lundi, juin 30, 2008

MECONTENTEMENT QUASI-GENERAL APRES LE RAPPORT DE L’UNAMI


Le rapport de Staffan de Mistura, représentant de l’ONU en Irak, sur la question des territires kurdes encore sous juridiction irakienne, après le report de six mois consenti par les Kurdes, du référendum prévu par l’article 140, a été rendu public le 5 juin.

Ce rapport se concentre sur quatre provinces, sélectionnées parmi un large éventail, pour une analyse de terrain et des propositions politiques et administratives : Akre (Ninive), Hamdaniya (Ninive), Makhmour (Ninive/Erbil) et Mandali (Diyala).

Pour Akre (province de Ninive), administrée par Duhok depuis 1991, et depuis ce temps comprise dans le GRK, le rapport considère qu’Akre est « typiquement considérée comme l’un des districts mentionnés comme administrés par le GRK dans l’article 53 de la Loi provisoire et l’article 143 de la constitution irakienne. » Il s’agit d’un district majoritairement peuplé de Kurdes et le transfert officiel de son administration dans le gouvernorat de Duhok n’apporterait aucun changement important en l’état actuel des choses. L’UNAMI (United Nations Assistance Mission for Iraq) recommande que des mesures soient prises pour garantir notamment la liberté de mouvement entre les provinces de Duhok et Ninive et les droits de la langue arabe.

Hamdaniya (province de Ninive) est administrée par le gouvernorat de Ninive depuis 1932 et n’était donc pas compris dans les zones gérées par le GRK jusqu’au 19 mars 2003. La zone jouit de liens économiques et administratifs étroits avec Mossoul, et est historiquement constituée de grandes villes chrétiennes entrecoupées de villages shabaks et de communautés arabes, surtout dans le sous-district de Namroud. La montée de la violence dans cette région depuis 2007 visant particulièrement les minorités religieuses, un certain nombre de shabaks et des chrétiens de Mossoul se sont réfugiés dans cette zone. Les recommandations et propositions de l’UNAMI vont dans le sens d’un maintien de ce district dans la province de Ninive, d’une plus grande participation locale dans les forces de sécurité irakiennes, surtout de la part des Arabes et des chrétiens, et un déploiement de ces forces à Hamdaniya, en place des Peshmergas kurdes qui en assurent actuellement la défense. Le rapport affirme que les communautés chrétiennes et shabaks préfèrent une forme de gouvernement local et l’UNAMI insiste sur les droits culturels et religieux de ces minorités, tels qu’ils sont exprimés dans la constitution. Les recommandations portent aussi sur les dispositifs que devraient adopter les forces irakiennes de sécurité pour contrôler la région, tels que des check-point, le recrutement local au sein de ces mêmes forces, l’augmentation du nombre de bureaux de police, etc.

Makhmour (province de Ninive et Erbil) a constamment fait partie du gouvernorat d’Erbil depuis 1932, et le district n’est administré par Ninive que depuis 1991, date à laquelle la  ligne verte » séparant la zone d’autonomie kurde et le reste de l’Irak a été mise en place. Pour cette raison, Makhmour est considérée comme étant hors du GRK bien que, comme le souligne le rapport, « aucune législation, décret ou règlement n’ait officiellement transféré l’administration du district de Makhmour d’Erbil au gouvernorat de Ninive. » D’un autre côté, le rapport ajoute que « le sous-district de Qaraj est majoritairement peuplé de communautés arabes qui ont exprimé une forte opposition à être administrées par Erbil. » Le rapport propose de rattacher Makhmour à Erbil, excepté Qaraj qui serait rattaché à un district voisin compris dans un autre gouvernorat. Les recommandations vont dans le sens d’un traitement équitable en termes de budget, de répartition des ressources, d’accès à l’emploi et de représentation dans le gouvernement et les forces de sécurité entre les Arabes et les Kurdes, ainsi que la liberté de langue et de mouvement.

