dimanche, mai 31, 2009

AMNESTY INTERNATIONAL PUBLIE SON RAPPORT SUR L’IRAN, l’IRAK, LA TURQUIE ET LA SYRIE


Amnesty International a publié ses rapports sur l’état des droits de l’homme et de leurs violations dans le monde. La situation des Kurdes est évoquée ainsi dans les rapports concernant l’Iran, la Syrie, la Turquie et l’Irak avec une section spécialement consacrée au Kurdistan d’Irak.

L’Iran continue, selon l’organisation de « marginaliser » ses minorités ethniques, et « particulièrement les Azéris, les Baloutches et les Kurdes », qui dénoncent la violation de leurs « droits économiques, sociaux et culturels ainsi que de leurs droits civils et politiques. » L’usage du kurde, comme des autres langues « minoritaires » est interdit dans les écoles et les administrations, et les Iraniens qui militent pour leurs droits économiques, sociaux et culturels sont fréquemment arrêtés, menacés et emprisonnés. Amnesty International pointe aussi l’irrégularité des jugements qui ont condamné à la peine capitale des Kurdes accusés d’appartenance au PJAK, la branche iranienne du PKK. L’organisation rappelle tout particulièrement le cas de Farzad Kamangar, cet enseignant kurde qui a toujours nié appartenir au PJAK et a été gravement torturé en détention. Il encourt la peine de mort. Entre le mois d’août et d’octobre 2008, plus de 50 prisonniers ont observé une grève de la faim pour protester contre l’exécution de Kurdes, et « pour réclamer le respect des droits civils pour un certain nombre de Kurdes en détention ».

De façon générale, la promotion de la langue et de la culture kurdes en Iran expose à des persécutions policières et des condamnations iniques. Détenu depuis juillet 2007, Mohammad Sadiq Kabudvand, qui a fondé et préside l’Organisation des droits humains au Kurdistan, a été jugé et condamné en mai 2008 à dix ans de prison pour avoir agi « contre la sûreté de l’État en créant l’Organisation des droits humains du Kurdistan » et un an pour « propagande contre le régime » Cette dernière peine a été annulée en appel, mais les dix ans d’emprisonnement ont été confirmés. Mohammad Sadiq Kabudvand a été détenu au secret, sans visite de son avocat ni de sa famille pendant longtemps. Il a aussi été privé de soins médicaux sur une longue période.

L’Etat n’a intenté aucune action pour protéger les femmes des violences domestiques, alors qu’un grand nombre d’immolations par le feu ont pour motif une oppression familiale. D’un autre côté, les militants féministes sont aussi en butte à la répression de l’Etat, même si leurs activités sont pacifiques, comme celles de Parvin Ardalan, qui risque d’être condamnée à une peine de prison. Les Kurdes étant majoritairement sunnites ou appartenant à des minorités religieuses comme les Ahl-é-Haqq, ils sont en butte à la persécution du pouvoir chiite, ou à diverses formes de discrimination. Ainsi, relève Amnesty, « les directeurs d’écoles devaient signaler aux bureaux locaux des services de sécurité la présence dans leur établissement de baha’is ou d’adeptes d’autres « sectes subversives », comme Ali-Ilâhi ou Ahl-e haqq. »

En Syrie, le rapport indique que « les membres de la minorité kurde souffraient de discrimination ; beaucoup étaient de fait apatrides et ne bénéficiaient pas pleinement de leurs droits économiques et sociaux. » Mashaal al Tammo a été arrêté le 15 août 2008 pour ses activités politiques au sein d’un mouvement kurde et encourt la peine de mort pour « tentative pour déclencher une guerre civile ou des dissensions confessionnelles », de « conspiration ». De façon générale, l’identité kurde est réprimée, notamment dans l’usage de la langue et de la culture. Le décret-loi n° 49 du 10 septembre 2008, restreint fortement le droit au logement et à la propriété dans les régions frontalières ; ce qui touche la plupart des zones de peuplement kurde.

En Turquie, le rapport est particulièrement sévère et la plupart des atteintes aux droits de l’homme et aux libertés concernent la question kurde. Le DTP risque toujours son interdiction par la Cour constitutionnelle, alors que l’AKP, le parti au pouvoir, y a échappé. Le conflit armé avec le PKK a fait des victimes civiles dans des attentats à l’explosif « souvent commis par des individus isolés ou des groupes non identifiés ». Hors du Kurdistan de Turquie, les Kurdes ont subi des agressions en raison de leurs origines : « certains ont été harcelés ou attaqués et des inconnus ou des groupes non identifiés s’en sont pris à leurs biens. En septembre, le département d’Altınova, situé dans l’ouest de la Turquie, a été le théâtre d’agressions de ce type durant plusieurs jours ».

La loi antiterroriste continue de réprimer toute manifestation culturelle kurde, au gré de la volonté des procureurs. Ainsi, « neuf enfants, tous membres de la chorale municipale de Yenişehir, un quartier de Diyarbakır, ont été poursuivis en vertu de l’article 72 de la loi antiterroriste pour avoir entonné un hymne en langue kurde, entre autres chants, lors d’un festival culturel. Ils ont été acquittés en première comparution, mais le mandat d’arrêt délivré contre la chef de chœur Duygu Özge Bayar a été maintenu. » Plusieurs fêtes de Newroz ont été interdites dans des villes du Kurdistan. Les mineurs ont eu à subir, de façon générale, un regain de violence et de mauvais traitements de la part des forces de l’ordre. Dans des manifestations interdites, souvent sans motif valable, « dispersées au moyen d’une force excessive, souvent même sans que des méthodes sans violence aient été tentées », des enfants ou des adolescents ont été durement frappés et emprisonnés avec des adultes.

Les exactions policières ou de la part de l’Etat en général ne sont que peu ou pas du tout sanctionnées. Ainsi, des « fonctionnaires ont été filmés alors qu’ils brutalisaient C. E., un adolescent de quinze ans qu’ils venaient d’interpeller en marge d’une manifestation à Hakkâri ; un procureur a classé sans suite la plainte relative à ces violences. En revanche, l’adolescent a été poursuivi pour sa participation à la manifestation. » Après les manifestations d’octobre en faveur de la libération d’Abdullah Öcalan, « une centaine de mineurs, voire davantage, ont été inculpés d’infractions passibles de plus de vingt ans de réclusion ». A Adana, le préfet a menacé de sanction collective « les familles dont les enfants avaient manifesté. »

La législation antiterroriste a aussi permis la condamnation de plusieurs personnes accusées d’appartenance au PKK à partir de faits douteux ou peu étayés. « Murat Işıkırık a été condamné à sept ans d’emprisonnement pour « appartenance à une organisation terroriste », sur la seule foi de sa présence aux 
obsèques d’un membre du PKK, au cours desquelles il avait été photographié en train de faire le « V » de la victoire. En septembre, Selahattin Ökten a été condamné à l’emprisonnement à vie pour avoir pris part à des opérations armées pour le compte du PKK. La déclaration de culpabilité était fondée sur un témoignage peu fiable qui aurait été obtenu sous la torture. »

Les conditions carcérales sont toujours mauvaises en Turquie, avec des mauvais traitements ou des mises en isolement infligés aux détenus. Amnesty International rappelle aussi le rapport du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) qui recommande qu’Abdullah Öcalan, le chef du PKK, « subisse certains examens médicaux, que les conditions matérielles de sa détention soient améliorées et que les autorités turques prennent 
des mesures pour qu’il ait davantage de contacts avec le monde extérieur. »

En Irak, Amnesty International a constaté une baisse significative des violences mais relève que « toutes les parties en présence ont commis des atteintes flagrantes aux droits humains. » L’ONG note aussi que « comme les années précédentes, le Kurdistan était moins touché par le conflit; des informations persistantes ont néanmoins fait état de violations des droits humains commises par les forces de sécurité et de violences contre les femmes dans cette région. » Parmi les 34 exécutions de condamnés à mort en Irak, 3 ont eu lieu dans laRégion du Kurdistan. Deux des condamnés avaient participé à un attentat qui avait fait 48 morts à Erbil, en 2005. La justice kurde a condamné en tout 9 personnes à la peine capitale, ce qui élève le nombre de prisonniers risquant d’être exécutés à 84, 33 à Erbil et 47 à Suleïmaniah. La Loi antiterroriste de 2006 qui a augmenté le nombre de crimes encourant la peine de mort a été prolongée pour 2 ans par le Parlement. Concernant la question des réfugiés, on recense près de 13 000 chrétiens qui ont dû fuir Mossoul en octobre après une série d’attaques contre leur communauté. Le rapport indique que « la plupart ont trouvé refuge dans des villages voisins ou à Dahuk, Erbil ou Kirkouk, mais 400 environ sont partis pour la Syrie. Selon les informations recueillies, un tiers des personnes déplacées avaient regagné Mossoul à la fin de l’année. »

La Région du Kurdistan d’Irak est la seule où l’organisation a constaté des « avancées » sur la question des droits de l’Homme. Ainsi, « plusieurs centaines de prisonniers politiques, dont beaucoup étaient détenus depuis plusieurs années sans avoir été jugés, ont recouvré la liberté. » Amnesty approuve aussi la suppression des peines d’emprisonnement pour « diffamation » lors du vote de la nouvelle loi sur la presse, ainsi que les limitations juridiques imposées à la polygamie.

