La seule chose qu'il ait vue, c'était le sang qui s'écoulait de la poitrine du jeune homme tombé face contre terre et se répandait sur la neige. Plus tard, tandis qu'ils transportaient son cadavre encore chaud vers les rochers verglacés pour le jeter dans les sombres profondeurs de la vallée, il avait remarqué que ses pieds étaient violacés et gonflés par le froid. C'était moins sa mort que l'image de ses pieds violacés qui l'affligeait à présent.

*

Toute la famille s'est mise à ramasser les poubelles pour payer mes cours dans une école privée. Mon père, cet homme fier, ce grand homme sage et digne, issu d'une tribu vénérable, en était réduit à trier des déchets. Il nouait toujours son keffieh sur son visage, moins pour s'éviter la puanteur des poubelles que la honte d'être reconnu.

*

Par chez nous, au Kurdistan, quand la poisse s'abat sur votre tête, quand votre cerveau se met à lancer des éclairs et que la rage vous fait voir rouge, le seul endroit où partir se réfugier, ce sont les montagnes qui vous environnent et vous enserrent le cœur. C'est vers les montagnes que se tournent vos regards et vos pas pour enfin apercevoir un horizon dégagé ; c'est vers elles que vous tendez l'oreille, c'est leur voix que vous écoutez pour chanter dans votre propre langue. Au commencement, les montagnes n'étaient que des montagnes ; elles n'étaient pas synonymes de guerre, de trahison, de guérilla ou de séparatisme kurde. Dans nos contrées où toutes les issues sont bouchées, où toutes les portes sont fermées, où tous les cris sont étouffés, où votre voix s'étrangle à force de hurler, où vous criez dans le désert quand bien même elle s'épancherait... les montagnes sont espoir, liberté, une tribune élevée d'où vous pouvez donner de la voix et lancer votre cri.

Oya Baydar, Parole perdue, chap. 3 : "Qui a tiré la balle qui m'a blessé ?"


dimanche, avril 25, 2010

La prière de Jésus

Petit traité intéressant qui montre que la pratique du dhkir avait lieu aussi dans certains courants chrétiens (peut-être les soufis ont-ils été justement influencés par les pratiques chrétiennes ou bien les deux ascèses ont une dette envers les techniques de méditation et de respiration d'Inde ou d'Extrême-Orient). En même temps, le traité ne se pose pas la question de savoir si c'est le nom lui-même qui procure l'extase (puisque l'auteur est un moine, je suppose que pour lui la question ne se posait pas, justement) ou si c'est tout simplement la pratique assidue de la récitation. Après tout, si l'on tirait un mot au hasard d'un dictionnaire, et que l'on récite de la même façon durant des mois, des années, le mot "camion", "poireau", "montagne", qu'arriverait-il, pour peu que l'adepte s'imagine qu'à force il en sortira quelque chose ?

Cela me rappelle une nouvelle kurde (était-ce de Pîremerd, ou d'un autre ?). Un bûcheron noue un fil à la branche d'un arbre afin de le retrouver plus tard, pour le couper. Des gens passent et voyant le fil (qui est aussi un signe votif autour de certains arbres "bénis") en nouent d'autres, prient et font des vœux. Au bout d'un moment l'arbre est couvert de fils et devient sacré. Sa réputation s'étend avec les premiers miracles. De retour, le bûcheron, qui veut rétablir la vérité, ne peut se faire entendre et se fait traiter d'impie. Pour preuves : Il y a eu miracles, donc c'est la vérité qui ment.

Abdel Halim Hafez

vendredi, avril 23, 2010

"Dis, Maman, est-ce avec de petites balles qu'on tue les enfants ?"

