mardi, octobre 14, 2008

Le criquet de fer : l'incendie et la pêche

"Mais notre haine du Khabour n'arrêta pas son cours. Il demeura le prince des fleuves, un prince bruyant regroupant autour de lui des villages bruyants, des villages qui se partageaient l'espace, les fruits et les coutumes, depuis celles des Assyriens jusqu'à celles des Kurdes et des Yazidis.

Les villages assyriens n'avaient pas leur égal pour la culture de la vigne, tandis que les villages kurdes et yazidis leur étaient supérieurs pour la pâture et l'élevage, et pour quelques petites cultures comme le concombre et le coton. Mais tout cela n'était rien au regard de l'étrangeté des Yazidis.

En ce temps-là, nous étions des enfants. Et l'histoire qui relègue les Yazidis parmis les sectes ésotériques nous importait guère, pas plus que leurs origines ou les intrigues des Anglais qui en avaient fait l'une des minorités du Moyen-Orient, se jouant de nos sociétés noyées dans leur passé jusqu'à l'étouffement ou figées dans la soumission. En ce temps-là, nous étions intrigués et étonnés à la fois par ces hommes qui tressaient leurs cheveux comme les femmes et laissaient pousser leur moustache si épaisses qu'elles cachaient leurs lèvres. Ils étaient sales, ne se baignaient pas et adoraient le roi Paon - le Grand Satan comme ils disaient.

Notre oncle, celui qui possédait les entrepôts près du Khabour, avait pour partenaire un Yazidi qu'on appelait El-Haj. Pourtant, malgré son nom, il n'avait jamais accompli le pèlerinage à La Mecque. Il s'appelait El-Haj et cela nous était bien égal. El-Haj était donc un commerçant bien habile. Quand nous étions couchés tous ensemble dans une salle grande comme une caserne, nous l'entendions se lever chaque nuit et marmonner des prières étranges. Le jour venu, nous nous mettions à jouer de vilains tours au vieil homme. Chaque fois que nous passions devant lui, nous injurions Satan. Son visage s'empourprait et il nous maudissait. Nous crachions par terre avec ostentation car Satan hante l'obscurité et la terre. El-Haj nous maudissait plus encore. Puis nous tracions un cercle autour de lui sur la terre poussiéreuse. Un Yazidi ne sort jamais d'un cercle, dût-il en mourir, à moins que celui qui l'a tracé de l'efface. El-Haj criait, visiblement épouvanté :
- Fils de chien ! Effacez ce cercle !
- Fils de chien toi-même ! Petit-fils de Satan ! répliquions-nous.

Un adulte se portait finalement à son secours, effaçait le cercle et nous pourchassait.

Ce jour-là, notre oncle nous punissait. Il le faisait avec dureté, allant même jusqu'à nous renvoyer chez nous. Puis il s'excusait pour nous auprès de l'inquiétant El-Haj."


Le Criquet de fer, Salim Barakat, trad. François Zabbal, Actes Sud.

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