jeudi, février 25, 2010

Minorités en Islam : le modèle diffus : les "Gens de la Vérité

Face à cet échec d'ensemble et à cette disparition des ségrégations montagnardes, quel est donc le principe dominant de répartition sectaire dans le domaine turco-iranien ? On peut le définir par la dilution et la dispersion. Les sectes sont éparpillées, leur diffusion très large. La bédouinisation généralisée a assuré, par la mobilité des groupes humains, l'essaimage sur des étendues considérables, en même temps que, par leur instabilité, elle prévenait toute concentration substantielle. Il y eut naturellement des tendances aux regroupements, mais ceux-ci n'aboutirent généralement qu'à des îlots de faible extension.
Un bon exemple est ainsi donné par les Ahl-é Haqq (les "Gens de la Vérité" en persan), suivant le nom qu'ils se donnent à eux-mêmes, que les Chiites duodécimains d'Iran appellent Ali Ilahi ("les adorateurs d'Ali"), qui représentent dans les hautes terres iraniennes une forme de Chiisme extrémiste et syncrétiste très proche de celui des Alaouites de Syrie, avec lesquels ils partagent en tout cas, à défaut de toutes les croyances, le même type d'anarchie et d'inorganisation, la même absence d'unité. Tenue largement secrète sous le couvert d'une adhésion officielle au Chiisme duodécimain dominant, l'affiliation est en fait très répandue en Iran. Son foyer de diffusion, où sa présence est encore aujourd'hui maximale, se laisse aisément cerner. Il s'agit des populations de langue loure du Zagros occidental, autour de Kermânchâh, et en particulier de la grande tribu des Papi, à l'Est et au Sud-Est de Khorramabâd. Il est difficile de préciser dans quelle mesure la secte s'étend plus à l'Est chez les Bakhtiyâri, néanmoins elle est certainement prédominante chez les Gourân, voisins septentrionaux des Lours, entre Kermânchâh, Sannah et Hamadân, et plus ou moins diffuses parmi les tribus kurdes voisines (Lak). Cet espace correspond largement à celui où s'était établie aux XIVe et XVe siècles la principauté des Kara Koyounlou, dont on sait qu'elle avait favorisé les progrès de la secte. Mais à partir de ce centre principal la dispersion a été prodigieuse. Des éléments sont plus ou moins disséminés dans tout l'Azerbaïdjan, notamment au nord de Tabriz, où leur cartographie est loin d'être faite dans le détail, et jusqu'en Transcaucasie, dans l'Azerbaïdjan ex-soviétique. Ils sont nombreux, en groupes épars, dans les montagnes du bourrelet caspien, et sur le versant septentrional lui-même, notamment parmi les tribus de Kurdes Khodjavand installés à la fin du XVIIIe siècle dans le Kalâr Dacht, bassin de la moyenne montagne du Guilân (vers 1250-1300 m d'altitude), pour contenir les populations locales, par le fondateur de la dynastie Qâdjâr qui leur concéda pour leur parcours d'été les pâturages du grand massif voisin de l'Alam Kouh. On en connaît dans le Khorâsân, où ils sont liés à l'établissement de tribus kurdes et azéries à la frontière Ouzbek aux XVIe et XVIIe siècles, et jusque dans l'Asie centrale où on les a signalés à la fin du XIXe siècle dans l'Est du khanat de Boukhârâ, sur les contreforts occidentaux du Pamir. On en a rencontré au début du XIXe siècle dans l'Afghanistan central à l'Ouest de Kaboul, sur les flancs du Kouh-é Bâbâ. On les trouve ça et là dans le Centre et le Sud du plateau iranien, comme dans la plaine de Varâmin au Sud de Téhéran, et il en existe un village dans le Fars près de Chirâz. Vers l'Ouest et le Sud-Ouest d'autres fractions se sont répandues, avec les tribus kurdes, jusque sur le versant du Zagros regardant la plaine mésopotamienne et notamment dans le Sud-Est de la Turquie actuelle, où s'opèrent la transition, dans des conditions obscures, avec l'Alévisme anatolien. On tient là une remarquable illustration du rôle des déplacements de populations et de la mobilité des tribus nomades qui ont caractérisé le domaine iranien jusqu'à l'époque contemporaine.
Le cas des Ahl-é Haqq est loin d'être isolé. Le même modèle de répartition s'observe, sur le plateau iranien, pour des sectes qui, sur le versant arabe du Taurus, sont au moins particulièrement concentrées dans des refuges, tels les Yézidis, ou même les Chrétiens jacobites et nestoriens. Ils se retrouvent dans toute l'Anatolie occidentale pour la diffusion de l'Alévisme.
Xavier de Planhol, Minorités en Islam, 2, Le domaine turco-iranien : Le modèle diffus : Les "Gens de Vérité".


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