jeudi, octobre 30, 2008

La mort de Najm ad-Din Kubra

Nadjm al-Dîn, peut-être inspiré là-dessus par Al-Tirmidhî qui l'influença tant, ne considérait pas que la sainteté s'opposait au courage physique et notamment à l'usage des armes, ne dédaignant pas de jouer les Frère Tuck quand il s'agissait d'amener plus de justice en ce monde. Sa mort devant l'assaut des Mongols en fait déjà une figure héroïque, puisqu'il refusa de s'enfuir comme on l'y incitait. Mais le plus étonnant est ce que rapporte la tradition, à savoir que l'anéantissement du Khwarizm par Gengis Khan, il l'avait appelée de ses voeux, par souci de justice, car leKhwarizm devait payer la mort de son disciple préféré, Madjd al-Dîn. Mais son appel exaucé, il ne considéra pas devoir échapper à l'effet de sa malédiction. Sans aucun doute un cas éminent de djavanmardî, comme le rapport Paul Ballanfat dans son introduction à ses 14 traités :


"L'un des traits les plus frappants de la figure de Najm al-Dîn Kubrâ est le fait qu'il eut à affronter le cataclysme de l'invasion mongole de l'Asie Centrale sous Gengis Khân qui débuta en 1219. Selon les sources kubrawîes, Najm al-Dîn Kubrâ aurait joué un rôle capital dans le processus de cette invasion qui devait décimer la plus grande partie de la population de l'Iran. La situation des soufis, notamment, Najm al-Dîn Kubrâ, mais aussi Baha' al-Dîn Walad, le père de Jalâl al-Dîn Rûmî, était peu à peu devenue très difficile sous le règne du Khwârazshâh 'Alâ' al-Dîn Muhammad. Dans l'entourage du prince, les courtisans, les philosophes et les théologiens occupaient la première place et complotaient contre les soufis dont ils jalousaient la popularité, en particulier le grand philosophe et théologien Fakhr-i Razî. Or le fils spirituel et le disciple préféré de Najm al-Dîn Kubrâ, Majd al-Dîn Baghdadî, perdra la vie, assassiné dans des conditions ignobles sur l'ordre du roi. Les kubrawîs estimeront les théologiens et philosophes responsables de ce meurtre. Toujours est-il que les biographes rapportent que c'est en apprenant la mort de Madjd al-Dîn que Najm al-Dîn Kubrâ aurait fait une prière pour demander à Dieu de balayer le royaume des Khwârazmshâh, annonçant même au roi repentant qu'ils y perdraient tous la vie. Effectivement la mort de Kubrâ va coïncider avec la fin d'un monde et la naissance d'un nouvel ordre dans lequel les soufis et la kubrawiyya, notamment, joueront un rôle plus important. C'est dans cette situation que Najm al-Dîn Kubrâ va montrer l'un de ses aspects les plus attachants, ne manquant ni de noblesse, ni de courage. Il ne manqua pas non plus d'amour dans cet attachement si sentimental pour Majd al-Dîn Baghdadî et à ses disciples, allant jusqu'à condamner à la mort son univers et lui-même. Il enverra ses disciples les plus importants se réfugier dans leurs villes natales pour y continuer son oeuvre, et poursuivra jusqu'au dernier moment, la ville tombant par morceaux aux mains des Mongols, la formation de ses disciples. Sa noblesse apparaît nettement lorsque, ses disciples le suppliant de s'enfuir pour sauver sa vie, Najm al-Dîn Kubrâ leur répondra qu'il avait été aux côtés des habitants de sa ville dans les jours heureux et qu'il ne pouvait pas les abandonner dans le malheur. Et il fera preuve d'un extraordinaire courage, quand à un âge fort avancé, il ira armé d'un simple javelot et de pierres affronter les Mongols pour défendre sa ville au milieu des assiégés, perdant la vie transpercé de flèches. Najm al-Dîn Kubrâ est donc mort en 1221 au cours d'une des batailles que livrèrent les Mongols pendant le siège de Khwârazm. Mais il avait semé les grains du renouveau."