Le rapport critique de façon plus détaillée les « atteintes aux droits humains » perpétrées par le service de sécurité de la Région, les Asayish, qui ne font l’objet d’aucun contrôle, et auraient eu recours à des arrestations arbitraires. On signale aussi des disparitions de personnes. Enfin, des cas de torture et de mauvais traitements sont évoqués. Ainsi « Melko Abbas Mohammad et sa mère, Akhtar Ahmad Mostafa, âgée de soixante ans, ont été maintenus à l’isolement pendant dix-neuf jours après leur arrestation, en mars, pour leur implication présumée dans un attentat à l’explosif. Melko Abbas Mohammad aurait été torturé durant sa détention dans la prison de l’Asayish Gishti (la Direction générale de la sécurité) à Sulaymaniyah. Il aurait été suspendu par les bras et les jambes et frappé à coups de câble; on lui aurait en outre administré des décharges électriques. En novembre, cet homme et sa mère ont été acquittés de toutes les charges pesant contre eux par un tribunal qui a ordonné leur remise en liberté; ils ont toutefois été maintenus en détention par l’Asayish. »

Les violences domestiques n’ont pas disparu, pas plus que les crimes d’honneur et des femmes ont été brûlées ou tuées par des membres de leur famille. Un foyer a été attaqué par des hommes armés venus « punir » une femme de leur famille qui s’y était réfugiée, et qui a été gravement blessée. Les associations de défense des femmes ont vu certaines de leurs membres menacées par les familles des victimes qu’elles protégeaient. Amnesty reproche surtout à la police kurde un certain laxisme dans l’identification et l’arrestation de plusieurs meurtriers impliqués dans ces crimes d’honneur. Le rapport sur les abus des Asayish a déclenché une protestation officielle du chef de ces services à Erbil, qui a relevé qu’en plusieurs points, les critiques étaient « dépassées », en raison de réformes déjà accomplies.

Malcom Smart, le responsable du département pour le Moyen-Orient et l'Afrique du nord-Amnesty international est revenu sur ce rapport et l'état des droits de l'homme au Kurdistan d'Irak, ainsi que sur les protestations des Asayish, lors d'un entretien télévisé donné à la chaîne KNN, alors qu’il venait tout juste de rencontrer le premier ministre, Nêçirvan Barzani, au sujet de ce rapport. Réitérant certaines de ses critiques, il s’est néanmoins déclaré « optimiste » sur la volonté politique du Gouvernement kurde d’avancer dans le respect des droits de l’Homme, en évoquant sa rencontre avec le Premier ministre, Nêçirvan Barzani : «Je dois dire que pour un entretien avec un Premier ministre, c'était assez inhabituel. Parce qu'il a dit clairement qu'il admettait ce rapport et réalisait qu'il était critique sur plusieurs points. Il a dit l'avoir lu et examiné les recommandations, qu'il a envoyées aux Asayish et à la police en leur disant de les lire et de les retenir. Une telle ligne politique est importante, et je l'approuve énormément. Bien sûr le temps montrera si cela a des effets. Mais j'en suis sorti très encouragé et j'ai senti une détermination à faire bouger les choses et à montrer l'exemple. » Interrogé sur le pourquoi d’une section spécialement consacrée à la Région du Kurdistan dans le rapport général sur l’Irak, Malcom Smart a répondu : « L'objectif principal de notre rapport était de dire que vous avez réussi de très bonnes choses dans la Région du Kurdistan, mais qu'il y a encore des points, au sujet de la Sécurité, qui doivent être corrigées. Le souci majeur est que les Asayish ne rendent pas assez de compte. Cela doit être fait à l'avenir ; et nous voulons aussi que plus de mesures concrètes soient appliquées pour résoudre la violence contre les femmes et aussi pour la défense des droits de l'homme. C'est le plus important pour vous, qui vivez dans la Région du Kurdistan. Cela est aussi précieux si cela envoie un message au reste de l'Irak, qu'une voie meilleure existe. »

samedi, mai 30, 2009

LA CAMPAGNE ELECTORALE A DEBUTE AU KURDISTAN D’IRAK


Alors que la date des élections présidentielles et législatives de la Région du Kurdistan d’Irak a été fixée au 25 juillet prochain, six candidats à la présidence se sont déclarés au cours de ce mois, comme l’a annoncé, le 25 mai, date limite du dépôt des candidatures, la Haute-Commission irakienne électorale indépendante. Il s’agit du président sortant Massoud Barzani, de Halo Ibrahim Ahmed, le beau-frère de Jalal Talabani, du Dr Kamal Mirawdeli, un écrivain et universitaire vivant à Londres, Hussein Garmiyani, un homme d’affaires, Ahmed Mohammed Rasul et Ahmed Kurda. Helo Ibrahim Ahmad, qui résidait en Suède et en Grande-Bretagne, avait démissionné l’année dernière de l’UPK et a fondé, au début de cette année, son propre parti, Al-Taqadom (le Progrès).

Près de deux millions et demi d’électeurs pourront voter pour la présidence au suffrage direct ainsi qu’aux législatives pour renouveler le Parlement d’Erbil qui, pour le moment est dominé par la liste commune PDK-UPK, laquelle a remporté 80 sièges sur 111 aux élections de 2005. Concernant les élections législatives, deux listes principales sont en lice pour les 111 sièges de députés, rompant avec le bipartisme traditionnel au Kurdistan d’Irak, depuis les élections de 1992 : La liste Kurdistani, qui comprend le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, l’Union patriotique du Kurdistan, de Jalal Talabani et la Liste du Changement menée par Nawshirwan Mustafa, un ancien haut dirigeant de l’UPK qui a fait scission depuis : « Nous voulons changer le système politique », explique ce dernier, dont la campagne s’articule principalement autour de la dénonciation de la corruption et l’amélioration de la qualité de vie au Kurdistan d’Irak.

Autre liste à concourir, celle des « Services et de la réforme », une coalition de quatre partis islamiques, menée par Ali Bapir. Les partis islamistes sont régulièrement présentés comme un danger pour la vie politique kurde si le mécontentement des électeurs envers le PDK et l’UPK les amenait à reporter leurs voix sur ces mouvements religieux. Mais, depuis 1992, aucun de ces partis religieux n’a pu s’imposer réellement et pour cette campagne, il leur a même été impossible de trouver une entente commune pour former une liste unique les rassemblant tous. C’est ainsi qu’Irfan Ahmed Kake, du Mouvement islamique, dénonce le refus des autres partis religieux, l’Union islamique du Kurdistan et le Groupe islamique du Kurdistan de répondre à son appel et de s’unir pour les législatives. Le journal Awene affirme également que tous ces petits partis religieux espéraient rejoindre la liste Kurdistani, mais que ni le PDK ni l’UPK n’avaient accepté de les intégrer. L’Union islamique du Kurdistan est d’ailleurs soupçonnée par les mouvements laïques d’être soutenue par le parti de l’AKP, le parti du gouvernement turc et le mouvement islamique turc de Fetuhllah Gulen.

Comme en 2005, la liste Kurdistani vise à atteindre un statu-quo dans le partage du pouvoir entre l’UPK et le PDK, à la fois au gouvernement et au Parlement, ce qu’a confirmé au site Internet Rudaw Sa'di Ahmad Pira, membre du bureau politique de l’UPK, rappelant aussi que l’actuel président du Kurdistan, Massoud Barzani, étant à la tête du PDK, à l’UPK revenait, de plein droit, le poste de Premier ministre, occupé actuellement par Nêçirvan Barzanî. Le responsable politique n’a pas donné de nom, mais il est probable que ce soit le Dr. Barham Salih, l’actuel Vice-premier ministre d’irak qui remplace le neveu du président à la tête du gouvernement.

Certains craignent que cette remise en question du bi-partisme au Kurdistan ne ravive les spectres de la guerre civile si le PDK et l’UPK voyaient menacer leur prépondérance, mais le président Jalal Talabani se veut rassurant en espérant que « l'élection se déroulera d'une manière civilisée et conformément aux traditions du Kurdistan. » Le président irakien s’est rendu le 9 mai à Suleymanieh, Halabja et Shahrazur pour une rencontre avec les responsables de son parti et aussi ce qui apparaît comme un début de campagne électorale. Jalal Talabani a ainsi insisté sur la nécessité d’une politique d’assistance envers les classes sociales les plus démunies, tout en soulignant que le niveau de vie au Kurdistan d’Irak s’était beaucoup amélioré, comme en témoignent les chiffres donnés par le ministère de la Plannification et que, concernant les chiffres du développement, la province de Suleymanieh tient la première place en Irak. Parmi ses propositions électorales, figurent un programme et un budget spécialement alloués à la reconstruction des villages kurdes et aux forages de puits, l’ouverture de centres culturels pour les femmes et les jeunes.
L’ancien n°2 de l’UPK, Nawshirwan Mustafa, lui, se présente en candidat du changement, qui est d’ailleurs le nom qu’il a donné à sa liste : « Les vieux politiciens et les partis traditionnels dominants ne se soucient pas d’apporter des changements au Kurdistan. Ils veulent garder les choses en l’état. Nous voulons changer le système politique. » L’amélioration de la qualité de vie au Kurdistan fait aussi partie de son programme, ainsi que la lutte contre la corruption. De fait, d’autres voix, au sein de la société civile, et surtout parmi les jeunes, souhaitent un renouvellement des dirigeants politiques. Cet ancien haut responsable de l’UPK peut-il prendre des voix à son ancien parti ? Officiellement, les responsables du bureau politique de l’UPK se veulent confiants et assurent que les électeurs resteront fidèles aux deux grandes formations kurdes. « Les gens au Kurdistan sont très sensés et ne risqueront jamais leur avenir en votant pour de nouvelles listes. Les gens font confiance à leurs leaders et aux partis qui ont déjà accompli beaucoup de réformes ces dernières années » assure Saaddj Ahmed Pera, un responsable de l’UPK. Mais Nawshirwan Mustafa est relativement populaire et apprécié pour son franc-parler. Certains estiment qu’il peut emporter des sièges au parlement, ce qui induirait des alliances politiques nouvelles et la fin d’un statu-quo figé, héritage de la guerre civile. Il peut aussi profiter des dissensions internes de l’UPK et du désarroi de ses électeurs traditionnels, qui n’auraient sans doute pas été jusqu’à voter PDK, mais trouveront peut-être, avec la liste du Changement, une troisième voie pour un « vote sanction ».