La femme est de petite taille, replète, relativement âgée. Elle doit avoir plus de soixante-dix ans. Elle porte un vieux pantalon clair s'arrêtant au-dessous des genoux – un bermuda ? Comment appelle-t-on cela ? –, un vieux chapeau de paille à large bord garni d'un ruban vert et des gants blancs... Ce doit être une enseignante à la retraite installée à Bodrum ou la femme d'un vieux bureaucrate passant la moitié de l'année dans les cités balnéaires. Elle lui rappelle un peu sa mère. Quand elles ne jouent pas aux cartes, ces dames font de la peinture sur soie, des batiks et du dessin. Elles s'entichent aussi d'art et de littérature. La plupart d'entre elles sont élitistes, pédantes, pontifiantes et insupportables. Des femmes qui tiennent leurs convictions personnelles pour une vérité absolue, qui commencent à parler en disant "Nous, qui sommes les filles de la génération républicaine", qui se transforment en taureaux devant lesquels on agite un chiffon rouge dès qu'elles voient une femme avec un foulard, qui ronchonnent "Même Atatürk n'a pas réussi à civiliser ce peuple" et prononcent le mot "peuple" d'un air pincé, comme les copines enseignantes et femmes d'officiers de ma mère. Je suis sans doute injuste envers cette pauvre femme. À cause de la ressemblance que je lui trouve avec ma mère ; à cause de la réaction que j'éprouve contre ma mère, mon père et ce milieu social qui se prétend au-dessus du panier.
*
– Autrefois, j'étais allemand. La langue est le pays perdu de l'homme.
– La langue est le pays de l'homme, répète Ömer en allemand.
– Le pays perdu ! insiste le vieil homme – puis, tendant le bras droit pour faire le salut nazi, il s'écrie d'une voix aiguë, aigre : Deutschland, Deutschland über alles...
Il lance de violentes injures qu'ils ne comprennent pas mais à l'évidence chargées de "putain" et de "fuck".
– Garde à vous mesdames et messieurs, vous avez devant vous le déserteur inconnu. Deutschland, Deutschland über alles. Le seul moyen de ne pas mourir en soldat inconnu, c'est d'être un déserteur inconnu.
Il fait de nouveau entendre son drôle de rire :
– Tous les pays du monde ont un monument au Soldat inconnu, mais nulle part on ne trouve de monument au déserteur inconnu, va-t-en savoir pourquoi.
– C'était quelle guerre ? demande Ömer, faisant mine de s'intéresser.
Par ailleurs, il se souvient d'un monument au soldat déserteur inconnu érigé par un sculpteur turc à Potsdam près de Berlin. Il avait entendu dire qu'il avait été détruit par les nazis, à ce qu'il paraît.
– Laquelle ? Cela n'a aucune importance. Les guerres n'en finissent jamais. Moi, je suis le déserteur de toutes les guerres du monde.
Parole perdue, Oya Baydar, chapitre 1 : "Dis, Maman, est-ce avec de petites balles qu'on tue les enfants ?"




Seyfo : l'Élimination

Pour commémorer le 95e anniversaire du génocide des chrétiens syriaques en 1915, dimanche 25 avril à 16 heures, à l’Institut Assyrien de Belgique projection du documentaire :

un documentaire de Robert Alaux et Nahro Beth-Kinne

Syriaques, Assyriens et Chaldéens étaient porteurs des plus anciennes traditions du Christianisme. Leur langue était l'Araméen et ils vivaient dans l'est de l'Empire Ottoman. Ce film raconte l'histoire du génocide qui les frappa entre 1915 et 1918, et la fuite des survivants tout au long du XXe siècle. Ils ont aujourd'hui presque disparu du sud-est turc où ils étaient enracinés depuis des siècles.
La projection sera suivie d’un débat avec le journaliste Dogan Ozguden.

Institut Assyrien de Belgique, rue Bara, 152 - Bruxelles 1070.

jeudi, avril 22, 2010

Le dieu victime : Jésus


El Greco, 1585-90, Rijksmuseum, Amsterdam


Dans les Evangiles, l'enseignement de Jésus et la Passion constituent donc le développement rigoureux d'une logique paradoxale. Tout ce qui rend un être divin aux yeux des hommes, le pouvoir de séduire ou de contraindre, l'aptitude à s'imposer irrésistiblement, Jésus n'en veut pas.

