vendredi, novembre 20, 2009

De l'amour et des amants




Lausanne, musée cantonal des Beaux Arts
C'est cette conjonction qui explique en tout cas le charme étrange duTawq, ce livre d'amour fils d'une guerre civile. Pourquoi lui avoir choisi le thème de l'amour en effet si, comme je le laisse entendre, les malheurs de la Communauté l'ont inspiré ? Ibn Hazm répond dès les premiers chapitres. L'amour y est d'abord défini comme une fitna, une sédition, une guerre civile. Aimer, c'est choisir, contre tous les autres, un seul qu'on en distingue, et qui vous en distingue par l'amour même qu'on lui porte ; c'est donner, quand il est en cause, un sens singulier aux gestes, aux signes et aux mots que les hommes ont ordinaire en commun. L'amant est un étranger au pays du partage, un barbare travesti dans la cité, toujours sourdement hostile à ses usages et à ses lois.
Gabriel Martinez-Gros, Introduction à De l'Amour et des amants, Ibn Hazm
Ah, que l'on est loin des tièdes philia et agapè chrétiennes ! Même le pape, qui essaie pourtant de réhabiliter l'Éros dans son encyclique sur l'amour s'obstine à le circonscrire – avec une grande mauvaise foi car il n'est pas idiot –à la sensualité, à la jouissance possessive. L'amour qui est fitna, sélection, exclusion, sédition, guerre civile, ça a tout de même une autre allure que ce programme de bon père, bon époux, bon paroissien, garant de la paix sociale...

Et pourtant, celui qui disait :

Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre, je ne suis pas venu apporter la paix mais l'épée ; car je suis venu séparer l'homme d'avec son père, la fille d'avec sa mère, et la belle-fille d'avec sa belle-mère ; et l'homme aura pour ennemis ceux de sa maison. (Matthieu 10, 34-36)

"Croyez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre ? Non, je vous assure, mais au contraire, la division ; car désormais s'il se trouve cinq personnes dans une maison, elles seront divisées les unes contre les autres ; trois contre deux, et deux contre trois ; le père sera en division avec son fils et le fils avec le père ; la mère avec la fille, et la fille avec la mère ; la belle-mère avec la belle-fille, et la belle-fille avec la belle-mère." (Luc, 12, 49-53)
... ne réclamait pas non plus un amour équitable et bienséant – Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi – finalement, de quel amour parlait-il ?

Sur l'étrange destin des Omeyyades, si honnis des chiites, lignée imamicide, hypocrites, infidèles, auxquels Ibn Hazm voue un étrange et fidèle amour. Du sang du Prophète, de la langue du Prophète, tueurs de sa lignée, même pas ouvertement comme les juifs parents du Christ, non pis : Musulmans suspects, dissolus, séditieux, un califat exilé de La Mecque et de Médine comme les juifs de Jérusalem, califat occidental (au sens où Occident s'entend comme terre d'exil et de déreliction par les Ishraqî), un anti-califat, au fond, comme il y eut les anti-papes. Après les juifs errants, les Qoraychis errants...

Il faut avoir, comme Ibn Hazm – et nombre de ses contemporains, sans doute, les poèmes du Tawq en font foi – l'esprit rompu aux virtuosités de la métaphore et de l'analogie, pour en déduire la suite : l'amour, ce sont les Omeyyades. Ce n'est plus de l'amour qu'on leur voue qu'il est question ici, mais de cette évidence : il n'est pas de meilleure traduction historique de l'amour, dans la double définition que nous en avons donnée – à la fois dissidence et mémoire –, que l'aventure omeyyade. De mémoire, il n'en est pas plus longue dans l'Islam. Leur règne traversait les quatre siècles d'existence que comptait alors la nation de Muhammad, pour toucher à l'origine : La Mecque et la Révélation. Ou plutôt, au-delà même de cette origine, leur nom réveille le souvenir obscur, et presque obsédant pour le citadin de l'An Mil, de ces Bédouins d'avant l'Islam qu'il se reconnaît pour ancêtres, ignorants de la parole divine, comme longtemps les Omeyyades, et pourtant maîtres de cette langue arabe où le Coran devait se déployer ; sans souci de la Loi, mais poètes incomparables de la guerre, et de l'amour précisément. Nul thème ne pouvait mieux convenir au plus haut lignage de La Mecque, quand elle n'était pas encore le cœur interdit de l'Islam.

