vendredi, janvier 16, 2009

Conversion et sauvetage : stratégies de survie au cours du génocide des arméniens

"Pour manipuler les structures sociales, les nationalistes turcs ont employé toute la gamme des mesures politiques, la marginalisation, l'isolement, l'incarcération, la modification des tracés de frontières, la déportation, l'assimilation forcée, les échanges de populations, jusqu'au massacre pur et simple et sans discernement et, dans le cas le plus extrême, jusqu'à la destruction génocidaire proprement dite. Le sort des victimes était fonction de leur éloignement ethnique et politique tel qu'il était perçu par rapport à l'identité nationale turque proclamée de fraîche date et fortement islamisée. Il dépendait également des aléas de la politique internationale. L'ethnicité était assimilée à la loyauté, de sorte que des fonctionnaires chrétiens arméniens d'une loyauté irréprochable se trouvèrent en butte à l'exclusion alors que des partisans alévis turcs qui fraudaient le fisc étaient inclus dans cette nouvelle identité, dont les limites fluctuaient de temps en temps. Du fait de définitions religieuses non biologiques, des populations telles que les kurdes musulmans, les juifs sépharades ou parfois même les arméniens chrétiens étaient considérées comme plus "turquifiables" (eintürkfähig) que d'autres, malgré une certaine ambiguïté. Ce type de catégorisation se faisait le plus souvent sans tenir compte des loyautés proclamées et réelles. L'escalade de ces processus de persécution conduisit assez rapidement à un point de non-retour, et, en l'espace de quelques années, des millions de gens disparurent de leurs terres ancestrales."

"Le politiquement correct pèse également sur le débat concernant l'esclavage. Aussi bouleversants que puissent être, même pour des universitaires, les récits du traitement brutal auquel furent soumis les déportés et la découverte de la fréquence de l'esclavage (féminin), il n'en demeure pas moins que cette pratique fut longtemps parfaitement courante dans l'Empire ottoman. Jusque dans les années 1970, on pouvait rencontrer des parias isolés (généralement des orphelins etle plus souvent des femmes) ainsi que des familles chrétiennes tout entières dans de grandes maisons kurdes, où ils occupaient une position sociale proche de l'esclavage. C'était une forme de féodalisme admise et socialement institutionnalisée, appelée en kurde xulamî. Les efforts d'intervention des Etats provoquèrent une résistance acharnée tant des patrons kurdes que de leur main d'oeuvre chrétienne qui considéraient cette situation comme normale et traditionnelle et comme une sécurité propre à l'ancien régime. C'est ainsi qu'après le génocide de 1915, on vit souvent les chefs kurdes s'efforcer de localiser des arméniens dans l'espoir de leur trouver des conjoints et de leur permettre de perpétuer leurs pratiques endogamiques."

"La réaction des arméniens à la politique de conversion du gouvernement fut ambivalente, et passa du consentement effrayé à la résistance inflexible. Kerop Bedoukian, un jeune déporté, nota dans ses Mémoires :

Ma mère disait que le maire nous avait fait fait une offre par l'intermédiaire de ma tante, une institurice qui avait créé six écoles maternelles turques, les premières de la ville. Il proposait que ma tante et quarante-deux membres de sa famille échappent à la déportation à condition de se faire mahométans. La réponse de mon père résonne encore à mes oreilles. Il dit, tout en attachant ma ceinture : "Tu vas partir mourir sur une montagne, et je vais partir mourir sur une autre, mais nous ne renierons pas notre Christ." Je sens encore son baiser d'adieu sur mes deux joues. Nous nous sommes quittés. Personne n'a versé une seule larme.


Cette résistance à la conversion est typique et caractéristique de l'époque et de la région. Aussi fluides, hybriques et imbriquées que les identités aient pu être au sein de la société paysanne de l'Anatolie orientale, il subsistait une certaine forme de sectarisme, surtout parmi les nationalistes et les gens les plus pieux. Nombreux jugeaient inacceptable et humiliant de devoir abandonner leur identité. Au cours des déportations, Aurora Mardiganian fut kidnappée par un membre d'une tribu kurde, dont elle eut deux enfants. Cette réalité était cependant trop gênante pour qu'elle la raconte en détail dans ses Mémoires. Elle glisse sur cette période avec une honte évidente. Le changement forcé de nom était, lui aussi, source d'humiliation et de confusion. Khachadoor Pilibosian, enfant rescapé du génocide arménien, fut lui aussi enlevé par un kurde et obligé de vivre avec lui comme esclave. Il écrit dans ses Mémoires qu'il fut intégré dans une maison kurde et qu'on le rebaptisa Mustafa."

"Cela explique l'existence de problèmes d'identité extrêmement traumatisants chez certains convertis, révélant souvent une "piété compensatoire" destinée à masquer le manque évident de "pedigree islamique" et donc de confiance en soi. Un homme politique kurde se rappelait avoir grandi à Van auprès de sa grand-mère arménienne et n'avoir jamais compris pourquoi cette femme bougonne et déprimée maudissait sa propre famille en la traitant d'"ordure kurde". Une étude plus approfondie de ces événements au niveau provincial pourrait éclairer ces événements complexes."