J'ai toujours préféré ce sens-là donné à la crucifixion à ces histoires si facilement nauséabondes de sang versé pour le rachat, de sacrifice essentiel, nécessaire, comme un message de mort : Il n'était pas venu sur terre pour mourir, mais si cela ne pouvait être évité, alors il irait jusqu'au bout, "pour la Vérité" ; ce qui rend plus cohérente la prière du jardin des Oliviers : "s'il faut en passer par là" mais seulement s'il n'y a pas d'autre moyen.

On dirait qu'il veut tout le contraire. En réalité, il ne désire pas l'échec mais ne s'y dérobera pas si seul ce moyen lui permet de rester fidèle au Logos du Dieu des victimes. Ce n'est pas le goût de l'échec qui secrètement le motive, mais la logique du Dieu des victimes qui le conduit infailliblement à la mort.
*

Dans un monde violent, le divin pur de toute violence se manifeste obligatoirement par l'intermédiaire de l'événement qui fournit déjà au sacré violent son mécanisme générateur. L'épiphanie du Dieu des victimes suit la même "route antique" et passe par les mêmes phases exactement que toutes les épiphanies du sacré persécuteur. En conséquence de quoi, pour le regard violent, le Dieu des victimes ne se distingue absolument pas du Dieu des persécuteurs. Notre pseudo-sciences des religions repose toute entière sur la conviction qu'il n'y a pas de différence essentielle entre les diverses religions.
Cette confusion affecte le christianisme historique, le détermine jusqu'à un certain point. De nos jours, l'antichristianisme s'efforce de la perpétuer. Il s'accroche désespérément à la théologie la plus sacrificielle pour ne pas perdre ce qui le nourrit, pour se croire toujours habilité à dire : le christianisme n'est qu'une religion de la violence parmi d'autres, voire même la pire de toutes.
Le Logos du Dieu des victimes est à peu près invisible aux yeux du monde. Quand les hommes réfléchissent à la façon dont Jésus mène son entreprise, ils ne voient guère que son échec, ils le voient même de mieux en mieux et, forcément, ils le voient comme définitif, sans appel.
*
Plus elle s'enfonçait dans le confort intellectuel et matériel, plus la chrétienté oubliait les rapports mimétiques entre les hommes et les processus qui en résultent. D'où la tendance des anciens exégètes chrétiens à fabriquer un Job imaginaire qui passe pour préfigurer le Christ par sa sainteté morale, par ses vertus, notamment par sa patience, alors qu'en réalité Job est l'impatience même.
Il est facile de se moquer de la conception chrétienne du prophétique. Et pourtant, comme toutes les idées authentiquement chrétiennes, la figura Christi recèle une grande vérité, mais une vérité peu à peu discréditée et de nos jours complètement rejetée par les chrétiens eux-mêmes, seuls responsables pourtant de sa stérilité relative. Ils n'ont pas su s'emparer concrètement de cette idée, la rendre vraiment utilisable. Sur ce point comme sur tant d'autres, l'impuissance à maintenir le Logos du Dieu des victimes dans toute sa pureté paralyse la révélation. Elle contamine de violence la non-violence du Logos et fait de celui-ci une lettre morte.
René Girard, La Route antique des hommes pervers.

mercredi, avril 21, 2010

Le dieu des victimes : le Paraclet






Pieter Brueghel l'Aîné, 1564, Kunsthistoriche Museum, Vienne



Et donc voilà qu'arrive en bout d'histoire le champion des victimes, celui qui en même temps répond enfin à Job, sur cette question du juste châtiment, en disant qu'il n'y a pas de réponse appropriée à une question mal posée :

Lorsque Job montre que la justice ne règne pas dans le monde, lorsqu'il dit que la rétribution au sens d'Eliphaz n'existe pas pour la plupart des hommes, il croit s'en prendre à l'idée même de Dieu. Mais Jésus, dans les Evangiles, fait siennes très explicitement toutes les critiques de Job contre la rétribution. Et il n'aboutit visiblement pas à l'athéisme.