Il y a donc trois catégories de saints pour Nadjm ad-Dîn. Le "commun", le "milieu" et les saints supérieurs; la "classe de saints qui obtient la vision des attributs et en reçoit la lumière". Ces saints-là,il les qualifie d'un curieux adjectif :


"Au début des Dix principes, Nadjm ad-Dîn les nomme effrontés, ceux qui volent, etc. L'effronterie, l'intrépidité de ces saints tient au fait qu'ils atteignent cette solitude divine où le coeur complètement anéanti est le pur réceptable des attributs de Dieu, laissant Dieu seul à son amour."

Or je me demande si ce terme "effronté" ne renvoie pas au persan "ayyârân" (ayyârûn en arabe), qui veut dire à la fois insolents, dégourdis et désignaient aussi les confréries de brigands, ce que j'avais déjà noté dans le Roman de Baïbars : "Par ailleurs, cette complicité indulgente entre le roi et Fleur des truands (le roi s'est même fait piquer son turban par Otmân du temps qu'il était encore voyou, sans que cela semble irriter beaucoup l'Ayyoubide) permet de voir l'étendue de la collusion ou l'interaction, et même l'interchangeabilité entre le monde des "Seigneurs" mystiques et celui de la grande truanderie, entre le plus indigne du monde terrestre et le plus proche du Pôle du monde. Si les Abdal sont au nombre de Quarante, quarante aussi sont les voyous que commande Otmân avant sa conversion, et la ressemblance est encore plus frappante du fait que ces truands là se réunissent dans les grottes d'El-Zaghliyyeh, tout comme il y a une grotte des Quarante à Damas, où Baïbars a d'ailleurs passé une nuit dans le premier volume. Même façon également de s'exprimer en langage codé, incompréhensible pour les non-initiés, ces quarante-là s'exprimant bien sûr dans l'argot de la pègre, les autres dans un galimatia à sens ésotérique qui finalement a pour même but de protéger le Secret, car comme le dit El-Sâleh à chaque fois que Fleur des truands manque dévoiler ce qu'il sait du cadi : "Celui qui divulgue un secret mérite la mort". Ce qui pourrait aussi être la maxime du caïd des truands".

Pour ce qui est de l'identité du Pôle, et de son anonymat général, même envers les Quarante, hormis envers quelques privilégiés, je suis ravie que Nadjm ad-Dîn apporte de l'eau à ma source mon moulin en l'envisageant comme à part des Quarante, à la fois au-dessus mais en-dehors :

"Au-dessus se situe encore le pôle. Celui-ci est certainement d'une autre nature que les autres substituts, car il est isolé de la hiérarchie et Najm al-Dîn Kubrâ n'évoque même pas la possibilité que le saint réalisé puisse être le pôle. Il se contente d'indiquer qu'il se peut qu'il le connaisse s'il en reçoit le don."

Sa connaissance, pour Nadjm al-Dîn, semble être le fruit d'une élection totalement gratuite en apparence, qui n'aurait rien à voir avec le mérite. (Quant à son statut à lui, son élection semble encore plus énigmatique et ne doit pas être confondue bien évidememnt avec le mahdî).

"Toujours est-il que, d'après le texte de Najm al-Dîn Kubrâ, le pôle a une singularité qui le place absolument au-dessus des substituts (abdâl). Cette connaissance est un don que Dieu fait au saint en fonction de critères qui ne sont pas précisés. Le pôle est donc en principe caché et le connaître ne fait pas forcément partie de l'élection spirituelle. C'est un supplément de connaissances. Du reste, il convient de rappeler que pour Nadjm al-Dïn Kubrâ la discrétion fait partie de la sainteté, ce pourquoi la retraite est particulièrement importante dans sa discipline spirituelle, puisque par elle le saint se cache aux yeux des créatures."