Mais cette patrie, les Omeyyades l'ont quittée. De siècle en siècle, leur histoire ne fut qu'errance et dissidence, Ils ont les premiers rompus avec l'Orient, et brisé l'unité, jusque-là maintenue, de la Communauté musulmane. Un siècle auparavant, en 660, c'est au prix d'une première guerre civile qu'ils s'étaient emparés du pouvoir. Mais ces épisodes sanglants ou glorieux, toujours entachés de la violence d'une fitna, ne sont que les répliques d'une autre sédition, plus grave, d'une faille plus profonde et à jamais active : le refus de la Révélation, le rejet du Prophète, l'absence des Omeyyades à Médine, dans la première cité musulmane.

C'est l'ultime ambiguïté de l'histoire omeyyade comme de l'amour. Cette rébellion ne se comprend pas sans la communauté qui la subit. La mémoire des Omeyyades est celle d'une faute originelle qui représente sans cesse la Loi qu'elle a bafouée, le Prophète qu'elle n'a pas suivi. Par ce biais coupable, la trace andalouse mène au havre dont la pensée ne peut se séparer de l'exil où les Omeyyades se sont rejetés, c'est-à-dire à l'Islam, dont ils furent de si piètres croyants, avant de porter ses armes aux extrémités de la terre. De même, c'est à l'extrémité des routes du souvenir omeyyade, dans l'extrême enfance des Arabes, quand tout paraît se dissoudre dans l'incertain du désert, que sont données les certitudes de l'Islam, qui survivront aux Omeyyades.

Gabriel Martinez-Gros, Introduction à De l'Amour et des amants, Ibn Hazm



François Boucher, 1747, Art Institute, Chicago. 

Après les insinuations du langage, quand on est déjà accepté et complice, viennent les indications du regard. Ils tiennent, dans le code de l'amour, un rôle admirable, et réalisant d'étonnantes prouesses. On peut s'y rompre ou s'y unir, y promettre ou s'y menacer, y saisir au collet ou y apaiser, ordonner ou interdire, y conclure des engagements, y alerter contre l'œil hostile, y éclater de rire ou y pleurer de tristesse, poser des questions et y répondre, y défendre et y accorder. Chacune de ces significations correspond à une disposition du regard qu'aucune définition ne circonscrit, aucune image, aucune description, ou très mal. Il faut voir pour savoir. De ce code, je ne donnerai donc ici qu'une idée sommaire.

Un coup d'œil en coin, une seule fois, veut dire "non" ; un battement de paupière, "j'accepte" ; prolonger le regard, "je souffre", "je suis malheureux". Fermer les yeux un instant se lit "joie". Montrer du doigt ses paupières indique la menace ; tourner la pupille dans une direction, puis la ramener rapidement met en garde contre ce qu'on aura ainsi désigné ; deux prunelles voilées au coin de l'œil interrogent ; ramener la pupille vers le coin inférieur témoigne d'une opposition ; tonner des deux prunelles, du milieu de l'œil veut dire "interdiction absolue", etc. Mais pour bien comprendre, il faut que l'œil soit présent.

Sache que l'œil supplée aux messages, qu'il fait saisir les intentions. Les quatre autres sens sont les portes du cœur et les percées de l'âme. L'œil en est le guide le plus sûr pour le chemin le plus long, celui dont le travail mérite toute confiance. C'est l'éclaireur sincère de l'âme, celui qui la conduit droit au but, son miroir poli où se reflètent les réalités, où elle saisit les essences et comprend le sensible. On a dit : "Aucun enseignement ne remplace ce qu'on voit."