À ce moment survinrent des gens qui lui rapportèrent l'affaire des Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs sacrifices. Il leur répondit : "Pensez-vous que ces Galiléens étaient de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens pour avoir subi un tel sort ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tout de même.

"Et ces dix-huit personnes sur lesquelles est tombée la tour à Siloé, et qu'elle a tuées, pensez-vous qu'elles étaient plus coupables que tous les habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière." (Luc, 13, 15).

Pour la Bible de Jérusalem, "l'enseignement … est clair : pas de relation directe et précise entre faute et calamité". Les athées qui reprennent les arguments de Job contre la rétribution sont moins éloignés des Evangiles que les chrétiens tentés de reprendre les arguments d'Eliphaz en faveur de cette même rétribution. Il n'y a pas de correspondance nécessaire entre les malheurs qui frappent les hommes et un quelconque jugement de Dieu.

*

Dieu fait briller son soleil et tomber la pluie sur les justes comme sur les injustes. Il n'arbitre pas les querelles entre les frères. Il sait ce qu'il en est de la justice humaine.

Est-ce à dire que le Dieu des victimes est une espèce de Dieu fainéant qui renonce à intervenir dans le monde, le deus otiosus dont certains ethnologues croient trouver des traces au-dessus des dieux violents dans beaucoup de religions primitives, le dieu auquel on ne sacrifie pas car il ne peut rien pour les hommes ?

Absolument pas. Ce Dieu n'épargne rien pour secourir les victimes. Mais s'il ne peut pas contraindre les hommes, que peut-il faire ? Il cherchera d'abord à les persuader. Il leur montrera qu'ils se vouent eux-mêmes auscandale par leurs désirs qui s'entrecroisent et se contrecarrent à force de s'imiter.

*

Ce Dieu ne peut pas agir "à main-forte" d'une façon que les hommes tiendraient pour divine. Quand les hommes croient lui rendre hommage, presque toujours ils honorent sans le savoir le dieu des persécuteurs. Ce Dieu ne règne pas sur le monde. Ce n'est pas son vrai nom, ni lui-même que les hommes sanctifient. Ils ne font pas sa volonté.


J'aime beaucoup cette réflexion qui amène la question que l'on devrait toujours se poser : Quand tu pries, même avec les meilleures intentions du monde (et comme dit Jankélévitch, hormis Macbeth et Boris Godounov, tout le monde a bonne conscience), quel Dieu pries-tu ?

Est-ce que j'exagère l'impuissance de ce Dieu ? Je ne fais que reprendre mot pour mot les paroles de Jésus à son Père :

Que votre nom soit sanctifié.
Que votre règne arrive.
Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

Cette prière n'aurait pas de sens si la volonté divine, sans cesser d'être divine au sens du Dieu des victimes, sans cesser d'être elle-même, pouvait briser l'obstacle que lui oppose la volonté des hommes.

Ces paroles sont des prières. Dieu ne règne pas mais il régnera. Il règne déjà pour ceux qui l'ont reçu. Par l'intermédiaire de ceux qui l'imitent et imitent le Père, le Royaume est déjà parmi nous. C'est une semence qui vient de Jésus et que le monde ne peut pas expulser, même s'il s'efforce de le faire.

*

Autre preuve que Dieu ne prétend pas régner sur le monde : il nous en révèle le roi et ce n'est pas lui, mais toujours son adversaire acharné, Satan, l'accusateur et le persécuteur. Pour peu qu'on y réfléchisse, on comprend que le défenseur des victimes, le Paraclet, doit avoir pour adversaire le prince de ce monde, mais il ne s'oppose pas à lui par la violence.