Joli propos sur la relation d'amour profond, essentiel entre le murîd et son murshid (ici aspirant-aspiré) à propos de son maître 'Ammâr al-Bidlisî et qui explique l'absolue douleur et donc le châtiment implacable qu'il appela sur la ville de Khwarizm, après l'assassin de son propre murîd Madjd al-Dîn :


"La première fois que je le rencontrais, notre maître 'Ammâr dit : Nous possédons dans l'éducation trois voies : l'expression claire, l'allusion pour les intermédiaires et la réalité cachée pour les forts. Je répondis : Je désire la voie de la réalité cachée. Or la réalisation de cela consiste en ce que le coeur de l'aspirant s'annihile dans le coeur de l'aspiré de sorte que rien ne se produise dans le coeur de l'aspiré qui ne se produise dans le coeur de l'aspirant. Le coeur de l'aspiré est lui-même annihilé dans l'aspiration de Dieu, si bien que lorsque l'aspirant est arrivé, Dieu n'aspire pas à quelque chose dans que l'aspirant ne la désire."

Paul Ballanfat commente :

"Placer son aspiration dans l'aspiration du maître permet de découvrir que celui qui aspire n'est autre que Dieu - (donc : Dieu le Mûrîd...). Le rapport intime au maître est la condition de cet échange des aspirations par lequel personne d'autre n'aspire en soi que Dieu lui-même. En plaçant son aspiration dans le maître, le disciple obtient la conviction qu'il le conduira au but qu'il vise, la félicité qui est la théophanie de l'essence. Le maître, en effet, ravit le voyageur à lui-même et le conduit jusqu'à l'étreinte de Dieu."

Mais voilà l'arroseur arrosé, ou l'aspiré aspirant à son tour à son aspirant :

"Si l'aspiration du disciple est nécessaire pour initier son rapport au maître, elle se retourne ensuite, de sorte que c'est le maître qui aspire à son disciple et ne le relâche pas tant qu'il n'a pas atteint son but. En se soumettant au maître, celui-ci s'empare de lui, et c'est comme s'il avait été enlevé à lui-même, de sorte qu'il se trouve "comme le cadavre entre les mains du laveur de morts".

Nadjm ad-Dîn part du principe bien courant que chacun a 


"une lumière primordiale placée en soi, correspondant aux organes spirituels et qui est tenue captive du monde corporel. Or il y a une correspondance entre cette substance et le ciel qui fait que celui-ci se reflète en elle. Ceci renvoie à un principe déjà évoqué, l'idée que le même n'est connu que par le même. Seule la lumière peut connaître la lumière, dira aussi le tafsîr. Ainsi la lumière interne à la substance libérée par l'invocation monte vers le ciel d'où descend une lumière céleste attirée par l'aspiration de la première."

Cette idée du même attiré par le même se trouve également dans la Sagesse orientale :"Lorsque tu as compris que la jouissance consiste en ce qu'un être atteigne à ce qui lui correspond". Et de même cette double attraction que Shihâb ad-Dîn décrit ainsi :



"Tombe alors du monde de la Lumière, sur le masculin, un amour s'accompagnant de force, et sur le féminin un amour s'accompagnant de douceur ; le rapport étant analogue au rapport entre la cause et le causé, comme on l'a exposé précédemment. Et chacun des deux veut ne faire qu'un avec son compagnon, afin que soit levé le voile du corps. Et cela, c'est, chez la Lumière-Espahbad, la recherche des jouissances du monde de la Lumière dans lequel il n'y a pas de voile."

Pour Nadjm ad Dîn aussi l'amour est la clef pour tirer la lumière hors du corps vers son principe céleste : 




"Or c'est à la mesure de la force interne de la substance que la lumière du haut descend, comme l'explique Nadjm ad-Dîn Kubrâ. Tout dépend en fait de l'image intérieure de la substance céleste, car le coeur contient des images, mais celles-ci sont à la mesure de la purification du coeur par l'invocation et les pratiques spirituelles. Lorsque l'amour en excitant l'invocation fait croître la substance interne, elle finit donc par avoir tant de force d'attraction que son semblable céleste est mû par son affection pour elle et la rejoint pour l'envahir complètement, si bien que la substance interne est transfigurée et que de cette conjonction des lumières paraît l'esprit qui en est comme le fils."