Né en 1944 à Sulaymaineh, Nawshirwan Mustafa a étudié les sciences politiques à l’université de Bagdad. De retour au Kurdistan, il a dirigé un hebdomadaire, Rizgarî (Libération), tout en fondant clandestinement avec d’autres intellectuels kurde un parti, le Komala. Ses activités politiques l’obligent à s’exiler en Autriche, où il continue d’étudier. Il revient au Kurdistan dès le début de la « révolution kurde » de 1975 et devient l’un des dirigeants les plus en vue du groupement politique qui allait donner naissance à l’UPK. A partir de 1976, ses fonctions sont autant politiques que militaires. Il participe ainsi au soulèvement de 1991. A partir de 1992, il retourne à des activités intellectuelles et écrit plusieurs livres, tout en exerçant des fonctions politiques au sein de l’UPK. Mais en raison de désaccords avec le bureau politique de son parti, il se retire peu à peu de l’UPK, fonde d’abord son groupe de presse et puis son propre mouvement politique.

vendredi, mai 29, 2009

ERBIL : L’EXPORTATION DU PETROLE KURDE POURRAIT COMMENCER EN JUIN


Le 8 mai, le gouvernement régional kurde a annoncé que ses exportations de pétrole brut commenceraient le 1er juin, via le pipeline qui part du nord de l’Irak pour le port turc de Ceyhan. Quelques jours après, le gouvernement irakien a annoncé qu’il approuvait ce programme d’exportation de pétrole de la Région du Kurdistan. Cette « autorisation » délivrée par le ministre irakien du Pétrole a été confirmée par les autorités kurdes. Le ministre des Ressources naturelles du Kurdistan, Ashti Hawarami, a ainsi déclaré à l’agence Reuters avoir reçu « un message par email de Hussein Sharistani, avec qui, pourtant, le Gouvernement kurde entretient de très mauvaises relations. Dans sa déclaration officielle, le Gouvernement régional kurde envisage d’exporter environ 60 000 barils par jour. Ce pétrole brut sera commercialisé par l’Organisation irakienne du commerce et les revenus reviendront au gouvernement fédéral, afin d’être redistribués à l’ensemble des provinces irakiennes, selon leurs besoins. La Région kurde, elle, doit recevoir 17% du budget total de l’Irak.

Mais le litige entre Hussein Sharistani et le Gouvernement kurde n’est pas pour autant réglé concernant la signature, par le GRK de contrats avec des sociétés étrangères pour l’exploitation du pétrole kurde, sans passer par Bagdad. Aussi, le ministre irakien a tenu à réitérer ses allégations « d’illégalité » au sujet des contrats déjà passé entre Erbil et des compagnies étrangères : « La position du ministre du Pétrole n’a pas changé concernant les contrats signés par le Gouvernement régional kurde avec les compagnies pétrolières étrangères. Autoriser les Kurdes à exporter ne veut pas dire approuver les contrats qu’ils ont signés. » a déclaré à Reuters son porte-parole, Asim Jihad. « Tout ce que nous en disons est que ces contrats sont illégaux et illégitimes. La Région n’a pas le droit, pas plus qu’aucune autre province, de signer des contrats au nom de l’Irak sans autorisation » a renchéri le ministre Sharistani, interrogé par la télévision irakienne. « Tous les contrats doivent être soumis au ministère. »

Cela n’empêchera pas, cependant, la société nationale coréenne Oil Corp (KNOC) de commencer à forer dans la Région du Kurdistan, dès octobre prochain. Pour le gisement de Bazian, ses parts s’élèveront à 50.4 %, tandis que l’autre société coréenne SK Energy prélèvera 15.2 %. Les Coréens se disent confiants, maintenant que les exportations ont été officiellement approuvées : « Avec cette annonce, les projets de la KNOC concernant l’extraction du pétrole brut dans la Région kurde vont s’accélérer », a déclaré la compagnie, en ajoutant que les exportations devraient commencer dans un temps très proche. La KNOC possède en tout des parts dans cinq gisements du Kurdistan, dont celui de Sangaw, où les forages devraient commencer au début de l’année prochaine, et celui de Qush Tepe, fin 2010. Ces deux sociétés coréennes avaient été écartées en avril dernier des appels d’offre pour l’exploitation des gisements du sud de l’Irak en raison des contrats passés avec Erbil, sans l’accord de Bagdad. Parmi les autres sociétés étrangères impliquées dans l’exploitation des champs pétrolifères kurdes, il y a la norvégienne DNO, la turque Genel Enerji et la canadienne Addax Petroleum Corp.

Le peu de sympathie émanant du gouvernement de Bagdad pour les activités pétrolières kurdes a amené certains officiels irakiens à douter de la véracité de l’annonce des exportations kurdes qui doivent démarrer en juin. Mais le calendrier a été reconfirmé par le président de la Région kurde, Massoud Barzani dans une déclaration à la presse : « C’est un pas très important, qui va avec l’application de la constitution et est dans l’intérêt du peuple irakien. C’est un succès pour tous les Irakiens, mais ce succès a été remporté par les Kurdes. C’est comme lorsqu’un joueur de football marque un but, l’équipe entière en bénéficie. »

Le ministère du Pétrole irakien est, pour sa part, fortement critiqué pour n’avoir pu remonter la production de pétrole dans son pays, qui stagne à 2.3 ou 2.4 de millions de barils par jour, un montant bien inférieur à ce qu’était la production avant la chute de l’ancien régime, en 2003. Interrogé sur la position intransigeante de Hussein Sharistani, Massoud Barzani s’est contenté de répondre : « Je ne crois pas qu’il se comprenne lui-même, ni ce qu’il fait, mais ce qu’il dit n’a aucune importance pour nous. » Le président de la Région kurde a également écarté l’idée que le litige sur les contrats signés par son gouvernement pourrait faire l’objet d’un « marchandage » avec Bagdad à propos du statut de Kirkuk. Mais quelques jours plus tard, Hussein Sharistani a indiqué que les revenus que tiraient les Kurdes de leur pétrole reviendraient en totalité au gouvernement central pour être redistribués dans toutes les régions d’Irak. Certains y ont vu l’amorce d’un assouplissement dans ce conflit persistant, bien que le ministre ait répété que tout accord passé avec les Kurdes devait être officiellement présenté à son gouvernement. Cette mise en garde a eu peu d’effets sur les Kurdes comme l’avait déjà indiqué Massoud Barzani.

Le 18 mai, fort de ce premiers succès, le Gouvernement régional du Kurdistan a salué publiquement l’annonce par plusieurs sociétés, dont la United Arab Emirates' Crescent Petroleum (UAS), en partenariat avec la société autrichienne OMV et la société hongroise MOL, ainsi que la Dana Gas, d’investir dans la Région pour accélérer l’exploitation des réserves de gaz naturel, les commercialiser via le pipe-line en projet, Nabucco, qui doit relier la Turquie à l’Europe centrale en 2014. Le ministre des Ressources naturelles kurde présente lui-même ces investissements comme un renforcement des « liens entre la Région du Kurdistan et la Turquie » et une contribution à « la stabilité régionale », notamment en renforçant la position stratégique de la Turquie comme partenaire de l’Europe dans le domaine de l’énergie. Cette fois-ci, l’annonce de ce second projet d’exportation n’a pas eu la faveur de Bagdad et le même Hussein Sharistani a immédiatement rejeté ce projet. Son porte-parole Asim Jihad, a répété que le gaz et le pétrole « irakiens » devaient être commercialisés uniquement par le gouvernement, tandis que le porte-parole du gouvernement, Ali Al-Dabbagh indiquait que si l’Irak projetait bien de fournir l’Europe en gaz, ces plans ne prévoyaient pas les accords signés en toute indépendance par le Gouvernement régional kurde : « Le gouvernement rejette tout accord qui n’inclue pas le ministère irakien du Pétrole. »

Mais le soutien du gouvernement central au ministre du Pétrole n’empêchera peut-être pas sa mise en difficulté par le Parlement de Bagdad, peut-être excédé des résultats désastreux concernant la production pétrolière en Irak, au regard des développements positifs et rapides de la Région kurde. 140 députés irakiens ont ainsi convoqué Hussein Sharistani à l’Assemblée nationale pour qu’il rende compte de sa gestion durant ces trois dernières années. Si une motion de défiance est votée, il pourrait être relevé de ses fonctions par le Premier ministre Nouri Al-Maliki, comme l’a indiqué à l’AFP le député kurde Mahmoud Othman. Ezzedine Al-Dawlah, un député arabe sunnite au sein du Front national de la Concorde, le plus important bloc sunnite, a confirmé le projet de convocation, mais sans mentionner de date précise.

Ce ne serait pas la première fois qu’un ministre irakien serait démis de ses fonctions après un vote de défiance du Parlement, car le 14 de ce mois, une action similaire des députés a abouti au départ du ministre du Commerce, Abdel Falah al-Sudani, impliqué dans des affaires de corruption et de détournement de fonds destinés au programme d’aide alimentaire national. Il a dû présenter sa démission au Premier ministre, qui l’a acceptée. Des soupçons de corruption pèsent aussi sur Hussein Sharistani, mais Asim Jihad, son porte-parole, a affirmé que seule la gestion du ministre et la production insuffisante de pétrole était mise en cause par le Parlement.

mercredi, mai 27, 2009

Le vrai Silence : Prières cachées des Chartreux

A l'origine de l'ordre des Chartreux, il y eut le futur saint Bruno partant fonder, en 1084, avec six compagnons, une communauté décidée à "quitter prochainement les ombres fugitives du siècle pour [se] mettre en quête des biens éternels." Comme saint François d'Assise, ils commencent par s'installer dans de simples cabanes, mais dans un lieu incontestablement propre à assurer une vie érémitique sévère : la montagne de la Chartreuse, dans les Alpes. Au Moyen-Âge, comme durant toute l'Antiquité, la nature "sauvage" n'était pas un lieu d'agrément, et la montagne encore moins. Il faudra attendre des siècles encore pour que les massifs alpins suscitent l'engouement des voyageurs. Il faut un lieu qui équivaut au désert des premiers ermites chrétiens. Ils choisiront le massif de la Chartreuse, isolé et d'accès difficile, décrit au XVIème siècle, par un des moines comme "lieu austère", "site effrayant". Les cimes enneigées qui nous enchantent les yeux aujourd'hui ?

