mardi, octobre 21, 2008

Les Seigneurs de la nuit

"le sergent posa sa casquette devant lui. Il sortit une cigarette et l'alluma. La fumée le fit larmoyer. Il se renversa en arrière et s'écria :

- Hé, mec ! Hé, bandits !
Une voix lui répondit de l'extérieur, criant plus fort que lui :
- Oui, sergent !
- Apporte-moi du papier. Qui vole le papier de mon bureau ?
- A vos ordres !
- A vos ordres ! répéta le sergent étonné.

Puis s'adressant à Avdé :
- Ils disent "à vos ordres ! " et ils volent le papier. Tu as vu leur gros ventre ? Ils mangent les poulets des prisonniers, et en échange, ils les laissent introduire des poignards dans les cellules. Je t'assure, vieux cheikh, qu'il y a des fusils dans cette geôle. Planqués sous les couvertures. Je les confisque à chaque fouille, et le lendemain, ils sont de nouveau entre leurs mains comme par miracle. Tu vois cette pièce, eh bien ! mon cheikh, il y en a qui dorment. Ils craignent pour leur vie et nous réclame protection. Celui qui dit qu'il sera tué, il est tué. Il ne peut pas en réchapper. Nous avons été nous plaindre chez le gouverneur, espérant qu'il les enverrait... en enfer, et il nous a répondu : "Ce sont des Kurdes ! Qu'ils s'égorgent entre eux." Nous lui avons dit : "Monsieur, chaque fois que l'un d'eux est tué en prison, il y en a dix qui débarquent pour le venger. Si ça continue, nous serons obligés de coffrer tous les habitants de la région. Et, bien entendu, nous n'aurons pas la moindre part des poulets ou des oeufs qu'ils apportent à leurs parents enfermés ici. Nous mangerons bientôt nos chaises ou nos casquettes." Le gouverneur a répondu (mais dis-moi franchement : c'est une réponse, ça ?) : "Bouffez-donc la fourgonnette, vous avez oublié la fourgonnette." Nous sommes sortis. Nous nous sommes retenus de pisser sur les roses de son splendide jardin."

" - Ecris, dit-il sans regarderle jeune homme : "En date du... Procès-verbal..."
Puis, regardant Avdé :
- Pourquoi ont-ils tué ton fils ?
Avdé haussa les sourcils d'étonnement :
- Mon fils ?
- Ta tante, ta soeur, ton grand-père, ton père, qui les a tués ?
L'homme parut plus surpris encore, puis sa surprise se mua en colère :
- Sergent, dites-moi donc qui a tué le dernier gouverneur, et le gouverneur précédent ?
Le sergent tressaillit comme s'il avait eu l'esprit ailleurs, puis répliqua sèchement :
- Que veux-tu dire ?
- Si vous voulez en finir vite avec cette affaire, dites à mon fils ce qu'il doit écrire.
- Réponds donc à mes questions pour que ton fils enregistre ce que tu dis.
La mère, assise sur le carrelage, murmura quelques mots d'un ton dégoûté ; ses enfants l'implorèrent du regard et elle se tut. Le sergent la regarda, mais les yeux furieux de la femme ne cillèrent pas. "Holà !" murmura-t-il, avant de détourner le regard pour éviter de relever le défi.
- Quel est le problème ?
- Vous êtes mieux informé que moi, répondit Avdé.
- Je vous ai amenés ici parce qu'il y a eu crime.
- Crime ou coup d'état ! En quoi cela me concerne-t-il ?
Le sergent haussa les épaules :
- N'as-tu rien àvoir avec un crime, un vol, une contrebande, ou une personne emprisonnée ici ?
Avdé se tut. Le fils assis derrière le bureau releva la tête et dit timidement :
- Que dois-je écrire, monsieur ?
- L'affaire est compliquée. Il nous faut un témoin. Où est le témoin ?
Il hurla à pleine voix à travers la porte close, et un policier passa la tête par la prote :
- Oui, sergent.
- Pourquoi avons-nous amené ces gens-là ? demanda le sergent.
- A cause d'un crime, répondit le policier sans bouger.
- Qui a tué qui ?
Le policier hocha la tête et chuchota :
- Le témoin s'est enfui, sergent. Mais il me semble bien qu'il y a eu crime.
Le sergent s'emporta et s'écria à l'adresse du fils d'Avdé :
- Le gouvernement ignore ce qui se passe. Pourquoi devrais-je moi-même m'en inquiéter ? Ecris, mon enfant : Un âne est mort. Plainte contre X. Terminé ! Signé : un soulier, fils de soulier. Témoin : un soulier.
- Dois-je signer quelque part ? demanda le jeune homme.
Le sergent gonfla son torse de colère et de lassitude :
- Signe sur le cul du président.
Et il désigna une photo sur l'un des murs."

Les Seigneurs de la nuit, Salim Barakat, trad. François Zabbal, Actes Sud.




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