Rien n'est pire chez les humains que la délation, c'est-à-dire la calomnie. C'est un trait qui dénonce une constitution fétide, une branche pourrie, un naturel putride, une éducation prostituée. Le calomniateur est nécessairement un menteur, puisque la calomnie est une branche du mensonge, une de ses espèces, et je n'ai jamais une seule fois aimé un menteur. Je pardonne, chez un ami, toutes les tares, mêmes graves, et je le remets entre les mains de son Créateur Tout-Puissant. Je jette le voile sur ce qui en apparaît dans son caractère, sauf quand je sais qu'il ment. Ce mensonge, pour moi, ternit tous ses mérites, lui retire toutes ses supériorités, et chasse tout ce qui vaut en lui. Je n'en espère plus, par principe, aucun bien. De toute faute, en effet, on peut se repentir, et sur tout vice jeter le voile et le rachat. Pas sur le mensonge. Il n'y a pas moyen de revenir sur un mensonge, ni de le cacher, par définition. Je n'ai jamais connu, et je ne sais pas qu'on ait jamais connu, un menteur qui ait abandonné le mensonge sans jamais y retomber. Je n'ai jamais rompu le premier avec une de mes relations, sauf quand il m'apparaissait qu'elle mentait. À partir de là, c'est moi qui vise à l'éviter, qui m'attache à m'en défaire. C'est une faille secrète que je n'ai jamais vu chez quiconque n'était pas aussi soupçonné de méchanceté dans l'âme, ou montré du doigt pour quelque difformité monstrueuse de ses fibres intimes. Que Dieu nous préserve de Son abandon. 

L'union est un des visages de l'amour. C'est une fortune illustre et une halte ombreuse, un cercle bienheureux et une aurore joyeuse ; c'est la vie soudain neuve, l'éclat du quotidien, c'est le bonheur sans fin et une grâce immense, que Dieu nous donne. Si ce bas monde n'était une demeure d'emprunt, d'épreuves et d'incertitude, et le Paradis seul havre des récompenses que le haïssable me menace plus, je dirais que l'union avec l'aimé connaît cette même pureté sans trouble, cette jubilation sans mélange et sans tristesse, cet achèvement du désir et ces espérances comblées. J'ai fait l'expérience de tous les plaisirs, j'ai saisi toutes les fortunes, où qu'elles mènent. Ni les faveurs du pouvoir, ni les avantages de l'argent, ni même être quelque chose quand on était rien, ni le retour après l'absence, ni le salut après la peur et l'exil loin du puits de son clan, rien n'égale dans une âme l'union amoureuse, surtout quand elle est si longtemps empêchée que le feu prend, que la flamme monte et que l'espérance s'embrase. Une prairie qui s'illumine après la pluie, l'aurore d'une fleur quand les nuages nomades lèvent leur camp nocturne dans la douceur du matin, le murmure des eaux qui percent les mille couleurs des parterres, la grâce des blanches citadelles qui assiègent de verts jardins ; non, rien ne dépasse l'union avec un aimé dont la nature satisfait, dont le caractère plaît, dont les traits rivalisent avec la beauté. L'éloquence renonce à l'imiter, la clarté du discours y tourne court. 

J'ai foulé le tapis des califes, j'ai siégé au conseil des rois. Je n'y ai jamais rien constaté qui approche la crainte révérencieuse que l'amant montre à son aimé. J'ai vu les vainqueurs tenir à leur merci la vie d'un chef ennemi, j'ai vu gouverner les ministres, j'ai partagé l'heureuse outrecuidance de ceux qui dirigent l'État ; mais je n'ai jamais observé d'exultation plus intense, de joie plus rayonnante que celle d'un amant certain du cœur de son aimé, assuré du penchant qu'on a pour lui et de l'affection qu'on lui porte. J'étais là quand on faisait paraître en présence des souverains des gens qui avaient à se disculper. J'ai eu en face de moi des hommes accusés d'avoir partagé les pires crimes avec des rebelles et des tyrans. Mais je n'ai rien vu de plus humble qu'un amant interdit devant celui qu'il aime avec égarement, quand il est irrité, aveuglé par la colère et submergé par l'injustice.

J'ai éprouvé les deux situations. Dans la première, j'étais plus tranchant que le fer, plus acéré que l'épée, incapable de m'abaisser, dédaigneux de me soumettre. Dans la seconde, j'étais plus humble qu'une vieille harde, plus souple que le coton. Je me hâtais de m'humilier dans l'espoir d'un profit, et je ne manquais pas une occasion de marquer ma soumission pour y trouver davantage. Ma langue se déliait, je sondais l'obscure subtilité des mots pour m'expliquer plus clairement. Je multipliais les tons et les genres. J'allais en un mot à la rencontre de toyt ce qui pouvait me faire agréer.