René Girard, La Route antique des hommes pervers.

lundi, avril 19, 2010

Oya Baydar : Parole perdue





Biographie de l'auteur
Née à Istanbul en 1940, diplômée en sociologie en 1964, emprisonnée en 1971 pour son opposition au coup d’État militaire, exilée en Allemagne en 1980, revenue en Turquie en 1991, Oya Baydar a publié recueils de nouvelles et romans qui l’ont placée au premier rang des écrivains de son pays. Elle a remporté plusieurs prix, dont le Prix Sait Faik pour Adieu Aliocha, le Prix Orhan Kemal pour Ne restent que des cendres.

Son dernier roman, Parole perdue, est considéré comme son chef-d’oeuvre.

Broché: 455 pages
Editeur : Editions Phébus (8 avril 2010)
Collection : LITT.ETR.
Langue : Français
ISBN-10: 275290391X
ISBN-13: 978-2752903914



samedi, avril 17, 2010

TV, radio : Our, Chrétiens d'orient, Saddam

TV

Vendredi 23 avril à 20h36 sur la chaîne Histoire : Les jardins de Babel : Our. (1/4), documentaire de Serges Tignères et Ken Matsumoto, 2001. Civilisations.

Radio

Dimanche 18 avril à 8h00 : Le Nouveau Défi des chrétiens d'Orient. D'Istanbul à Bagdad; Sébastien de Courtois (Lattès) ; Foi et tradition, Jean-Pierre Enkiri.


Mardi 20 avril à 7h30 sur radio Notre-Dame : Geneviève Moll, journaliste, pour sa préface de Saddam. Les secrets d'une mise à mort livrés par son avocat, Khalil Al-Doulaïmi (Sand). Le Grand Témoin, L. Daufresne.


vendredi, avril 16, 2010

Complot internationalo-islandais contre les Kurdes

En raison de l'annulation des vols, Abdullah Keskin se trouve retenu en Turquie non en raison des autorités mais par la faute des Islandais qui balancent leur poubelle un peu partout dans le ciel européen. La conférence est donc reportée au samedi 24 avril, même heure.

Par contre l'exposition est, elle, accrochée et visible à l'Institut, les dessins n'ayant pas eu à prendre l'avion.


Samedi 17 avril 24 avril à 16h, à l'occasion de la parution des 40 premiers numéros de la revue Kurmancî (avec un glossaire kurde-anglais-français-turc et des index français-kurde, anglais-kurde et turc-kurde), une rencontre-débat aura lieu avec l'éditeur Abdullah Keskin (Avesta) à l'Institut kurde de Paris.

Abdullah Keskin présentera également sa nouvelle collection de livres pour enfants., dont une traduction en kurde du poème d'Éluard "Liberté", illustrée par l'artiste Ziya Aydin, dont les dessins seront exposés une semaine à l'Institut kurde.



Institut kurde de Paris, 106 rue Lafayette, 75010, Mº Poissonnière, Gare de l'Est, Gare du Nord.

Min dît : J'ai vu.


Cette semaine, à Malatya, Evrim Alataş, co-scénariste du film Min dît, a été inhumée après avoir succombé à un cancer du poumon. Kurde et alévie, Evrim Alataş était également journaliste et avait débuté en 1994 au quotidien Yeni Politika. Elle avait, par la suite, travaillé pour plusieurs quotidiens, Evrensel, Birgün, le supplément de Radikal, Radikal İki, ou bien Demokrasi et Özgür Bakış, en tant que reporter ou éditorialiste. Elle était également auteur de nouvelles.


Min dît venant tout juste de sortir en Turquie, son réalisateur, le kurde Miraz Bezar a été interviewé par le journal Zaman, édition du Dimanche.

Vous avez tourné le premier film kurde en Turquie, et vous traitez d'un sujet politique. Ne craignez-vous pas qu'il y ait des critiques ?