Mandali (province de Diyala) est un des plus anciens secteurs administratifs de l'Irak, mais a été rétrogradé en 1987, par l’ancien régime, du statut de district à sous-district et intégré dans la zone de Baladruz. Depuis 1932, il a toujours fait partie du gouvernorat de Diyala. « Dans les années 1970, une politique d’expulsion massive des Kurdes fayli (chiites) et d'autres communautés, ont été suivies de nombreuses décisions dans les années 80, en raison de la guerre Iran-Irak, pour déplacer la population frontalière hors de Mandali, créant un autre déplacement massif et un déclin drastique du nombre de ses habitants. Le sous-développement chronique, des décennies d’opérations militaires et de répression, la négligence administrative systématique dans les services et un manque d'eau aigu ont empêché un retour massif des habitants d’origine. Le rapport préconise la prise en compte du passé tragique de Mandali (en particulier des Kurdes et des Turkmènes) et d’investir de façon importante dans le développement de cette zone sinistrée, avec un traitement équitable en termes de budget, de répartition des ressources, d’accès à l’emploi et de représentation dans le gouvernement et les forces de sécurité, mais en laissant la région dans le gouvernorat de Diyala.

L’UNAMI a indiqué poursuivre son enquête de terrain dans d’autres régions disputées, telles que Tell Afar, Sheikhan, Sinjar pour la province de Ninive et Khanaqin pour celle de Diyala. Enfin, en troisième lieu, la question de Kirkouk sera abordée.

Comme on le voit, le Bureau de l’ONU en Irak, a donné presque à chaque fois la préférence au maintien administratif des districts dans leur région d’origine, sauf dans le cas d’Akre qui est déjà inclus dans la Région kurde. Le tracé des provinces datant de 1932 est ainsi pris comme référence historique majeure, et le rapport élude totalement la question du référendum prévu par l’article 140.

De la part des Kurdes, les réactions de mécontentement ont été assez générales. Le président de la Région du Kurdistan, Massoud Barzani, le président du Conseil des ministres, le président du Parlement et le Conseil des partis politiques kurdes, ont d’abord organisé une réunion afin d’analyser la teneur de ces propositions. Puis, dans une déclaration officielle en quatre points, ils ont fait part de leur préoccupation, exprimant notamment le « désappointement causé par les recommandations » qu’ils ont jugées, dans leur forme actuelle, loin de ce qu’ils avaient espéré, en estimant qu’il ne pouvait constituer une base pour la résolution future des conflits. Le gouvernement kurde a aussi souligné que les solutions proposées étaient en désaccord avec celles qui avaient été acceptées auparavant, qu’elles ne tenaient pas compte de la constitution irakienne et de l’article 140. En conséquence, le GRK a décidé de préparer un mémorandum qu’il adressera aux Nations-Unies et souhaite que le bureau de l’ONU en Irak négocie avec une commission formée au sein de la Région kurde.

Réagissant plus en détail, Mohammed Ihsan, le ministre kurde des Affaires extra-régionales, spécialement en charge de cette question, a jugé le rapport « injuste », en critiquant notamment la proposition de détacher le sous-district de Qaraj du district de Makhmour, et en soulignant que les dirigeants kurdes n’ont jamais été informés par Staffan de Mistura que de tels aménagements allaient être suggérés. « Le Conseil de Mandali a répété plusieurs fois qu’il souhaitait le rattachement du sous-district à la Région du Kurdistan, nous attendons de l’ONU une aide technique pour appliquer l’article 140, et non pour le modifier », explique le législateur Mushin Ali, s’exprimant lors d’une session spéciale du parlement kurde qui a examiné lui aussi le rapport. D’autres voix accusent la commission de l’ONU de n’avoir pas pris en compte la demande de la plupart des chrétiens de Hamdaniya d’être rattachés à la Région du Kurdistan.