Leur seule vue remplit de peur ceux qui les regardent. Tu veux voir l'austérité du site de la Chartreuse ? Si tu élèves ton regard tu ne vois que pentes, masses rocheuses, neiges glacées, sapins qui s'accrochent aux flancs des monts. Si tu regardes en bas, tu vois un torrent menaçant qui rugit au pied de la montagne. Considère l'aspect redoutable du lieu : rien de beau, aucune consolation, aucun des agréments terrestres, à peine la terre est-elle couverte de l'herbe souriante, à peine l'oiseau chante-t-il, à peine les bêtes sauvages y font-elles leur tanières. Quoi encore ? Les neiges resplendissent d'une blancheur éternelle, mais le froid de la neige affecte les corps de ceux qui y vivent d'une pâleur livide. L'austérité de ce lieu est telle que ni le désert de Scété ni les solitudes d'Egypte ne peuvent être comparés à ce massif. Il s'agit plus d'une horrible prison et d'un lieu d'expiation que d'un site propre à la vie des hommes.

Cela pour comprendre que le succès contemporain du Grand Silence (sur lequel j'ai des réserves, comme sur tous les ascétismes formels, mais bon) aurait fort étonné les hommes du XIème siècle, à qui ces espaces sauvages et battus par le vent et la neige, causaient une épouvante et une horreur salutaires, croyaient-ils : Il ne s'est pas agi, durant des siècles, pour ces moines, de se retirer dans un lieu éblouissant, une preuve des merveilles de la création divine propre à apaiser l'âme et propice à une méditation sereine, détachée du monde. Et si des hymnes sont des grâces rendues pour la beauté de la nature et de la terre, il y a en contrepoids, des prières pour ne pas se laisser trop séduire par ces mêmes beautés. Il s'agissait de refuser, de se détourner du monde, des hommes, du bruit, et enfin de tout ce qui peut distraire l'âme de la présence avec Dieu, ou de la conscience de cette présence de Dieu en soi, ou de soi en Dieu. Silence, pauvreté, alimentation végétarienne... Est-ce que cela suffit ? Non, car tous les ordres contemplatifs ont eu à palier l'oisiveté, comme principal danger. C'est une constante humaine que le silence et l'inactivité ont tendance, en faisant le vide, à ouvrir grand la porte aux vices, aux tentations, aux démons en bref. Ainsi, le paradoxe d'une vie que l'on a vidée de tout hormis Dieu, c'est qu'il faut la remplir de peur de l'abandonner à ce que l'on a fui :
il faut donc, pour ne pas être pris au piège de l'oisiveté, s'exercer aux premiers degrés, la lecture, la prière, la méditation
Prière liturgique, prière continue, prière silencieuse, prière jaculatoire (c'est-à-dire fervente et vive, presqu'un jaillissement spontané), prière pour les frères convers chargés des travaux manuels de l'ordre, prière des moines de choeur, "entièrement voués à la prière"... Paradoxe qu'une prière continue, que tant de prières à tout moment de la journée, soient l'outil et l'accomplissement d'une discipline exaltant le Silence en des termes où l'on pourrait facilement remplacer "silence" par Dieu (du moins celui évoqué dans les théologies négatives). Car en somme, dans cette ascèse, Dieu s'atteint par le Silence, comme d'autres disent par l'Amour ou la Connaissance ou d'autres le Détachement, comme le dit ce beau texte d'André Poisson (père général de l'Ordre, mort en 2005) :
Seul le silence, même s'il est ténèbres, nous approche de la Lumière complète. Même la Parole de Dieu ne nous est vraiment accessible que si elle est messagère du silence. L'Office divin atteint son équilibre lorsqu'il sécrète au fond de notre âme le vrai silence contenu dans le Verbe éternel.
Mais qu'est-ce que le silence ? Problème aussi complexe que le fameux "vide en soi" des méditations zen, et qui induit autant de paradoxes : "faire silence ou camoufler le bruit en soi ?
Il ne s'agit pas de faire, même pas de faire silence. Le silence ne se fabrique pas. Lorsqu'on arrive devant le Seigneur avec l'esprit rempli d'images, l'activité intérieure encore en mouvement, les émotions toutes vibrantes, on se rend compte que l'on a besoin de silence et la tentation est alors de faire le silence. Comme s'il s'agissait de revêtir un vêtement de silence, de jeter sur tout ce bruissement intérieur une chape qui le camouflerait ou l'étoufferait. Cela n'est pas faire silence ; c'est camoufler le bruit ou plutôt l'enfermer en nous-mêmes, de telle sorte qu'il y demeure toujours prêt à réapparaître à la première occasion. Il n'y a pas à créer le silence, il n'y a pas à l'introduire en nous. Il y est déjà et il s'agit tout simplement de le laisser revenir en surface de lui-même, de sorte qu'il élimine par sa seule présence tous les bruits importuns qui nous ont envahis. Le silence peut être un pur néant ; le silence de la pierre, le silence d'un esprit noyé dans la matière ou les préoccupations extérieures. Ce n'est pas le vrai silence. Le seul silence qui compte est la présence de celui qui n'est rien.

Ainsi, pour faire monter ou revenir en soi le "vrai silence", paradoxalement, il faut du verbe. Celui de la prière :

L'oraison ne consiste-t-elle pas souvent simplement, à revenir progressivement au vrai silence ? Non point en faisant quelque chose, en s'imposant un carcan quelconque, mais au contraire en laissant peu à peu se décomposer d'elle-même toute notre activité sous la poussée intérieure du vrai silence qui reprend peu à peu ses droits. Lorsque l'on a déjà entendu en soi le vrai silence, on a soif de le retrouver.
Les textes présentés ici dans cette anthologie sont répartis en huit chapitres, à l'intérieur desquels ils se succèdent par ordre chronologique (ce qui nous permet de suivre l'évolution du ton et des hantises spirituelles, du Moyen-Âge à notre époque) : liturgie des heures, oraisons psalmiques et scripturaires, oraison quotidienne, les invocations à Dieu, au Christ, à Marie, aux saints dont Marie-Madeleine (joliment appelée Sainte Amante par un anonyme du XIXème) et le Baptiste. On y retrouve ainsi, au cours des siècles ou tout au long d'une journée de moine, les grands thèmes et les grands soucis du christianisme.

Objet de l'entrée dans ce monastère, d'abord, la lutte contre la tentation. Une fois écarté le monde, il reste son corps et son esprit, places assiégées perpétuellement par le vice (les démons aiment martyriser ceux que Dieu aime, dit-on dans les Fioretti). Il y a des accents gnostiques contre ce monde "de fange et de boue" comme le dit Ludolphe le Chartreux (1295-1377) dans une diatribe contre la vie terrestre qui frôle le gnosticisme (au sens où l'entendent les chrétiens ici) :

Car nous devons être détachés des choses terrestres et dans une continuelle aspiration vers une autre patrie qui est la véritable et l'éternelle. Les bâtons à la main signifient la résistance et le combat contre les tentations qui assiègent l'homme ici-bas. La ceinture autour des reins, c'est la pureté de la pensée ; les sandales préservent nos pieds des souillures que nous contracterions en marchant sur cette terre de fange et de boue.

Pourtant, les textes que l'on peut lire n'abordent guère la hantise de l'enfer, des tourments venant châtier les pécheurs, ce qui ne les empêchent pas d'être douloureusement obsédés par le sentiment de leur indignité. N'ont-ils pas part, finalement, par leur chair, à cette fange terrestre ? Une rare évocation du courroux divin conclut de façon assez inattendue, une émouvante prière à un arbre, écrite par Jean-Juste Lansperge (1489-1543), dont les fruits sont comparés à ceux de la piété :
Arbre qui me fait reposer sous ton ombre, arbre qui m'abrite de la chaleur et me protèges de la pluie, puisse mon âme t'aimer.
Mais les péchés de l'orant étant "fruits détestables" le voilà qui se compare à "un sarment desséché" qui craint d'être "retranché" (les mystiques sont toujours un peu abandonniques).
Tout arbre qui ne produit pas de fruit va être coupé et jeté au feu. Arbres d'automne qui n'ont pas de fruits. La cognée est déjà à la racine de l'arbre. Le Seigneur Jésus s'approcha d'un arbre aux belles feuilles pour y chercher du fruit, mais il n'en trouva pas, car ce n'était pas le temps des fruits. Il maudit l'arbre et celui-ci se dessécha.
C'est surtout le sentiment du rachat par le Christ des péchés humains qui prédomine dans ces prières et inspire l'horreur : Insistance sur les supplices de la Passion, rappel constant du corps martyrisé, dans une ferveur douloureuse, une pratique impressionnante des larmes (dont on ne trouve guère d'équivalent aujourd'hui que chez les chiites), avec une méditation fréquente et insistante sur les plaies du Christ, ces
plaies adorables... qui sont comme autant de bouches implorant pour nous,
dans une ferveur presque érotique qui rappelle que le christianisme est porté par une mystique du sang : versé par amour

Pourquoi le Coeur de Jésus a-t-il été blessé à cause de nous d'une blessure d'amour ?

sang bu dans l'amour de l'Eucharistie, versé en sueur dans le jardin des Oliviers ou baisé dans une séduisante invite à une moniale :
Allons ! Levez-vous, ma fille et ma colombe, placez la bouche de votre coeur sur la plaie de mon Côté, goûtez mon inénarrable douceur, tirez de mon Coeur les eaux salutaires de la grâce.
Par le sang et la chair torturée, le christianisme lie Dieu et les hommes par une dette de rachat, mais aussi par la parenté, les "liens de sang" au propre comme au figuré, avec une fusion étourdissante des figures du Père, de la Mère, de l'Enfant, Jésus, dans son supplice en arrivant par son corps, à refaire pour le monde, et donc pour nous, la création du Père, en réenfantant le monde (et donc nous-mêmes) comme sa mère l'avait enfanté :

Ah ! Doux Seigneur Jésus-Christ, qui n'a jamais vu une mère en travail d'enfantement ! Mais quand vint l'heure de l'enfantement, tu as été déposé sur le dur lit de la Croix d'où tu ne pouvais te mouvoir, te retourner, ni bouger tes membres comme le fait l'homme en proie à une grande souffrance, parce que ceux-ci t'étirèrent et plantèrent le clou si sévèrement que l'os demeura disjoint et les nerfs et toutes les veines se rompirent. Et assurément, il n'y eut rien d'étonnant à ce que, tandis que tes veines se rompaient, tu enfantais tout le monde en un seul jour.
Marguerite d'Oingt (+ 1310).