Ibn Sina avait déjà traité de cette dyade, mais chez lui le début du long chemin vers la réunion de ce qui avait été séparé, l'élément déclencheur, était le sentiment intime de son exil chez la nature gnostique, comme le commentait Henry Corbin 




"Au moment où l'âme se découvre comme étrangère et solitaire dans un monde qui lui avait été familier, se profile à son horizon une figure personnelle, s'annonçant personnellement à elle, parce qu'elle symbolise avec son fond le plus intime. Autrement dit, l'âme se découvre comme étant la partie terreste d'un autre être avec lequel elle forme une totalité de structure duelle. Les deux éléments de cette dualitude peuvent être désignés comme le Soi et le Moi, ou comme le Moi céleste transcendant et le Moi terrestre, ou sous d'autres noms encore. C'est à ce Moi transcendant que l'âme s'origine dans le passé de la métahistoire ; il lui était devenu étranger, tandis qu'elle sommeillait dans le monde de la conscience commune ; mais il cesse de lui être étranger au moment-même où c'est elle qui se sent étrangère dans ce monde. C'est pourquoi il lui faut de ce Moi une expression absolument individuelle, qui ne pourrait passer dans la symbolique commune (ou dans l'allégorie) sans que la différenciation individuelle péniblement conquise soit refoulée, nivellée et abolie par la conscience commune."

Chez Sohrawardî, l'amour du "faible empreint de douceur" est cause de l'amour empreint de force envers le faible. De même chez Kubrâ : Partant, comme Rûzbehan Baqlî, cet autre grand amoureux, du principe énoncé par Wâsitî : "l'attribut de majesté et l'attribut de beauté se sont heurtés et des deux a été engendré l'esprit", selon lui, "lorsque la substance interne est faible elle est animée d'affection et est attirée par l'attraction de la substance céleste." Mais plus l'amour se fortifie plus la lumière d'en bas est forte elle aussi et inverse le rapport, et "c'est elle qui possède la force d'attraction, tandis que la substance céleste est mue par une tendre affection." Mais chez lui, il semble que ce rapport d'amour peut être si fort qu'il finit par attirer Dieu comme le désireux murîd finit par captiver le murshid objet de son attente. Plus vous aimerez, plus vous serez captivant, aimant : 




"Ainsi l'amour n'a pas seulement la capacité de purifir le coeur et de le faire grandir pour l'ouvrir aux organes spirituels supérieurs, il est aussi le moyen par lequel l'ordre secret du rapport entre la beauté et la majesté se révèle dans sa vérité, en d'autres termes qu'il finit par révéler la réalité du verset coranique déjà cité : "Il les aime et ils L'aiment" (Cor. v=54), à savoir que dans le rapport entre le coeur et Dieu, c'est Dieu en fin de compte qui aime le coeur et est attiré par le coeur, lorsque celui-ci est purifié."

Le double céleste qui, chez Ibn Sîna, Sohrawardî et tant d'autres traditions gnostiques, l'Ange, semble être autre chez Nadjm ad-Dîn Kubrâ qui ne semble pas faire une grande place à l'angélologie. Là dessus, il est plus orthodoxe quand il replace, conformément au Coran, l'Ange comme voué à se prosterner devant l'Adam, 




"car, comme il le dit dans le tafsîr, la spécificité de l'homme sur les anges tient au fait qu'il se connaît, tandis qu'eux ne se connaissent pas. Mais cette connaissance est graduelle, elle se déroule dans le temps qu'il faut pour retrouver son origine. Ainsi la découverte de ce double est-elle la reconquête de soi, mais d'un soi accompli, lourd de l'ensemble du monde de l'être qu'il emporte avec lui vers son bien-aimé pour le ramener à sa source dans la résurrection."