Mais les Kurdes ne sont pas les seuls mécontents. Des Arabes de la province de Kirkouk, membres ou sympathisants du bloc « Unité arabe », ou bien des Turkmènes du Front turcoman, ont également fait part de leur opposition au rapport, notamment à la partie qui recommande un partage du pouvoir avec les Kurdes. Ils reprochent à l’UNAMI de s’appuyer sur les élections provinciales de 2005, qui ont été largement boycottées par les Arabes sunnites et ont donné la majorité des sièges de Kirkouk aux Kurdes. Hassan Weli, un leader du parti turcoman soutenu par Ankara, accuse ainsi l’ONU d’avoir été influencé par les « factions kurdes », en se disant opposé à ce que des acteurs externes s’immiscent dans la question de Kirkuk, ce qui est un peu curieux au regard de l’activisme virulent de la Turquie sur cette question, mais peut s’expliquer par le relatif désengagement du gouvernement AKP sur cette question, après un certain « réchauffement » des relations entre Ankara et Erbil : « les Turkmènes essaient d’unir l’Irak et croient qu’il est dans l’intérêt de l’Irak et des Irakiens de résoudre leurs problèmes eux-mêmes plutôt que de faire appel à des intervenants extérieurs, même si cet intervenant est l’ONU. » Le site Internet de ce parti proposait même, le 15 juin, dans une déclaration adressée à la commission de l’ONU, de déclarer Erbil « zone disputée ».

En réponse à cette salve de critiques, l’UNAMI a indiqué qu’en dernier ressort, ce serait le gouvernement irakien qui déciderait. Andrew Gilmour, directeur politique à l’UNAMI, ne se déclare d’ailleurs pas surpris de ce mécontentement de la plupart des parties en conflit : « Nous n’attendions pas qu’une des parties saluent les propositions. Aucune n’a obtenu 100% de ce qu’elle demande. Les compromis ne sont jamais agréables pour les partisans de la ligne dure, quels qu’ils soient. »

Nonobstant les critiques sévères du Gouvernement kurde envers la commission de l’ONU, le Premier ministre Nêçirvan Barzani, a, lors d’un déplacement à Dubaï, envisagé lui aussi une forme de partage du pouvoir à Kirkuk : « Nous poussons pour qu’une solution soit trouvée, pas spécialement un référendum. »

Commentant cet assouplissement, Wayne White, qui a dirigé au département d’Etat des renseignements la section irakienne, de 2003 to 2005, voit cela comme une « bonne nouvelle » : « Les leaders kurdes, Massoud Barzani, le président du Kurdistan et le président irakien Jalal Talabani ont été soumis à une énorme pression de la part de leurs bases pour qu’ils fassent le maximum dans beaucoup de domaines, dont les territoires de Kirkuk et d’ailleurs. » Selon Wayne White, bien que des concessions sur Kirkuk puissent éroder la popularité des deux grands partis kurdes, elles peuvent aussi leur apporter des avantages, dans leurs relations avec la Turquie, leurs négociations avec Bagdad sur la question des ressources pétrolières et du budget, ainsi que des liens plus détendus avec leurs voisins irakiens, les Arabes sunnites, les Turkmènes et les Arabes chiites.

dimanche, juin 29, 2008

Coup de projo sur : Zadik Zecharia






Zadik Zecharia est né dans le village de Sheranesh, dans les montagnes de Qandil, très près de l'officielle frontière turco-irakienne. Il partit en 1950 pour Israel, lors du grand exode qui fit disparaître la quasi totalité des juifs du sol kurde et irakien qu'ils habitaient depuis des millénaires. Mais comme beaucoup de juifs kurdistani, Zadik ou (Tzadik) est resté très attaché à ses origines et continue de faire vivre le répertoire des musiques kurdes en Israël qu'il interprète au zorna (clarinette), comme il l'explique : "Il y a deux sortes de mélodies, le tchopi et le shetchni. Les tchopi sont les mélodies rapides, des rythmes de danses, joués avec les notes hautes de la zorna, toujours accompagnés du tambour dola. Les shetchni sont des mélodies plus lentes, avec des airs mélancoliques, surtout joués quand les gens sont assis autour d'une table. Cela leur rappelle leur mère patrie, le Kurdistan, et sert d'introduction aux fêtes et aux danses." Enregistré dans les années 80, cet album est ressorti en Cd en 2005 et des mélodies ont même été remixées par des musiciens plus jeunes, témoignant de la vitalité de la musique kurde en Israël. Il est dommage qu'en raison des blocages de la Ligue arabe, et parce qu'ils doivent s'aligner sur l'Irak, les Kurdes ne peuvent, pour le moment, ouvrir la Région, même en touristes, à ces anciens compatriotes, ne serait-ce que pour d'émouvantes retrouvailles musicales dans "leur mère patrie, le Kurdistan".