Aussi le rappel de ces liens de parentèle revient fréquemment dans ces prières. Le Christ es t bien naturellement notre frère, puisque Fils de notre Père, en plus de s'être fait notre frère en humanité et que, dit Gabriel-Marie Fulconis (1816-1888)
je préfère mon titre d'enfant de Marie à tous les titres et à tous les honneurs du monde.

Enfin, chez ces "enfermés" il y a de constantes visions des hauts lieux d'une géographie spirituelle, un monde intérieur (ou imaginal dirait Corbin) qui met sous les yeux de l'orant, tout une série de lieux non symboliques, mais incarnés dans les corps des aimés, et devenant par là présentiels dans les oraisons : l'Eglise qui est, sous la plume de Denys le Chartreux (1402-1471), paraphrasant le Cantique des cantiques, "un jardin bien clos, ma soeur, ma fiancée" ; il y a le Coeur de Jésus qui est "la ville de refuge où l'on est à l'abri des poursuites de l'ennemi" ; il y a l'évocation de la Jérusalem céleste par Juan de Padilla (1468-1520) :

Et nous avons vu Jérusalem l'excellente
Et son fondement de pierres précieuses,
Ses murs et ses portes et toutes ses choses.
De cet ensemble d'oraisons, quelles impressions en garde-t-on ? Parfois de l'agacement devant ce dolorisme outrancier, cette complaisance des gémissements et des larmes qui frôle la mièvrerie dans l'attendrissement, cette fascination pour l'expiation et le dénigrement de soi qui finalement sonne plus comme de l'anti-amour qu'autre chose. Mais il y a de belles paroles, et aussi de beaux textes d'amour et d'abandon, c où l'on écrit une prière comme un enfant conjure sa peur du noir, ou comme une sentinelle relâche sa veille, au soir d'un jour ou d'une vie, pour dire à Dieu : A la fin, gardez-moi bien.

Prière du soir pour écarter la lassitude

J'aime ce que vous aimez. C'est votre vie éternelle, mais en moi, accueillie par moi, vécue par moi.

Quand le soir tombe et que la fin d'un jour, en s'annonçant, me fait songer à la fin des choses, comme j'ai besoin de vous prier de me garder cette vie qui ne passe pas :

"Ecoutez, au moment où les ténèbres de la nuit s'approchent, nos prières qu'accompagnent nos larmes. Ne permettez pas que notre âme, appesantie par le poids des péchés, se détourne des choses éternelles et qu'elle quitte cette patrie intérieure où l'on vous connaît, où l'on vous aime."

Le péché vous chasse, il fait la nuit, il remplace la lumière, qui vous montre à moi dans votre splendeur radieuse d'être infini, par la clarté inférieure et douteuse qui m'égare vers la créature. Il ne me permet plus de discerner nettement ce qui est vérité et mensonge, vrai bien et faux bien. Ecartez de moi ces ténèbres. Faites au contraire que le soir de ma vie soit de plus en plus cette fin apaisée des longues journées d'été, où les nuages ont pu s'amonceler, le tonnerre gronder, le soleil darder un rayon trop dur, mais qui s'achèvent dans le calme recueilli et confiant où s'annonce un beau lendemain.

Donnez-moi cela, ô Vous pour qui il n'y a ni orage, ni nuage menaçant, ni rayon qui brûle, ni tempête qui dévaste, ni jour qui finit. Donnez-moi de vous connaître et de vous aimer comme vous vous connaissez et vous vous aimez ; donnez-moi votre vie éternelle. Vivez en moi, ô Père, dans mon âme que l'effort quotidien, soutenu par votre grâce, fera de plus en plus limpide ; engendrez comme dans un pur miroir votre Image qui est votre Fils ; gravez en moi vos traits, ou mieux, faites que je fasse cela, que bien souvent ma pensée aimante se retourne vers vous. Donnez-moi de vous reconnaître, de vous adorer, en tout ce que vous faites. Donnez-moi votre Esprit qui ainsi vous reconnaît, vous adore et vous aime.

Augustin Guillerand (1877-1945).

ELECTIONS AU KURDISTAN : TOUTES LES LISTES OFFICIELLEMENT DEPOSEES


Le 25 juillet prochain, environ 2 millions et demi d'électeurs de la Région du Kurdistan vont se rendre aux urnes à la fois pour renouveler le parlement et élire un président. Pour le parlement, 24 partis politiques (dont 5 listes d'alliance) et des personnalités indépendantes sont en lice pour les 111 sièges de députés (11 réservés à plusieurs minorités ethniques et religieuses), ce qui fait un total de 507 candidats aux législatives.

La liste principale est la liste Kurdistani, fruit de l’alliance des deux grands partis kurdes, le PDK de Massoud Barzani et l'UPK de Jalal Talabani. Ces deux grands partis historiques, longtemps rivaux, sont réconciliés depuis 2003 et font bloc à la fois à Bagdad et à l'intérieur de la Région contre des partis qui, jusqu'ici, n'avaient pas beaucoup de poids, comme les partis religieux ou ceux d’extrême-gauche. Cette année, ils doivent faire face à un troisième concurrent un peu plus sérieux, la liste de Nawshirwan Mustafa, « Goran » ou « Changement » qui prône la réforme des institutions et du système politique, alors que la liste Kurdistani joue surtout la carte de la conservation des acquis, de la prudence politique face aux futurs défis et de l'expérience historique de ses leaders. Cela dit, on trouve peu de différence entre les programmes du PDK-UPK et de la liste Goran. Il est à noter que Nawshirwan Mustafa n'est pas candidat à la présidentielle et que le changement concerne surtout la politique interne du Kurdistan et surtout celle de l’UPK. Il vise un électorat composé d'anciens électeurs de ce parti et aussi de jeunes citoyens kurdes désireux de mettre fin à la mainmise des vétérans de la politique kurde sur les affaires du pays.

La liste du Service et de la Réforme est une coalition un peu hétéroclite de 4 partis politiques : Deux partis islamistes, l'Union islamique du Kurdistan (proche des Frères musulmans) et le Groupe islamique du Kurdistan (anciennement lié au groupe terroriste Ansar al-Islam mais assagi depuis en ce qui concerne le terrorisme quoique toujours soupçonné de liens étroits avec l'Iran), et deux partis de gauche laïcs, le Parti social-démocrate du Kurdistan, anciennement lié à la liste Kurdistani, et le parti du Futur, qui résulte d'une scission avec le parti des Travailleurs (proche de l'UPK). Leur mot d’ordre est la lutte contre la corruption et une plus grande participation des femmes dans la vie publique de la Région.

La liste du Parti conservateur du Kurdistan est menée par Zaïd Surtchi. C’est en fait un groupe de leaders tribaux, dirigé par la tribu Surtchi qui, depuis 1996, époque de la guerre civile, considère avoir une « dette de sang » avec les Peshmergas du PDK de Massoud Barzani. Longtemps soutenus par l’UPK, ils font maintenant cavaliers seuls. La tribu des Surtchi se répartit entre Erbil, Duhok et Mossoul.

La liste du Mouvement islamique du Kurdistan fondé en 1979 par Sheïkh Uthman Abdul-Aziz regroupe des mollahs sunnites. Le Mouvement a été très implanté à Halabja et dans la région autour de la ville, faisant de leur fief un petit Islamistan, nettoyé par l'UPK en 2003.

La liste de la Justice sociale et de la liberté est une alliance de 6 partis de gauche : le Parti communiste du Kurdistan, le Parti des travailleurs, le Parti du travail indépendant du Kurdistan, le Parti pro-démocrate du Kurdistan et le Mouvement démocratique du peuple du Kurdistan. Leurs principales revendications sont l’égalité des droits entre hommes et femmes, résoudre la crise du logement, donner priorité au secteur agricole et à la laïcité.

La liste de la Jeunesse indépendante est menée par Hiwa Abdul-Karim Aziz un journaliste de 30 ans. La liste rassemble des avocats, des professeurs d'université, des journalistes et réclame une plus grande participation de la jeunesse aux affaires du pays.

Le Mouvement de la Réforme au Kurdistan est mené par Abdul-Musawwar Barzani. Il veut lutter contre la corruption et axe sa campagne sur le respect des droits de l'homme.

La liste de la Progression est menée par Halo Ibrahim Ahmed, beau-frère de Jalal Talabani, qui est aussi candidat aux présidentielles. Il promet d’améliorer le niveau de vie des Kurdes et que ses candidats, s'ils sont élus, rempliront leurs promesses dans une durée de 6 mois ou bien démissionneront. Halo Ibrahim Ahmet était lui aussi un ancien membre de l'UPK et en a démissionné pour former son parti. Il vivait surtout en Suède et en Grande-Bretagne.

La liste du Parti national démocratique du Kurdistan fondé en 1995 milite pour un « Grand Kurdistan » qui regrouperait les Kurdes d'Irak, de Turquie, de Syrie et d'Iran. A ses débuts, il était proche du PKK mais s'en est éloigné depuis pour se rapprocher du PDK. Son discours est toujours très hostile à la Turquie. Le Parti des Travailleurs et employés du Kurdistan existe depuis 14 ans. C’est un parti de gauche et sa campagne insiste beaucoup sur la justice et les droits pour tous.

La Liste de l'avenir radieux au Kurdistan est menée par le Dr. Muhammad Saleh Hama Faraj, qui a vécu en Grande-Bretagne de 1980 à 2008. Il souhaite la réécriture d’une nouvelle constitution.

Le parlement kurde réserve 5 sièges aux Turkmènes. 4 listes turkmènes sont concurrentes. La liste des Turkmènes d'Erbil est menée par Mahmud Tchalabi, un ancien membre du Front turkmène, qui a fait sécession. Cette liste réclame le rattachement de Kirkouk à la Région et est contre toute interférence turque dans les affaires du Kurdistan.

La Liste turkmène de la Réforme est menée par Abdul Qadir Zangana, qui veut renforcer le rôle des Turkmènes dans la vie politique de la Région. Il est proche du Front turkmène de Kirkouk et donc opposé au rattachement de cette province à la Région du Kurdistan.

Le Mouvement démocratique turkmène au Kurdistan a été fondé en 2004 et est mené par Karkhi Alti Barmak avec d'anciens membres du Front turkmène, le parti pro-turc de Kirkouk. Ayant opté pour une alliance avec les Kurdes ils souhaitent à présent le rattachement de Kirkouk à la Région, et sont opposés à la Turquie.