Si je m'étais uniquement préoccupé de buiseness ou de faire carrière comme certains de mes collègues, j'aurais tenté de me faire une place sur le marché en tournant d'autres films. Mais il y a certains problèmes qui me frappent, du point de vue d'un metteur en scène. Ce film a été rendu possible par une approche de la question kurde sans hésitation ni censure. Pour cette raison, ce film devait être en kurde. Car la langue que l'on parle là où il a été tourné est le kurde. Aujourd'hui, ce film peut être projeté avec des sous-titres, comme un film américain. Si un film en langue kurde peut participer à une compétition nationale à Antalya, cela veut dire que nous avons eu raison. Cela peut aussi ouvrir la voie à de jeunes réalisateurs de Diyarbakir qui ont un avenir dans ce secteur. Maintenant, des familles kurdes d'Iran souhaitent que leurs enfants deviennent réalisateurs de film, et non médecins ou ingénieurs parce que le cinéma est une grande chance pour les Kurdes de s'exprimer à l'étranger.

Dans les films réalisés sur la Turquie par des Turcs vivant à l'étranger on peut sentir un point de vue extérieur. Quel est votre point de vue dans le film ?

En Turquie, je suis allé à l'école jusqu'à l'âge de 9 ans. Quand je suis parti en Allemagne, mon enfance a été complètement bouleversée. J'ai essayé d'apprendre le kurde car c'était interdit en Turquie. Mener une vie d'immigré après les années 70 et durant l'époque du Coup d'État en Turquie était très difficile. Mais si vous veniez d'une famille kurde politiquement engagée, vous étiez proche des problèmes que connaissait la Turquie. Par exemple, combien d'années ont passé avant que l'on commence à débattre du JITEM ? Pour moi, le JITEM était un problème datant de 1995, 1996. En vérité, la Turquie aurait dû s'émouvoir de ce problème après l'accident de Susurluk, mais cela n'a pas eu lieu. Si j'étais resté en Allemagne pour faire ce film. alors cela aurait été un point de vue entièrement extérieur. Aussi, j'ai dû partir et traiter d'autre chose que ce que nous savons ou avons appris sur la papier.

Pourquoi le film s'appelle Min dît (J'ai vu) ?

Ce film est le regard douloureux d'un Kurde, le mien, en fait. Les générations viennent et s'en vont, mais cette question n'a pu être résolue, et passe en héritage. Le message principal du film est de se demander ce que nous laissons aux générations futures. Cependant, j'ai investi cinq années dans ce film, et je suis stupéfait que certains laissent entendre que je fais cela pour la propagande. Quelle personne dotée d'une conscience peut accepter le fait qu'aujourd'hui, 3000 enfants sont en prison ? Mais en Turquie, malheureusement, les politiciens n'ont pas, au sujet des enfants palestiniens les mêmes commentaires qu'ils ont sur ces enfants lanceurs de pierre. "Ceux qui lancent des pierres aujourd'hui se retrouveront avec des armes demain", disent-ils. Par conséquent on ne doit pas les laisser lancer des pierres. Vous ne changerez pas leur monde en les mettant en prison. Vraiment, c'est quelque chose comme "Je te frapperai sur la tête jusqu'à ce que tu saches ta leçon". Ce que vous devez réellement faire est leur tendre les bras et les réinsérer. Sinon, ces enfants sentiront qu'ils sont seuls. 90% des enfants de Diyarbakir ont une telle expérience. Ainsi, nous créons une masse de gens qui ne savent s'exprimer que par la violence.

Pourquoi avez-vous choisi de débattre d'une question politique du point de vue d'enfants ?