SINE : EXECUTION D’UN MINEUR, LOURDES CONDAMNATIONS CONTRE DES MILITANTS KURDES


Un adolescent de 17 ans, Mohammad Hassanzadeh a été exécuté par pendaison le 10 juin dernier, à Sanandaj (Sine), capitale de la province du Kurdistan en Iran, pour le meurtre d'un garçon de dix ans, commis alors qu'il n'était lui-même âgé que de 15 ans. Un autre prisonnier reconnu lui aussi coupable de meurtre et âgé de 60 ans a été pendu en même temps que l'adolescent.

Dans un communiqué, l’Union européenne condamne vivement cette exécution, ainsi qu'Amnesty International : « Il s’agit de la dernière exécution en date d’un mineur délinquant, et en y procédant, les autorités iraniennes ont commis une nouvelle violation flagrante de leurs obligations internationales au titre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Convention relative aux droits de l’enfant, qui interdisent de condamner à mort les personnes qui étaient âgées de moins de dix-huit ans au moment des faits qui leur sont reprochés. Elle met à mal les espoirs suscités par la décision prise par le responsable du pouvoir judiciaire iranien le 10 juin 2008 d’accorder à deux mineurs délinquants condamnés à mort un sursis d’un mois afin de laisser plus de temps pour parvenir à un accord avec les proches des victimes. »

En effet, Behnoud Shojaee et Mohammad Fedai ont été aussi reconnus coupables de meurtre avec préméditation (quoique ce dernier point soit nié par les deux adolescents). Mais l'usage de la torture allégué dans une lettre de Mohammed Fedai entache d’irrégularités graves toute la procédure. Le garçon affirme qu'il ignorait même les aveux qu'il a signés après avoir cédé sous les sévices : "J’ai vingt et un ans, je suis jeune, et je n’avais que seize ans lorsque j’ai été emprisonné. Comme tout autre adolescent, [j’avais] encore mes rêves d’enfant, écrit-il, ajoutant : « J’ai été frappé et fouetté à plusieurs reprises [...] Ils m’ont suspendu au plafond [...] Ils ne m’ont laissé aucun espoir de survie."

Amnesty se dit également préoccupée par la pendaison prochaine de Saïd Ghazee, âgé aujourd'hui de 21 ans, qui doit être exécuté le 25 juin. En décembre dernier, c’est un autre jeune Kurde, Makwan Moloudzadeh, qui avait été pendu à l’âge de 21 ans. Il avait été emprisonné à l’âge de 17 ans pour avoir eu des relations homosexuelles.

A ce jour, Amnesty International indique que 85 mineurs attendent d'être exécutés en Iran : « Nous demandons aux dirigeants, aux responsables de la justice et aux nouveaux députés iraniens de faire en sorte que l'Iran suive la tendance mondiale contre le recours à la peine de mort, qui a été exprimée avec force le 18 décembre 2007 dans la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies appelant à un moratoire mondial sur les exécutions », a indiqué l’organisation. D’autres organisations de défense des droits de l’homme font état de 124 détenus en attente d’être exécutés pour des faits commis alors qu’ils avaient moins de 18 ans. De façon générale, Amnesty International a recensé au moins 335 pendaisons pour l’année 2007, dont 7 concernaient des mineurs, ce qui fait de l’Iran le pays où la peine capitale est le plus souvent appliquée dans le monde.

L’Iran a pourtant signé plusieurs traités internationaux, dont la Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant, qui prohibe la peine capitale pour les mineurs. Mais selon la loi iranienne, la majorité est fixée à 14 ans pour les garçons et 8 ans et demi pour les filles, ce qui, aux yeux des juges, les exclut de la justice réservée aux mineurs.