La Liste indépendante turkmène est menée par Kanhan Shakir Aziz. Selon lui, les Turkmènes sont en majorité à Kirkouk, qui doit donc être déclarée région indépendante.

5 sièges sont réservés aux chrétiens et 4 listes chrétiennes sont en lice. La Liste chaldéenne unifiée est une alliance du Parti de l'Union des Chaldéens et du Conseil national chaldéen. Ils étaient alliés à la liste PDK-UPK en 2005.

La Liste de l'autonomie chaldéenne syriaque assyrienne est une alliance de la branche assyrienne-chaldéenne du Parti communiste irakien et du Parti patriotique assyrien (dont le secrétaire général est ministre du Tourisme de la Région). Elle réclame une autonomie pour les districts chrétiens de Ninive-Mossoul, au sein de la Région du Kurdistan.

La liste Al Rafidain est celle du Mouvement démocratique assyrien menée par Yunadam Kanna, le seul député chrétien élu au parlement irakien, qui connaît des alliances politiques assez fluctuantes et est contesté dans son parti. Anciennement soutenu par la Région, il a semblé se rapprocher des nationalistes arabes l'année dernière. Il refuse une région autonome chrétienne pour Ninive-Mossoul qui serait rattachée au Kurdistan. Dans cette campagne, il insiste sur l'emploi renforcé de chrétiens dans les forces de sécurité de la Région kurde.

Le Conseil national des Chaldéens Syriaques Assyriens est mené par Sarkis Aghajan Mamendo, ancien ministre des Finances et de l'Economie du GRK, pilier de la « politique chrétienne » de la Région. Son mouvement est souvent vu comme la branche chrétienne du PDK, Sarkis Aghajan étant très proche des Barzani. Il veut une autonomie chrétienne à Ninive-Mossoul au sein de la Région. Un siège est réservé aux Arméniens, qui comptent 200 familles à Zakho. 3 candidats arméniens se présentent : Aram Shahine Dawood Bakoyan, Eshkhan Malkon Sargisyan et Aertex Morses Sargisyan.

Al Ammal, la liste qui présentait la branche du PKK pour le Kurdistan d'Irak, le PÇDK, a été interdite d'élections par les autorités judiciaires de Bagdad, comme l'a annoncé la Haute Commission électorale indépendante irakienne.

mardi, mai 26, 2009

Le Pôle du Monde est souvent un adolescent moqueur et mal élevé



Le Pôle du Monde, à l'image de Khidr, est souvent un adolescent mal élevé, violent, provocant, ou au comportement psychotique. Nombre de grands ascètes se sont fait bousculer par le Pôle et Khidr (et il se peut qu'ils soient le même). Nombre de policiers, de nos jours, ont dû passer les menottes au Pôle du Monde et l'amener au poste.

89.- On a rapporté qu'un soufi a dit : "J'entrai dans une mosquée de Tarsûs et j'y vis une assemblée qui discutait de la science des principes. Il y avait un adolescent assis à côté d'eux qui écoutait, vêtu d'un manteau doublé de fourrure." Il reprit : "Je regardai l'adolescent, et voilà qu'il avait disparu de dessous le manteau, si bien qu'il n'y avait plus personne dessous. Soudain, il réapparut. Il était là, vivant, sous le manteau. Il venait doucement jusqu'à ce qu'il soit bien assis, sous le manteau. Lorsqu'il fut bien installé, il demanda : "Etiez-vous là ?" Et il s'éloigna derrière un voile, car les gens de la maison ont des secrets." Il dit : "Puis il disparut de notre vue derrière un voile avec son manteau, et je ne sais où il s'en est allé."


90.- Al-Duqqî a dit : "J'ai entendu al-Daqqâq dire : "Je me trouvai à La Mecque dans le sanctuaire sacré auprès d'Abû Ja'far al-Haddâd lorsque je vis un adolescent tourner autour des gens en disant : 'Une nouvelle vous est donnée, vous avez entendu une nouvelle.' Or Abû Ja'far dit : 'En effet, j'ai une nouvelle.' L'adolescent leva la main, frappa le visage de Ja'far d'un soufflet, et dit : 'Par Dieu ! Tu n'as aucune nouvelle !' Puis il entra dans la procession et se mit à accomplir de très nombreux tours, en nombre infini. Puis il s'arrêta au bord du lieu de procession. Nous nous levâmes et nous le regardâmes. Et voici que soudain il quitta le monde." Al-Daqqâq ajouta : "Je suis de ceux qui le bénirent." Ceux-là sont ceux qui, avec leur éminence et la perfection de leur connaissance, furent frappés par le chagrin et la stupeur sous les dais de Sa majesté, si bien qu'un groupe demeura, des années durant, la proie de l'océan comme Abû Yazîd al-Bistamî, Dhu-l-Nûn al-Misrî, Bahlûl le fou, Ma'ruf al-Karkhî, Sarî al-Saqatî, Abû Hamza le soufi, Samnûn l'amant, Abû Bakr al-Daqqâq (al-Zaqqâq al-kabîr), Abû-l-Husayn al-Nûrî, et d'autres comme eux ainsi que les principaux guides et maîtres spirituels."
L'ennuagement du coeur, de Rûzbehân.

mardi, mai 19, 2009

L'ennuagement du cœur

Sentimental comme il était, Rûzbehân ne pouvait être que sensible au lienmurshid/murîd et là-dessus, la prédominance du Maître, dans ce qu'il a de personnel, par rapport à l'institution va influencer nombre de confréries soufies postérieures et peut-être de maîtres ultérieurs, même si lui-même est un uwaysî, un élève de Khidr et non d'un murshîd terrestre. C'est qu'il est, sans doute, plus murshid que murîd (dans le cas où ce serait une prédisposition de l'âme d'être plus l'un que l'autre), comme Nadjm ad-Dîn Kubrâ, et un murshid parfois épris de ses murîds, puisqu'il eut des disciples féminins et qu'il est possible que la belle cantatrice turque dont, selon Ibn Arabî, il fut éperdument amoureux soit devenue ensuite une de ses élèves.

"Pour Rûzbehân, la personne du maître, et pas tant l'institution, est le pilier de l'éducation spirituelle. Le parcours du mystique est enraciné dans l'aspiration du mystique parce que, le soumettant à son but constitutif de l'aspiration - il n'y a pas d'aspiration en soi, car elle est toujours en acte dans son but ou elle n'est pas -, elle le soumet de facto à l'autorité d'un maître, d'une règle de vie, donc d'une tradition. La théorie mystique implique donc une élucidation de l'origine de l'aspiration qui fait de l'individu un murîd, un aspirant, et le membre d'un ordre constitué. Or, pour Rûzbehân, la préexistence des esprits est une donnée première, et l'aspiration fait partie de l'essence de l'esprit dans le ciel. Elle est aussi un attribut de Dieu, et est inséparable de la compatissance. L'aspiration fait donc partie de la nature créée, comme dimension primitive qui fait la temporalité de la créature."

Comme, plus tard Nadjm ad-Dîn Kubrâ, Rûzbehân met cependant comme condition au but ultime de l'aspiration, le renoncement à cette aspiration, soit l'objet du désir au-delà du désir, une forme de détachement que ne renierait pas Maître Eckhart :

"c'est ainsi qu'il affirme : "l'aspirant est celui qui s'est engagé dans les étapes spirituelles par la vision des états spirituels. Il désire de Dieu l'union à Dieu. " Le but de l'aspiration est celui qui est parvenu au terme de la pureté élective. Son Dieu l'a choisi pour Lui-même ainsi "C'est pour Moi que je t'ai édifié" [Cor., XX=43]" [Shahr : 564-565]. Cette position implique un renoncement de l'aspiration à elle-même. Mais il ne peut y avoir d'expérience mystique que si existe déjà dans le mystique cette aspiration qui l'oriente vers Dieu, que l'on pourrait interpréter en termes de liberté. La question est de savoir comment il peut y avoir une autonomie de l'aspiration dans la créature, et, en même temps, domination de la volonté sur cette aspiration."
Plus tard, Mollâ Sadrâ résoudra, pour lui, cette question de libre arbitre et d'impératif divin. Là-dessus, Mollâ Sadra a un peu une attitude jankélévitchienne : l'amour résout toujours tout :

"A ce stade, l'homme atteint le monde de l'impératif, il perd sa condition créaturelle, soumise, pour une transfiguration qui le place désormais au coeur du monde de l'impératif. Il vit à l'impératif, étant plus qu'éteint en Dieu. Or le couple liberté/contrainte désigne tout un champ de discussions qui tournent toutes autour de l'opposition du libre arbitre et de la nécessité. Le libre arbitre est une illusion du même ordre que celle qui fait croire que la religion, et le destin de l'homme, relèvent de la contrainte divine et de son acceptation. La critique sadrienne du libre arbitre ne fait qu'un avec sa critique de la contrainte en religion, parce qu'il a parfaitement vu que les deux concepts étaient solidaires l'un d el'autre.
Il oppose au régime de la contrainte et du libre arbitre les quatre rpédicats du monde de l'impératif : volonté, dilection (mahabba), amour ('ishq) désir ardent (shawq). La volonté, c'est la spontanéité impérative de Dieu. L'amour est le secret de l'essence divine. Le désir est l'essence même des existants émanés de Dieu. Les mo'tazilites ont donc tort, selon Sadrâ, d'opposer leurs arguments, favorables au libre arbitre, aux arguments de ceux qui font de Dieu le seul agent de nos actes. La question est mal posée. Elle confond liberté créaturelle et liberté impérative, et nous engage dans des voies sans issue, que seuls exploiteront les tenants d'un ordre juridique passant pour le fin mot de la religion. Avec prudence et avec ironie, Mollâ Sadrâ accorde que les statuts juridiques nés de la lettre des commandements coraniques doivent être appliqués. Mais ils ne concernent pas la religion, qui ne leur conteste pas leur validité au nom d'un quelconque libre arbitre, inséparable de la contrainte, mais qui est d'un autre ordre, bien supérieur. La liberté authentique suppose le partage de l'ésotérique et de l'exotérique. Elle est spontanéité divine vécue dans le coeur du fidèle. A la cité revient le domaine étroit de la contrainte, hors de la cité, là où il est question de l'être, et de l'acte d'être, la liberté restaure le droit du désir essentiel et de l'amour intégral."
L'Acte d'être : La Philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, Christian Jambet.
Enfin, avant Ibn Arabî, Rûzbehân voit Dieu comme un murîd, en ce sens qu'il est à la fois murîd et murshîd du murîd :

"Car c'est Dieu qui est son aspirant (murîd), c'est Dieu qui est son guide (murshid), et Dieu est son compagnon."