Les accusations injustes sont une des faces de l'éloignement, Elles viennent au début et à la fin de l'amour ; au début, comme signe d'un amour vrai ; à la fin comme signe d'une tiédeur qui annonce déjà les lointains de l'oubli. 



Le premier degré de la fidélité, c'est d'être fidèle à qui vous est fidèle. C'est un devoir, une loi qui s'impose à l'amant comme à l'aimé. Ceux qui la violent ont la vilenie dans le sang. Il ne leur reste ni disposition, ni aspiration au bien.

(…)

Le second degré de la fidélité, c'est de la maintenir à qui vous trahit. C'est le fait des amants, et non des aimés, dont ce n'est pas la manière, et que rien n'engage. Il y faut, en outre, une résolution que seuls peuvent soutenir les plus durs à la peine, les cœurs larges, les âmes libres, les vastes générosités, les citadelles de l'intelligence, les natures nobles, les intentions sans taches. Qui oppose la trahison à la trahison ne mérite pas d'être blâmé ; mais celui qui y répond comme nous le disions le surpasse de la tête et des épaules. La fin de cette fidélité, c'est de renoncer à rendre injure pour injure, d'écarter d'une main ferme tout ce qui ressemble à la guerre, en paroles ou en actes, de contenir autant qu'on peut ces violences qui déracinent l'amitié, de continuer à mettre son espoir dans l'affection et d'aspirer à en être un peu payé de retour, tant qu'un petit nuage promet une goutte de réconciliation, ou un éclair au loin, ou un grondement à peine audible… Même quand le désespoir tombe, quand la colère affermit son règne, il y a de la douceur à épargner celui qui l'a trahi, à protéger celui qui fait mal, à sauver celui qui blesse, quand le souvenir de ce qui fut oppose encore sa tendresse au ressentiment pour ce qui est. Respecter la protection qu'on a offert est une loi intangible pour l'homme intelligent. Vivre sa nostalgie, ne pas oublier ce qui n'est plus, ce dont le vrai temps est consommé, est un des signes les plus sûrs d'une vraie fidélité. C'est un très beau trait, qu'il convient de cultiver dans toutes les nuances du commerce des hommes, en toute circonstance.

(…)

Le troisième degré, c'est la fidélité absolue du désespoir, quand la mort a tout dénoué, quand elle a saisi à l'improviste. Dans cette situation, la fidélité est plus haute et plus belle que celle de la vie, quand on peut encore espérer revoir l'autre.

(…)

Sache que la fidélité incombe à l'amant, et qu'il y a plus d'obligation que l'aimé. Il y est tenu par sa condition : c'est lui qui prend l'initiative de l'attachement, lui qui s'expose à nouer le pacte, lui qui vise à raffermir la tendresse, lui qui appelle de ses vœux un commerce vrai. Il marche au premier rang dans la quête du pur amour, il se donne le premier pour but le plaisir qu'on gagne à l'amitié ; le premier il se passe le mors d'amour le plus serré qu'il peut, et la bride la plus courte. À quoi rimerait tout cela s'il se refusait à y ajouter la touche finale ? Qui lui dit de susciter la tendresse, s'il néglige d'y mettre le sceau de la fidélité à celui qu'il désire ?
L'aimé, lui, n'est qu'un pôle qui attire, une direction du désir, qui choisit de l'agréer ou de le négliger. S'il l'accepte, il comble l'espérance. S'il se refuse, il n'est pas juste de l'en blâmer. Se proposer l'union, insister pour l'obtenir, travailler à accorder les caractères, à étendre la complicité au temps de l'absence comme à celui de la présence, de fidélité dans tout cela, point. Car c'est sa propre fortune qu'on cherche, c'est à sa propre joie qu'on s'efforce, c'est pour soi qu'on ramasse ce bois. L'amour appelle sur ses traces, et pousse en avant qu'on le veuille ou non. En vérité, on ne peut se louer d'être fidèle quand on est incapable de ne pas l'être. 

Ibn Hazm, De l'Amour et des amants, trad. Gabriel Martinez-Gros 

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