"S'enfuir ou être sauvé était étroitement lié à la conversion, alors même que, sans aide (une aide qui venait forcément des musulmans), les chances de s'en sortir étaient minces, voire inexistantes. Un vieux kurde d'Ergani se souvenait que son père lui avait raconté l'histoire d'un arménien qui s'était converti à l'islam et avait ensuite été abrité et caché dans l'étable de villageois amis. Une fois passée la période la plus sanglante de l'été, il se reconvertit au christianisme, fut arrêté et tué. Le cas de Fethiye Cetin, une juriste qui appartenait à une famille musulmane du Nord de la province de Diyarbekir, est également instructif. Dans l'étude qu'elle a écrite, elle révèle les racines arméniennes de sa grand-mère et décrit un exemple typique de conversion, de sauvetage et de survie au cours du génocide. Sa grand-mère fut sauvée parce qu'elle accepta de se convertir, les villageois musulmans ne voulant donner asile qu'aux enfants arméniens qui s'étaient déjà convertis ou étaient disposés à le faire. Dans un entretien ultérieur, Cetin a remarqué qu'elle vivait dans une zone floue entre ses trois identités turque, kurde et arménienne, en marge de l'ethnicité et de la nationalité. Elle se rappelait aussi qu'après avoir découvert ses origines, elle avait enfin compris pourquoi sa grand-mère avait l'habitude de préparer un pain sucré au printemps avec d'autres femmes, que le reste de la famille ne connaissait pas : c'étaient des rescapées du génocide, qui célébraient Pâques.

La vie de ces familles chrétiennes qui se convertirent pour échapper à l'islam pour échapper aux persécutions et qui réussirent effectivement à rester dans la province de Diyarbekir pendant plusieurs dizaines d'années avant d'aller s'installer dans la ville de Diyarbekir, à Istanbul ou en Europe occidentale, présente un intérêt qui dépasse l'étude du génocide proprement dit. Leur existence a également une importance pour l'histoire et l'économie d'après-guerre en Anatolie orientale : certains convertis restèrent dans leurs villages et ignorèrent leur passé arménien, alors que d'autres menèrent une existence de crypto-chrétiens, comme le raconte un converti kurdo-arménien de Dyarbekir :

J'ai toujours su que le père de mon père était arménien. Nous le savions tous, mais nous n'en parlions pas. Tout le monde le savait, et beaucoup de gens disaient à mon grand-père qu'il était d'origine arménienne, mais dans la famille, nous n'en parlions pas. Mes oncles sont des musulmans fanatiques, il y a parmi eux des responsables religieux - des imams - qui ne veulent pas en parler.


L'éminente famille arménienne des Merjanian (aujourd'hui Mercan) offre une bonne illustration de ces stratégies de "dédoublement". Pendant le génocide, les Merjanian furent sauvés grâce à la conversion. Ayant émigré de Diyarbekir à Amsterdam dans les années 1970, ils se reconvertirent au christianisme à leur arrivée. Désormais, chaque fois qu'ils rendent visite aux membres de leur famille restés à Diyarbekir, leurs allers et retours entre l'Europe et la Turquie s'apparente à un passage du christianisme à l'islam et inversement. Les femmes se voilent pendant le vol, ils utilisent leurs prénoms musulmans au lieu de leurs noms arméniens, et se comportent à Diyarbekir comme des musulmans. Ces quelques individus ont échappé au génocide arménien grâce à une combinaison essentiellement fortuite entre conversion et sauvetage.

Dans ce travail encore en cours, nous avons cherché à montrer que de nombreux cas de sauvetage étaient directement liés à la conversion à l'islam, condition sine qua non de l'intégration dans la communauté, bien davantage qu'au comportement altruiste de certains individus. La persécution identitaire (par opposition à la persécution raciale) fut un processus poreux qui permit à un certain nombre d'arméniens d'y échapper. Dans cette perspective, ce qui a été sauvé n'est que l'existence physique de tel ou tel individu. Le moi a été dépouillé de toutes ses caractéristiques arméniennes, dont le nom, et celles-ci ont été profondément enfouies dans la mémoire privée et bannie de la mémoire publique, condamnée à ne jamais être exhumées. Les survivants n'emportèrent littéralement que leur vie, laissant derrière eux leurs attaches culturelles et leurs pratiques religieuses. Bien des questions se posent encore : que représentait la conversion pour les convertis eux-mêmes ? Quel genre de pression leurs sauveurs exercèrent-ils sur eux pour les convaincre de se convertir et pourquoi ? En quoi l'esclavage pendant le génocide arménien se distingua-t-il de l'esclavage ottoman "ordinaire" ? Une des raisons majeures pour lesquelles les marchés aux esclaves régionaux qui fonctionnèrent plus ou moins légalement jusqu'en 1915 assistèrent à la déppréciation de leurs "produits" - en l'occurence des êtres humains détenus à des fins d'esclavage domestique - fut l'abondance de l'offre par rapport à la demande. Le fait qu'il s'agît essentiellement d'arméniens ne préoccupaient guère, semble-t-il, la plupart des musulmans, qui s'empressèrent de profiter de ces "bonnes affaires". Une autre question se pose, celle de l'existence de crypto-arméniens dans la Turquie actuelle, harcelés par la politique identitaire. Alors que les nationalistes arméniens souhaitent les exhorter à reprendre leur "identité arménienne assoupie", les nationalistes turcs leur font généralement savoir que s'ils souhaitent "renouer" avec leurs racines arméniennes, ils ne seront plus les bienvenus en Turquie. Une évolution qui nous ramène, dans le fond, en 1914."



Ugur Ümit Üngor, "Conversion et sauvetage : stratégies de survie au cours du génocide des arméniens", in La Résistance aux génocides. De la pluralité des actes de sauvetage ; dir. Jacques Sémelin, Claire Andrieu, Sarah Gensburger.

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