De façon générale, la répression et les condamnations se multiplient dans les régions kurdes. Deux jeunes militantes féministes, Rounak Saffahzadeh et Hana Abdi ont été arrêtées respectivement le 25 septembre et le 23 octobre 2007. Elles étaient toutes deux membres d’Azarmehr, ou Association des femmes du Kurdistan, qui organisait notamment des ateliers de formation et des activités sportives dans la ville de Sanandadj et dans d’autres lieux du Kurdistan iranien. Elles avaient aussi participé à une campagne intitulée « Un million de signatures pour l’égalité ».

Immédiatement après leur arrestation, Rounak Saffazadeh et Hana Abdi ont été placées en cellule d’isolement pour une durée de 3 et 2 mois, dans le centre de détention du ministère de l’Information pour le Kurdistan, avant d’être transférées à la prison de Sanandadj.

Le 19 juin, Hana Abdi a été condamnée à 5 ans de prison pour « activités subversives » et « collaboration avec l’ennemi » par la Seconde chambre de la Cour révolutionnaire de Sanandadj. La cour a également ordonné que toute la durée de sa détention se passe loin de chez elle, dans la prison de Germi, dans la province azérie d’Ardabil. Rounak Saffahzadeh est toujours en attente de jugement. Mohammad Sharif, l’avocat des deux jeunes filles, a confié à Human Rights Watch qu’il craignait que les charges qui seront portées contre Rounak soient encore plus lourdes, et incluent notamment celle « d’ennemie de Dieu », ce qui lui ferait encourir la peine de mort. « C’était une routine, pour le gouvernement iranien, d’user de vagues accusation concernant la sûreté nationale pour emprisonner ou intimider des militants pacifiques », explique Sarah Leah Whitson, directrice de Human Rights pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. « Mais maintenant, ils vont plus loin en prononçant des sentences iniques. »

Ces deux procès s’inscrivent dans une campagne de répression et d’intimidation contre les militantes féministes, notamment celles qui ont initié ou participé à la pétition « Un million de signatures pour l’égalité », s’élevant contre les discriminations sexuelles. Ces deux dernières années, 35 activistes liées à cette campagne ont été arrêtées. On peut aussi les relier à une recrudescence des peines prononcées contre les Kurdes, régulièrement accusés d’activités portant atteinte à la « sécurité nationale » ou d’appartenir à une bande armée (le PJAK), même quand il s’agit uniquement de délits d’opinion. Ainsi, le 22 juin, un journaliste kurde, Mohammad Sadegh Kabovand, a été condamné à 11 ans de prison, ce qu’a vigoureusement dénoncé Reporter sans frontière : « Le régime de Téhéran n’a aucun scrupule à faire condamner des journalistes sur des prétextes fallacieux et au terme de procès iniques. L’état de santé de Mohammad Sadegh Kabovand n’a même pas été pris en compte. Cette sentence particulièrement sévère est un message adressé à tous ceux qui ne courbent pas l’échine devant le pouvoir, particulièrement dans la région du Kurdistan. »

Mohammad Sadegh Kabovand était rédacteur en chef du quotidien Payam-e Mardom-e Kordestan (Le Message du peuple du Kurdistan), qui a été fermé en 2005. Mais les 11 ans de prison que lui a infligés la Cour révolutionnaire de Téhéran sont liés à sa création d’une association pour les droits de l’homme dans la région kurde. Arrêté en juillet 2007, il a passé 5 mois d’isolation dans la prison Evin de Téhéran. Souffrant de problèmes de santé, ni lui ni sa famille n’ont été capables de s’acquitter de l’énorme caution réclamée contre sa remise en liberté provisoire : 150 millions de tomans (145,000 euros). Ses avocats, Nemat Ahmadi et Mohammad Sifzadeh ont protesté contre ce qu’ils jugent être une condamnation « politique ».

samedi, juin 28, 2008

KIRKOUK : UN CASSE-TÊTE POUR LES ELECTIONS PROVINCIALES


La question de Kirkouk plombe aussi l’organisation des élections provinciales qui doivent se tenir le 1er octobre 2008, dans toutes les régions de l’Irak sauf la Région du Kurdistan. Ces élections portent sur un projet de loi redéfinissant les compétences de Bagdad et des provinces. Mais leur annulation pure et simple est envisagée, tant elles exacerbent les rivalités et les conflits entre les Arabes, les Kurdes et les Turkmènes de la province.