J'ai pensé que si je racontais cette histoire avec les yeux d'enfants, les gens qui vivent dans l'Ouest de la Turquie et qui ne savent rien de ces incidents pourraient ressentir plus facilement une empathie. Nous visons ensemble dans ce pays. Mais dans ce pays, on a payé des gens avec nos impôts pour qu'ils en tuent d'autres, en notre nom. Et ils n'ont pas eu à rendre de comptes sur de tels actes. Franchement, je crois qu'en Turquie, chacun est victime, et pas seulement les Kurdes. Le mode de vie pluriculturel que j'ai expérimenté à Kreuzberg, à Berlin, peut aussi être expérimenté dans ce pays, mais cela est refusé aux gens. On a fabriqué certaines idéologies, des dogmes, de la peur. Des centaines de millions de dollars ont été dépensés dans cette guerre et n'ont ainsi pas servi aux écoles, à la science ou au développement du pays. Nous devons nous demander en premier lieu pourquoi cette guerre a été menée. Ceux qui prennent certaines décisions en notre nom, ceux qui disent que nous sommes tous frères et sœurs mais mènent des politiques sans fraternité, ceux qui les ont appliquées, doivent être questionnés aujourd'hui. J'ai dépeint le JITEM et ces meurtres non résolus dans mon film afin que ces plaies puissent être soignées et que ces gens puissent dire ce dont ils ont été victimes et éventuellement guérir de leur traumatisme. J'espère qu'un jour nous serons capables de parler du traumatisme causé ainsi aux soldats. Vraiment, nous devons répondre avec conscience à ces questions.

Dans le film, la mère communique avec ses enfants au moyen d'un conte de fée. Est-ce que ce conte de fée a une signification particulière ?

De façon général, le film s'inspire de Hansel et Gretel. En fait, le thème de base de ce conte est que ces enfants sont laissés seuls dans les bois ou notre vaste monde. Et comme dans le conte de fée "Zilli Kurt" nous voyons que la violence nourrit la violence. Cela s'applique au fait de lancer des pierres. Mais, en tant que metteur en scène, je veux présenter un moyen de contenir la violence et d'empêcher sa perpétuation. Dans ce conte, les villageois ne tuent pas un loup qui leur a causé des problèmes, mais ils lui mettent une clochette autour du cou. Cela veut dire qu'il est possible de développer une méthode alternative pour répondre à la violence.

Concernant les personnages du film, les critiques disent que les Kurdes sont entièrement bons et les Turcs entièrement mauvais. La Turquie connaît une première expérience. Quand une personne parle turc dans un film en langue kurde, cela ne veut pas dire qu'elle est turque. Je vous parle en turc, mais je suis Kurde. Nous voyons les choses de la façon dont nous voulons les voir.





Les deux jeunes acteurs du film :

Muhammad Al :

Dans le film, je joue le rôle d'un enfant dont les parents ont été tués alors qu'ils se rendaient à une cérémonie de mariage. Je commence alors à travailler dans les rues et prend de mauvaises habitudes. Comme Firat l'a vécu dans le film, ma famille a été durement touchée par le conflit dans la région. Notre village a été brûlé. Quand nous nous sommes retrouvés seuls, nous avons dû partir pour la ville. Nous sommes passés par des moments difficiles et nous avons survécu. J'ai travaillé comme vendeur de rue. Mon rôle dans le film est parallèle à ce que j'ai vécu dans la vie réelle. Les enfants de Diyarbakir, dans la région, font face à des conditions de vie très dures. Pour un environnement plus pacifique, les adultes doivent créer un monde meilleur pour les enfants. Pour cela, la police ne doit pas user de la violence contre les enfants. Cela se transforme plus tard en haine et en pierres. Les enfants sont emprisonnés, et alors, leur vie devient encore plus insupportable.