Ce double céleste, s'il n'est l'Ange, qui est-il ? Le fruit de l'amour : 



"L'amour conduit à la naissance du double céleste, le "témoin dans le ciel" ou la "balance du monde caché" dont Junayd, que Nadjm al-Dîn Kubrâ appréciait, tout particulièrement comme en témoigne entre zutre sa Risâla al-Himma, avait pressenti l'importance. Ce "témoin dans le ciel", le témoin du coeur, l'"intermédiaire entre le néant et les phénomènes" est donc le double du mystique qui se révèle à lui dans l'expérience de l'amour par la conjonction de la lumière qui descend du trône et de celle qui monte du coeur. Cette conjonction est d'ailleurs décrite en termes magnifiques par le mystique : "Lorsque le cercle du visage est clarifié, il déborde de lumières comme une source si bien que le voyageur sent les lumières jaillir de son visage, et le jaillissement se produit entre les deux yeux et les deux sourcils. Ensuite le visage est entièrement submergé, et à ce moment il y a devant toi en face de ton visage un visage de lumière ainsi fait : il déborde de lumières et l'on voit derrière le délicat voilage qui le couvre un soleil aller et venir comme une balançoire animé d'un mouvement de va-et-vient. Ce visage est en réalité ton visage et ce soleil est le soleil de ton esprit qui va et vient dans le corps. Puis la pureté submerge l'ensemble du corps. A cet instant tu contemples en face de toi une personne toute de lumière d'où naissent les lumières." Ainsi la rencontre du témoin céleste est-elle le mystique lui-même sous sa forme qui est analogue à la lumière de Dieu. Il se présente d'ailleurs à la fois comme visage et comme esprit sous la forme du soleil, laquelle manifeste clairement sa parenté avec la lumière divine et la présence de la puissance de Dieu dans le voyageur. Ce double céleste, dit Najm al-Dîn Kubrâ, est appelé "le prééminent", "le maître du monde caché", "la balance du monde caché", toutes expressions qui se rapportent à la pure luminosité du coeur projetée en face de lui pour lui permettre de recevoir sa qualité."






Etonnante description du voyage de retour du gnostique selon Najm al-Dîn Kubrâ. Cette fois-ci, pas de montagne de Qâf, pas de cheminement avec Khidr vers un Nâ Kojâ Abâd unique, pas de stations et d'états, mais un un voyage à travers les royaumes des noms :

"A partir de Tirmidhî, Najm al-Dîn Kubrâ reprend l'idée du parcours des noms de Dieu. Le saint voyage dans les noms de Dieu. Chaque nom est en somme un univers en soi qui constitue une sorte de royaume avec son gouvernement, ses lois, etc. Le parcours des noms est donc comme le passage d'une région du monde caché à une autre, ce qui ouvre la perspective d'une géographie visionnaire, que cependant Najm al Dîn Kubrâ n'exploite pas outre mesure."

Chaque passage d'un royaume à l'autre gratifie le voyageur de nouvelles connaissances, sans qu'il perde le bagage amassé dans ses étapes antérieures. Mais tout cela a un but, qui n'est pas le même pour tous : retrouver le royaume de son nom propre, retrouver donc le gouvernorat de son être, comme dans la montée du Paradis, Dante voit à chaque âme élue des limites imposées par le degré duquel elle est, plus qu'elle n'appartient (mais je ne me souviens qu'il y ait, chez Dante, une idée de prédestination ?).

"Le mystique est donc appelé à traverser les royaumes des noms pour en acquérir la connaissance et les modes d'être. Le saint reçoit le nom qui correspond à chaque station qu'il franchit jusqu'à la station qui lui correspond, c'est-à-dire celle que Dieu lui a destinée à l'avance en lui en donnant la capacité. Lorsque le mystique a atteint cette station connue de Dieu, il se tient auprès de Dieu selon le nom qui lui a été conféré, et sa proximité est celle du nom avec l'essence. Le saint est donc celui qui se tient dans l'apudséité par le nom, et qui a ainsi achevé son voyage."

Allusion au Pôle, celui qui a parcouru tous les noms :

"L'acquisition des noms peut être totale. Un saint peut être appelé à voyager de nom en nom, au point d'être investi de l'ensemble des noms. Il est alors le prince des saints, nous dit Najm al-Dîn Kubrâ, en reprenant Tirmidhî, sans toutefois reprendre l'idée du sceau de la sainteté que le sage invoque immédiatement pour qualifier ce prince des saints. C'est celui qui a acquis la part de chaque nom pour aller jusqu'au royaume de la solitude divine. Celui qui est arrivé à ce point n'a plus à voyager, puisqu'il se situe d'ores et déjà dans l'apudséité."