Les Arabes et les Turkmènes demandent en effet à ce que Kirkouk soit divisé en quatre districts électoraux ce que la Coalition du Kurdistan (KC) refuse, en y voyant une tentative de partager la région et de désintégrer son unité. De plus, les Kurdes s’opposent à ce que de nouvelles élections aient lieu tant que l’article 140 et le référendum prévu ne seront pas appliqués. Au contraire, les représentants arabes et turkmènes insistent sur la nécessité de nouvelles élections, car ils rejettent les résultats du scrutin de 2005, qui avaient été boycottés par les Arabes sunnites.

De son côté, un conseiller auprès de l’ambassade des Etats-Unis à Bagdad, Thomas Krajiski, a visité Kirkouk et parlé avec tous les représentants des Kurdes, des Arabes et des Turkmènes, au sein du gouvernorat : «  Nous soutenons la tenue d’élections à Kirkouk et nous ne souhaitons pas leur ajournement, car la ville de Kirkouk est importante pour tous les Irakiens et les pays voisins, ainsi que pour les nations du monde. Les Etats-Unis d’Amérique et les Nations Unies cherchent à trouver une solution au problème de Kirkouk qui satisferait toutes les parties." Mais le conseiller s’est refusé à préciser quel type de solution pouvait être envisagé de son point de vue. D’autres officiels américains estiment que ces élections pourraient être reportées d’un mois.

Mohammed Ihsan, le ministre des Affaires Extra-régionales du Kurdistan, a jugé cette visite et ses propos comme une « ingérence » : « Les Etats-Unis n’ont pas le droit d’interférer dans cette question car elle est purement irakienne. Nous ne disons pas que les élections ne doivent pas avoir lieu, mais nous demandons l’application de l’article 140, et nous n’acceptons aucune ingérence dans ce problème, qu’elle vienne des Américains ou d’Irakiens. »

Du côté irakien, le porte-parole du parlement irakien, Mahmud al-Mashhadani, a, dans une déclaration, émis le souhait que le problème de Kirkouk ne compromette pas la tenue des élections, avant de demander à tous les blocs politiques de l’assemblée de se mettre enfin d’accord pour les tenir ou les reporter. Jalal al-Din Al-Sagheer, le chef du bloc de l’Alliance chiite, estime qu’il sera très difficile qu’elles se déroulent selon le calendrier prévu, notamment en raison de Kirkouk, même si la commission électorale a indiqué que le projet de loi devait être adopté au plus tard début juillet, afin de laisser trois mois nécessaires à la préparation du scrutin. Aussi, des juristes arabes et turkmènes ont proposé de différer les élections, mais uniquement à Kirkouk, en préparant pour cette province une loi et des élections à part, ce que rejettent les Kurdes, qui craignent de perdre les acquis des dernières élections de 2005, contestées par les deux autres groupes ethniques.

En ce qui concerne les provinces de Ninive et de Diyala, qui contiennent d’autres districts disputés, les partis politiques kurdes ont annoncé qu’ils participeraient aux élections en formant une liste unique, afin de remporter un nombre maximum de sièges dans les conseils provinciaux de Mossoul. Selon Khasro Goran, l’adjoint du gouverneur de Mossoul et le chef du Parti démocratique du Kurdistan pour la province de Ninive, les Kurdes obtiendront la majorité des sièges, en s’unifiant sous une liste commune, la Fraternité de Ninive. Cette liste inclura l’Union patriotique du Kurdistan, le Parti démocratique du Kurdistan, l’Union islamique du Kurdistan, le Parti communiste du Kurdistan, le Parti communiste irakien et des partis politiques chrétiens.

vendredi, juin 27, 2008

"Deutschland ! Deutschland !"

Ou comment les Kurdes se découvrent soudain fans de l'équipe allemande.