Şenay Orak :

Je joue le rôle de Gulistan, la sœur aînée de Firat, dans le film. Nos parents ont été tués. Nos vies sont détruites. Nous sommes abandonnés dans les rues. Cela ne devrait pas, mais nous sommes obligés pour survivre, comme cela arrive dans la vie réelle. La raison pour laquelle des enfants sont impliqués dans des crimes, dans cette région, est que les gens sont privés de leurs droits. Si on donne aux gens leurs droits, ils ne commettront pas de mauvaises actions. L'État doit donner aux gens ce qu'ils veulent. Ceux qui lancent des pierres dans les rues doivent être regardés pour ce qu'ils sont. Ce sont des enfants et ils ne peuvent pas penser d'une manière sensée. Ils ne savent rien de ce qui est, et ce qu'ils font. Les peines de prison mènent les enfants dans une autre impasse. La raison de ces lancers de pierres doit être étudiée et une solution trouvée.

jeudi, avril 15, 2010

La Croix : Reportage



(Photos : Claire Lesegretain/La Croix).

Sur le site de la Croix, reportage sur le Kurdistan d'Irak, avec Monseigneur Rabban et son lycée en vedette.


lundi, avril 12, 2010

La population de Cilicie


Le XIXe siècle connut aussi une forte croissance des populations kurdes en Cilicie. Pour des considérations d'ordre économique et en quête de stabilité, des Kurdes abandonnaient les provinces orientales de l'Empire pour venir s'établir dans des territoires situés plus à l'ouest. Au début, ils étaient formés de tribus nomades, arrivant en Cilicie après de longues pérégrinations. Mais, au fil du temps, ils s'y sédentarisèrent et choisirent notamment comme lieu de résidence la plaine d'Osmanié, la région de Sis-Kozan et quelques villages de la plaine d'Adana. En peu de temps, les Kurdes constituèrent la population la plus nombreuse du Djebet Bereket et de ses environs. Si bien que ce massif montagneux situé à l'est, parallèle à l'Amanus, commença à être désigné comme le Kurd Dagh. La plupart des Kurdes du Djebel Bereket étaient de confession alévi, plus communément appelée Kizilbach.
(…)
Bien que datant de l'avant-guerre, les chiffres de l'Annuaire oriental sont ceux qui se rapprochent le plus des estimations de populations faites du temps de la présence française. Un tableau sur la composition ethnique dressé par l'administration française estime, en effet, le nombre total des habitants de Cilicie à 400 000, dont 230 000 musulmans et 154 000 chrétiens. Notons que parmi les habitants de confession musulmane, 100 000 étaient kurdes ou turcomans, 100 000 arabes, 10 000 tcherkess et 20 000 turcs. En ce qui concerne la population chrétienne, 120 000 étaient arméniens, 28 000 grecs et 5 000 chaldéens ou syriaques.
(…)
En novembre 1921, l'administration française prépara une autre estimation de la répartition des groupes ethniques et religieux de la Cilicie […] Dans le rapport, le nombre des musulmans de Cilicie est évalué à 372 689, tandis que celui des chrétiens s'élève à 218 200. Le nombre des Turcs est soudain passé à 140 000 – cela dépend évidemment des groupes définis sous ce vocable –, celui des Arabes alawis est de 100 000, des Arméniens de 125 000, des Grecs de 60 000, des Grecs orthodoxes et catholiques d'origine syrienne à 25 000, des Kurdes kizilbach à 40 000, des Kurdes sunnites à 25 000, des Tcherkess à 20 000, des Maronites à 3 000, des Chaldéens à 2 500, des Nestoriens à 1 200.
(…)
E ce qui concerne le sandjak de Marach, selon un rapport français fait en octobre 1919, la population de la ville de Marach étaient estimée à environ 50 000, dont 30 000 Turcs et 20 000 Arméniens. Dans le caza d'Albistan, formé essentiellement de Turcophones, la population totale était de 45 000 âmes. Le caza de Göksoun ayant une population totale d'environ 25 000 âmes, comptait environ 15 000 Tcherkess, le reste étant formé par des Turcs et des Kurdes. Enfin, le nombre d'Arméniens dans le caza de Zeïtoun était estimé à 3 000.
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La France en Cilicie et en Haute-Mésopotamie : Aux confins de la Turquie, de la Syrie et de l'Irak (1919-1933)

Concert de soutien à l'Institut kurde