Ce que Nadjm ad-Dîn va éprouver lui-même, envers les siens, et peut-être surtout Madjd ad-Dîn le disciple bien-aimé :

"Si l'aspiration du disciple est nécessaire pour initier son rapport au maître, elle se retourne ensuite, de sorte que c'est le maître qui aspire à son disciple et ne le relâche pas tant qu'il n'a pas atteint son but. En se soumettant au maître, celui-ci s'empare de lui, et c'est comme s'il avait été enlevé à lui-même, de sorte qu'il se trouve "comme le cadavre entre les mains du laveur de morts".

Najm al-Dîn Kubrâ, La Pratique du soufisme : Quatorze petits traités, trad. Paul Ballanfat, avant-propos, la hiérarchie spirituelle.

Dieu l'éprouve de même envers son "prédestiné", celui qui est déjà murîd de par sa condition, même s'il l'ignore, même s'il l'a oublié et qui est donc aspirant aspiré, tout comme Dieu lui-même, murîd et murâd :

"D'abord Dieu envoie un ange à l'esprit pour le réveiller et lui dire sa condition [mashrab : 117-118]. L'aspiration est là celle de Dieu, qui est donc aspirant pour sa créature, elle-même but de son aspiration. L'aspiration de Dieu s'accomplit alors par la repentance, la conversion à Dieu, qui amène le mystique à se donner la connaissance pour but. La passion est encore la forme primitive de son aspiration, et le mystique est déjà aspirant, mais son but est caché oar un voile, car c'est à travers ses passions qu'il perçoit Dieu. Le mystique devient réellement aspirant lorsqu'il est un itinérant et plus seulement un ravi, majdhûb."

Rûzbehân avait en vision l'assurance qu'il était membre haut placé de cette hiérarchie spirituelle, un des Sept. Le problème est que, comme les Quarante, ces grands saints

"sont visibles mais ne se montrent pas, car ils ne font pas étalage de leur rang et de leurs pratiques, et masquent même leur sainteté, à l'instar desmalâmî."

Or Rûzbehân n'a jamais caché ni sa sainteté ni le rang qui lui avaient été révélées. Même Tirmidhî en parla, quelque fois. Or, en tout logique, c'est celui qui le dit qui n'y est pas...

Via Abû Bakr al-Kattânî, on a, en tout cas, toute une carthographie des saints, "complétée" par Rûzbehân :

"Une autre tradition citée d'après Abû Bakr al-Kattânî nomme les différents types de saints et les rapporte à des lieux précis formant une véritable géographie spirituelle, complétant l'aspect historial décrit dans le premier hadîth. Les trois cents chefs, nuqabâ', demeurent au Maghreb, les soixante-dix nobles, nujabâ, en Egypte ou au Levant, les quarante substituts, budalâ', en Syrie, les sept vertueux, akhyâr, voyagent sur toute la terre, les trois, les quatre, suivant les manuscrits, soutiens, 'umadâ', sont cachés dans les coins de la terre comme l'indique leur nom, et le ^pôle, quant à lui, réside à La Mecque, comme pour Ibn 'Arabî. Rûzbehân complète ailleurs cette première géographie [Shahr : 10]. Il y a douze mille saints qui se trouvent au Turkestan [Asie centrale], en Inde et en Afrique orientale et en Abyssinie ; quatre mille dans le Rûm [Europe], le Khurâsân et l'Iran ; quatre cents sur les rives des mers dans les régions maritimes ; trois cents qui possèdent des confréries au Maghreb et en Egypte ; soixante-dix qui se trouvent au Yémen, à Tâ'if, à La Mecque, au Hijâz, à Basra et à Batâ'ih (Wâsit) ; quarante en Irak et en Syrie ; dix à La Mecque et à Jérusalem ; sept qui parcourent la terre entière en permanence ; trois dont l'un est de Perse, l'autre arabe et le dernier de Rûm. Seul le pôle, ou qutb ou ghawth, n'est pas situé dans un lieu, mais les propos précédents le situent à La Mecque. On a ici affaire à une double territorialisation, à la fois spirituelle, idéale et concrète, physique, puisque la particularité du saint est de spiritualiser le monde corporel. S'ily a donc nécessité d'une hiérarchie spirituelle, c'est pour que puisse apparaître un royaume idéal, une géographie spirituelle dans le monde pour qu'il se maintienne en y puisant son orientation."
Le Pôle du Monde, à l'image de Khidr, est souvent un adolescent mal élevé, violent, provocant, ou au comportement psychotique. Nombre de grands ascètes se sont fait bousculer par le Pôle et Khidr (et il se peut qu'ils soient le même). Nombre de policiers, de nos jours, ont dû passer les menottes au Pôle du Monde et l'amener au poste.

89.- On a rapporté qu'un soufi a dit : "J'entrai dans une mosquée de Tarsûs et j'y vis une assemblée qui discutait de la science des principes. Il y avait un adolescent assis à côté d'eux qui écoutait, vêtu d'un manteau doublé de fourrure." Il reprit : "Je regardai l'adolescent, et voilà qu'il avait disparu de dessous le manteau, si bien qu'il n'y avait plus personne dessous. Soudain, il réapparut. Il était là, vivant, sous le manteau. Il venait doucement jusqu'à ce qu'il soit bien assis, sous le manteau. Lorsqu'il fut bien installé, il demanda : "Etiez-vous là ?" Et il s'éloigna derrière un voile, car les gens de la maison ont des secrets." Il dit : "Puis il disparut de notre vue derrière un voile avec son manteau, et je ne sais où il s'en est allé."


90.- Al-Duqqî a dit : "J'ai entendu al-Daqqâq dire : "Je me trouvai à La Mecque dans le sanctuaire sacré auprès d'Abû Ja'far al-Haddâd lorsque je vis un adolescent tourner autour des gens en disant : 'Une nouvelle vous est donnée, vous avez entendu une nouvelle.' Or Abû Ja'far dit : 'En effet, j'ai une nouvelle.' L'adolescent leva la main, frappa le visage de Ja'far d'un soufflet, et dit : 'Par Dieu ! Tu n'as aucune nouvelle !' Puis il entra dans la procession et se mit à accomplir de très nombreux tours, en nombre infini. Puis il s'arrêta au bord du lieu de procession. Nous nous levâmes et nous le regardâmes. Et voici que soudain il quitta le monde." Al-Daqqâq ajouta : "Je suis de ceux qui le bénirent." Ceux-là sont ceux qui, avec leur éminence et la perfection de leur connaissance, furent frappés par le chagrin et la stupeur sous les dais de Sa majesté, si bien qu'un groupe demeura, des années durant, la proie de l'océan comme Abû Yazîd al-Bistamî, Dhu-l-Nûn al-Misrî, Bahlûl le fou, Ma'ruf al-Karkhî, Sarî al-Saqatî, Abû Hamza le soufi, Samnûn l'amant, Abû Bakr al-Daqqâq (al-Zaqqâq al-kabîr), Abû-l-Husayn al-Nûrî, et d'autres comme eux ainsi que les principaux guides et maîtres spirituels."
Avant-propos de Paul Ballanfat à L'ennuagement du coeur, de Rûzbehân.

lundi, mai 18, 2009

Ruzbehan ou l'ordre de Shîrâz

Shîrâz bénéficia de la protection spirituelle de Rûzbehân, ce qui lui valut peut-être d'être épargné par les Mongols alors que tant de villes d'Iran et du Moyen-Orient furent ravagées. Peut-être aussi parce que la ville se rendit tout de suite aux Mongols. Plus tard, il se peut que Hâfez et sa karamat aient protégé la ville. Ou bien la décision de Shah Shudjâ de se soumettre à Tamerlan. Il y eut toujours un grand Sheikh pour veiller sur Shîrâz, Kwadjou Kermanî, Ibn Khafîf, Saadî, Qutb ad-Dîn, tant d'autres, jusqu'à Mollâ Sadrâ. Après les Safavides il semble que la protection divine tombe un peu et la ville est ravagée sous Nadîr Shah.

Quoi qu'il en soit, Rûzbehân est le premier à qui Dieu confie la protection de Shîrâz, un peu comme le Pôle veille sur la cohésion du monde, mais en petit, en pôle provincial, celui du Fars, et comme Bistamî, il demande même à un disciple d'accomplir les rites du Hadj autour de lui, Ka'aba mystique.


"Shîraz est par conséquent investie de la puissance spirituelle du saint qui l'habite et acquiert ainsi un statut exceptionnel pour Rûzbehân dans une géographie spirituelle qui est à mettre sur un plan comparable à celui que possède la hiérohistoire."

Protecteur de Shîrâz, Rûzbehân avait aussi pour mission de préserver la cohésion sociale, d'autant plus que, nonobstant ses extravagances mystiques, c'était un sunnite sourcilleux, qui détestait les ismaéliens (ils le lui rendaient bien), d'obédience asharite en plus, et shaféite ce qui le rapproche des Kurdes, dont un de ses maîtres, Djagir Kurdî. Ainsi, Paul Ballanfat montre bien chez lui


"cette impossible exigence d'une réalisation politique de la transcendance radicale de la connaissance mystique, de sorte que le mystique ne peut que demeurer dans cette contradiction vertigineuse entre sa nécessaire présence au monde qui subvertit tous les codes sociaux et son retrait non moins nécessaire à sa subsistance."

Et justement, chez Rûzbehân, il y a toujours un grand écart un peu périlleux entre folle sagesse et souci de respectabilité, ce qui le rend parfois souvent agaçant, en tout cas à mes yeux car dans ses expériences spirituelles il frôle toujours un peu la complaisance en ce qui le concerne, tout en s'empressant de dénoncer ce qui, chez les autres, ne va pas.