Une dépêche Reuters relate ainsi que la police berlinoise n'a pas eu à s'interposer sérieusement entre les supporters allemands et turcs (11 arrestations sur 500 000 personnes dans les rues) mais qu'ils ont assisté, de façon inattendue, à des défilés de Kurdes brandissant le drapeau allemand en clamant narquoisement "Deutschland ! Deutschland !" à l'adresse des Turcs et que c'est dans ce quartier de Kreuzberg que les tensions ont été les plus palpables, non entre Allemands et Turcs, donc, mais bien entre Kurdes et Turcs, ces derniers pouvant comprendre que les Allemands soutiennent leur équipe, mais avalant difficilement la "trahison du Sud-Est". Cela dit, à part un échange de gracieusetés "Turcs, terroristes !" contre "Une seule Turquie !" il n'y a pas eu de véritable empoignade.

Commentaire d'une jeune supporter turque, rapportée par l'agence : "Cela n'a rien à voir avec le foot, c'est politique" en ajoutant que ces Kurdes là étaient surtout des supporters du PKK... Quand on sait l'attitude peu conciliante de l'Allemagne envers les groupes du PKK sur son sol, on se dit que ces Kurdes-là ne sont pas rancuniers... Ou qu'ils auraient soutenu avec autant de ferveur n'importe quelle équipe, même la pire (genre la nôtre) du moment que c'est contre "l'autre". Pas à dire, l'unité nationale fait son chemin de façon impressionnante...

SYRIE : PRESSIONS ACCRUES DU POUVOIR CONTRE LES MILITANTS ET LES CYBERDISSIDENTS


L’invitation controversée du président syrien Bachar Al-Asad aux cérémonies du 14 juillet en France a fait réagir plusieurs organisations de défense des droits de l’homme, dont Human Rights Watch, qui rappelle les pratiques de l’Etat syrien visant à « arrêter, juger et harceler les intellectuels et militants politiques et des droits humains », en usant de diverses méthodes d’intimidation et de coercition. « Toute relation avec la Syrie doit comporter une discussion ouverte sur les problèmes relatifs aux droits humains, y compris le sort des prisonniers politiques et d’autres Syriens victimes d’exactions », a déclaré Sarah Leah Whitson, directrice à Human Rights Watch pour le Moyen Orient et l’Afrique du Nord. « Les autorités de Damas continuent à harceler toute personne qui ose les critiquer. »

Les bloggeurs syriens, en particulier, embarrassent le pouvoir, qui, s’il contrôle la presse, a plus de mal à museler l’information sur le web. Tous les événements du Newroz 2004, ou l’agitation qui a suivie l’assassinat du Sheikh Mashouk en 2005, ou bien les incidents du Newroz 2008, sont largement filmés, commentés, révélés au public via les blogs et les sites Internet de la diaspora, relayant les informations fournies par les acteurs directs.

Ainsi, en mars 2008, l’écrivain kurde Pîr Rostem, membre du Parti démocratique du Kurdistan, qui écrivait dans de nombreux sites kurdes internationaux, a été arrêté, sa maison fouillée et ses papiers et ordinateur portables confisqués. Le 7 mai dernier c’est au tour de l’écrivain et analyste politique Habib Saleh, âgé de 60 ans, d’être arrêté par les services syriens, qui l’ont emmené dans un lieu inconnu, où il est détenu au secret, comme le rapporte l’Organisation nationale des droits de l’homme en Syrie (ONDHS) : « Les services de sécurité chargés de surveiller Habib Saleh l’ont arrêté mercredi soir alors qu’il se promenait au marché de Tartous. Il a été conduit vers une destination inconnue. Depuis, aucune nouvelle ne nous est parvenue de lui », a déclaré le président de l’ONDHS, Ammar Qorabi.

Il s’agit de la troisième arrestation pour Habib Saleh, auteur de plusieurs articles critiquant les agissements de la Syrie, notamment envers ses opposants politiques. Il avait déjà été emprisonné en 2001, avec neuf autres activistes du « Printemps de Damas » et libéré après trois ans de détention. En mai 2005, il a été arrêté une fois de plus et accusé d’« avoir publié des informations mensongères » sur Internet. Il n’a été libéré qu’en septembre 2007.