Quoiqu'il en soit, quand le saint est allé jusqu'au bout de son voyage et qu'il s'est arrêté à la station de son nom, maintenant voici le tour des attributs:

"Pour Najm al-Dîn Kubrâ, lorsque le saint a atteint le nom qui lui appartient en propre et qu'il se tient dans sa station auprès de Dieu s'ajoute encore une autre distinction. Dans cette station de proximité Dieu ôte les voiles du regard intérieur de son coeur pour que s'y reflètent les attributs."

Et ainsi, ayant reconquis son nom, repris ses attributs :

"Au-delà de cette expérience par laquelle le mystique se situe dans sa station, réalise la stabilité de son être, se trouve l'expérience visionnaire du coeur qui est investi par les attributs de Dieu.

A ce stade l'essence se manifeste au saint par les attributs qui lui appartiennent et qui reforment l'intégrité du coeur brisé par la quête spirituelle en l'investissant des vertus divines par lesquelles il est existant au sens vrai et non plus métaphorique."

Mais il y a aussi l'ultime degré : celui de la pure unicité, celui des "gens de la théophanie", dont Paul Ballanfat nous dit que 


"c'est là sans doute cette solitude divine que Najm al-Dîn Kubrâ évoquait en se référant à Tirmidhî sans pour autant l'expliciter. C'est aussi ce troisième degré dont Najm al-Dîn affirme que l'on est saint que lorsqu'on l'atteint. Ce troisième degré a de très nombreuses caractéristiques dont la certitude visionnaire, l'affirmation de l'unicité, l'intimité et la vénération, et d'autres sur lesquelles on reviendra. L'une d'elle est liée à l'acquisition des noms. Il s'agit du pouvoir de faire-être, le takwîn. Ce pouvoir dérive de l'acquisition du nom suprême par lequel le saint est exaucé dans toutes ses prières. Cette acquisition est à la mesure de la certitude du voyageur et de sa connaissance des demeures, c'est-à-dire des royaumes des noms qu'il a traversés et dont il a acquis les usages."

Donc pouvoir immense, quasi-illimité, à ce stade. Et cependant, l'acquisition de ce pouvoir est paradoxalement la cause d'une absence telle de volonté personnelle. Celui qui ne peut plus vouloir, ne fait plus, ne peut plus faire, il ne peut que laisser faire par lui : c'est le faire-être. 


"C'est pourquoi ce pouvoir n'est autre que celui de la concentration visionnaire par laquelle le voyageur a franchi les étapes et les états jusqu'à annihiler son aspiration dans celle de Dieu, de sorte que ce qu'il veut n'est autre que ce que Dieu veut."

Ainsi un saint n'est qu'une antenne, un moyen de réception-retransmission, dont la tâche est d'être le plus passif possible, de ne pas interférer dans l'agir du kûn (fiat) :


"Dans cette parole se tient le secret de la relation intime entre la lumière de l'existentiateur et l'être créé de la causalité. Le saint qui est investi du nom suprême se trouve placé en position de vecteur entre les deux. Il est le lien nécessaire entre l'existence dont il participe et l'être créé sur lequel il reçoit ce pouvoir de faire-être."

Sans les Quarante, on dit que la structure même du monde se désintégrerait. Si on retient l'idée d'une création continue, et si le saint est le "vecteur" de ce kûn, cela se comprend aisément.

"Sa remontée à Dieu est ce qui permet la mise en lumière, la reconnaissance du secret de l'existence dans l'être créé auquel il est irréductible. Le saint porte le dépôt divin assigné à l'homme en ce qu'il rapporte l'être créé à sa source. Il en dévioile la réalité en lui-même, puisqu'il devient ce pur puits de la puissance entre néant et phénomène qu'est le coeur, "la voie du monde cachée", ce pur souffle circulaire de la couleur de l'air qu'est le hâ' du nom d'Allâh."


Najm al-Dîn Kubrâ, La Pratique du soufisme: Quatorze petits traités, trad. Paul Ballanfat, avant-propos.

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