"Le saint a pour vocation de maintenir la permanence des exigences morales de la société et de son orientation. Mais sa présence même remet en cause ce qu'elle est censée fonder. De même s'il se révèle au grand jour il court le risque de se voir persécuté et martyrisé, mais s'il s'absente, il perd sa fonction dans le monde sans laquelle il n'a plus de justification. C'est là aussi que réside l'inquiétude foncière du saint dans son expérience spirituelle."

C'est qu'à la différence de Hallâdj ou de Sohrawardî, Rûzbehân semble avoir eu plus à coeur d'oeuvrer terrestrement et socialement, collectivement en somme. Là où ni Hallâdj ni Sohrawardî ne se sont dérobés, Rûzbehân, lui, a finalement toujours su échapper aux représailles de l'establishment des juristes, les fuqaha. Et même, en vieillissant, il tourne un peu au dévot exoptérique, c'est-à-dire qu'au fur et à mesure que passaient, chez lui, peut-être avec l'âge, le temps des folles extases, il se range, mais tend aussi à vouloir ranger un peu les autres, un peu comme ces dévotes de Molière qui n'ayant plus l'âge des plaisirs mondains non seulement font profession de s'en abstenir, mais tendent aussi à en dissuader ceux qui ont encore l'âge de s'y complaire :


"Le tournant est le passage d'une mystique de l'amour ivre de Dieu à une mystique plus sobre, soucieuse de sauvegarder l'existence de l'ordre à Shîrâz. Dans le prologue du Shahr-i shathiyyât, ouvrage contemporain de cette transformation, il expose son trajet spirituel. Il est d'abord soumis aux ravissements et à l'amour. Puis l'amour s'efface. Enfin, par l'exultation, il atteint la science inspirée dont Khidr est le trésorier. Inspiré par la lecture des grands soufis du passé, il affirme vouloir en faire le commentaire en usant "de la langue de la vérité et de la Loi" '[Shahr : 7, 11-13]."


Déjà, commenter les soufis en voulant "user de la langue de la vérité et de la Loi", ça fait un peu récupération légale. Un peu comme ces théologiens chrétiens qui s'escriment à vouloir commenter Maître Eckhart non pas comme l'inspiré néoplatonicien qu'il est, et maître de la théologie négative en plus, mais en catholique irréprochable du point de vue du sacro-saint Dogme... Commenter un mystique sous la férule du Dogme, c'est, comme dirait Jerphagnon plaquer de la mécanique sur du Vivant. Bref, Rûzbehân se rachète une conduite et veut racheter tout le monde, les soufis du passé et les Shîrâzî qu'il a sous la main, en écrivant même des travaux de juristes :


"Il franchit donc ce qu'il considérait comme une étape importante en prenant connaissance de l'importance de la science et de la sainteté. Il fut donc investi de l'union substantielle, ou compatissante, qui dépasse l'amour et la connaissance mystique. Il finit aussi par s'abstenir de l'audition des concerts mystiques. Il insista de plus en plus sur l'observance de la Loi, et rédigea même un volumineux ouvrage consacré à la jurisprudence, al-Muwashshah fî 'ilm al-fiqh. Le saint solitaire, amoureux des retraites et des ravissements, laissa de plus en plus la place au maître spirituel exigeant, dur à l'occasion avec certains de ses disciples, se faisant porter en litière, à la fin de sa vie, alors qu'il était hémiplégique, dans les rues de Shîrâz, y provoquant de grands attroupements."
Se faire porter en litière en ville au milieu d'une foule emplie de vénération n'est pas du tout malamî. On voit mal Rûzbehân, même valide, jouer à la balançoire... Chez lui, la voie du blâme, c'est un peu compris comme chez certains naqshbendi, avant tout blâmer les autres, et principalement de travers qui sont tous un peu les siens ou finiront par le devenir. Ainsi quand il condamne aussi vigoureusement "l'habitude, d'ailleurs exécrée par le Prophète, qui consiste à scruter les défauts des autres musulmans". Or, par exemple dans son Jasmin des fidèles d'amour, s'il ne nomme personne, il passe tout de même de longs chapitres à expliquer pourquoi l'amour des "libertins", ça ne va pas, alors que le sien, c'est très bien, et pourquoi les ascètes non épris de créatures, ce n'est pas encore ça. De même lire que, le concernant :


"Cacher ses propres états implique la discrétion à l'égard de ceux des autres, et l'obligation d'éviter toute curiosité déplacée à l'égard des fautes des gens qui composent la société. Le même blâme frappe le goût pour l'éloquence en public, le goût pour les études qu'il estime être superflues et nuisibles, car elles comportent toujours un enjeu de pouvoir et sont fondées sur la tentation de l'arrogance et de la prétention. Sont blâmables, et les discours et le fait d'écouter les propos des savants, dont la science est futile. En effet, la seule science digne d'être considérée est celle des maîtres spirituels, des saints, car c'est celle des prophètes."

Tous ces beaux principes énoncés ont une saveur comique quand on connaît Rûzbehân, qui ne parvenait pas à cacher "ses propres états" au cours des semâ, de sorte que ses soupirs et ses cris en arrivaient à indisposer l'assistance, sans parler de son possible passage chez les qalenders, qui n'étaient pas ce que l'on peut appeler des gens discrets. Quant aux études et à la science superflues et nuisibles, nous avons vu qu'il reviendra là-dessus, en finissant par écrire un livre de droit canon... De même le blâme du pouvoir et de l'arrogance, qui sont deux dangers dont les murshîds à la tête d'un ordre ne sont pas exempts, surtout quand le système prôné est fondé justement sur l'amour, l'admiration, l'autorité totale (ce qui est effectivement l'essentiel de la relation murshid/murîd, mais le murshid n'est pas obligé de se voiler la face concernant les dangers de sa position en les traquant chez le voisin) :


"Le novice vivait alors dans le désir constant d'entendre les paroles du maître et de le voir, porté par un attachement profond et empreint d'amour pour la personne de son maître, à l'imitation de l'amour que les compagnons vouaient au Prophète. Il apprenait par la force de son désir à aller au-delà de la mort de l'âme, et se plaçant ainsi progressivement sous l'autorité de plus en plus totale du maître, il se rapprochait de son état."

Paul Ballanfat a donc raison de montrer que, comme tous les soufis au fond, qui sont amenés à passer de l'autre côté,


"la doctrine de Rûzbehân est donc fondée sur une contradiction radicale entre le bas-monde et l'autre-monde, qui touche l'ensemble des pratiques sociales. La vocation mystique implique de renverser l'ordre du monde, car la communauté soufie est la communauté de l'autre-monde, dont les codes, les pratiques, les conceptions impliquent l'exil. La doctrine de l'équivocité qui renverse l'apparence d'une chose tout en la maintenant explique cette conception, selon laquelle il peut exister une communauté véridique au sein même d'une communauté qui lui est hostile, car elle en est le contraire, sans pour autant qu'elle ait vocation à la transformer en s'emparant, par exemple, du pouvoir politique qui appartient précisément uniquement au bas-monde."

Le problème avec Rûzbehân c'est qu'il donne souvent l'impression que cette contradiction n'existe pas seulement entre les deux mondes, mais en lui-même. Et ce qui est irritant, c'est qu'il n'a jamais l'air de s'en rendre compte. Car comment pouvoir renverser l'ordre du monde tout en maintenant l'ordre à Shîrâz ? Quant à cette "communauté véridique au sein même d'une communauté qui lui est hostile", qui n'a pas vocation à s'emparer du pouvoir politique, elle fait plus penser à l'idéal chiite, tel que l'a exprimé le VIème Imâm et le périlleux de cette position fut résolu par les fidèles de l'ïmâm qui usèrent de la dissimulation. Rûzbehân n'usait pas de la dissimulation ni du secret, pas plus que Hallâdj ou Sohrawardî, il n'avait l'air doué pour le silence. Sa façon de s'en sortir était "la non-intervention, l'absence de toute autre critique que doctrinale" et la "méditation systématique sur le caractère éphémère du monde", ce qui n'est pas un sujet religieux très périlleux.

Des siècles plus tard, un autre Shirâzî, Mollâ Sadrâ, aura aussi à trancher entre ce qui relève de la mystique et de la religion extérieure, de la Loi et lui aussi aura à se garder des juristes. Comme il n'évite pas les sujets qui fâchent, il aura d'ailleurs plus d'ennuis que Rûzbehân :


"Sadrâ énonce cette maxime capitale : "la religion est chose intérieure" (al-dîn amr bâtinî), maxime qui n'en fait pas un bâtinî, un "ésotériste" au sens technique que prend ce terme quand il désigne l'ismaélisme. Mais qui en fait un philosophe averti du danger de confondre l'ordre apparent de la cité et l'ordre de la religion. Non qu'il propose une quelconque séparation de l'Etat et de la révélation, ce qui serait bien surprenant. Il distingue plutôt la discipline juridique, née de l'histoire et liée indissolublement aux statuts du monde sensible extérieur, auquel appartient l'homme de la cité, de l'ensemble des vérités qui relèvent, rigoureusement parlant, de la "religion".

Il cite une tradition importante, qui dit que "quand Dieu s'épiphanise pour une chose, opère en quelque chose sa révélation éclatante, il soumet à lui l'apparent de la chose et son ésotérique". La religion est cette soumission de l'ésotérique de l'homme, tandis que les statuts juridiques n'ontéressent que son extériorité sensible. L'obédience réelle n'est donc pas le respect des interdits, qui sont pure négation des fautes et des délits. Elle est pleinement affirmative, et elle est un concomitant de la gnose et de la certitude, "la vue spirituelle complète pénétrant da ns la réalité de la religion". Elle culmine dans l'extinction mystique en Dieu (hosûl al-fanâ'). La religion est le mouvement essentiel de l'acte d'être, sa croissance et son perfectionnement, et ne se confond pas plus avec la loi que la liberté ne se confond avec la contrainte."

Avant-propos de Paul Ballanfat à L'ennuagement du coeur, de Rûzbehân.

L'Acte d'être : La Philosophie de la révélation chez Mollâ Sadra, Christian Jambet.

Concert de soutien à l'Institut kurde