Le 11 mai, Tarek Biasi, âgé de 23 ans, a été condamné à 3 ans de prison. Arrêté en juillet 2007, il était accusé d’ « insulter les services de sécurité » en ligne, et «d’affaiblir le sentiment national. » Le 12 mai, un autre procès s’est ouvert, celui de Muhammad Badi` Dek al-Bab, membre de l’Organisation nationale pour les droits humains, arrêté le 2 mars 2008. La cour militaire de Damas le juge pour un article intitulé «Damas, capitale de la culture arabe », qui ironise sur le statut de la ville syrienne, déclarée « Capitale arabe de la culture 2008 » alors que les arrestations des écrivains et des intellectuels se multiplient. Accusé de «propagation de fausses informations susceptibles de porter atteinte au prestige de l'Etat », il a été condamné à six mois de prison ferme. Là non plus, ce n’est pas sa première condamnation car en 2000, Muhammad Dek al-Bab avait été condamné à 15 ans de prison pour appartenance aux Frères musulmans et n’avait été remis en liberté 5 ans plus tard qu’en vertu d’une grâce présidentielle. «Ce verdict montre que les autorités syriennes continuent de violer les droits élémentaires et les libertés publiques et de réprimer les militants des droits de l'homme», a déclaré Me Qorabi, son avocat : « Il s'agit d'une décision visant l'ONDHS pour punir ses efforts destinés à dénoncer les atteintes aux droits de l'homme ».
En plus de la liberté d’expression écrite, le droit de réunion, d’association est tout aussi bafoué. Depuis décembre 2007, 13 militants politiques syriens, dont l’ancien parlementaire Riad Seif, sont emprisonnés pour avoir participé à une réunion de groupes d’opposition. Ils sont là encore accusés d’ « affaiblissement du sentiment national et d’incitation à la violence sectaire », de « diffusion de nouvelles fausses ou exagérées qui pourraient affecter le moral du pays » et d’ « appartenance à une organisation formée dans le but de changer la structure de l’Etat. »
Toute forme de rassemblement et de plate-forme est ainsi découragée, ou tout bonnement interdite ou annulée au dernier moment. Le 25 mai, Mazen Darwish, président du Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression, devait ainsi organiser une conférence sur la liberté de la presse au Centre culturel arabe de Damas. Malgré l’autorisation préalable du ministère de la Culture, la conférence a été annulée 15 minutes avant son ouverture, sur simple coup de fil de ce même ministère.  
Les entraves à la circulation des personnes sont aussi nombreuses et les assignations à résidence fréquentes. Human Rights Watch indique ainsi pour le mois de mai que sept militants politiques ou des droits de l’homme se sont vus refuser la sortie du pays. Le 21 mai, Muhannad al-Hasani, président de l’Organisation syrienne des droits de l’homme, n’a pu ainsi se rendre à Beyrouth, où il était attendu pour participer à une émission sur la chaîne al-`Alam TV qui portait sur la situation des détenus syriens en Arabie Saoudite. De même, Radif Mustafa, le président du Comité kurde pour les droits de l’homme, n’a pu venir à Paris, alors qu’il était invité à un atelier de formation organisé par le Réseau Euro-méditerranéen des droits de l’homme. Raja` al-Nasser et Muhammad Abdel Majid Manjounah, avocats et membres du parti de l’Union socialiste n’ont pu se rendre le 8 mai au Yémen pour participer dans un atelier organisé par le Congrès national arabe. Zaradasht Muhammad et `Abdel Rahman Ahmad, deux militants politiques kurdes, se sont vus interdire de quitter la Syrie pour le Kurdistan d’Irak, où ils devaient rencontrer des partis politiques. Mais ces restrictions ne touchent pas que les déplacements à caractère militant ou professionnel. Ainsi, Abdel Sattar al-Qattan, n’a pu sortir de Syrie pour subir une transplantation rénale. Membre des Frères musulmans, il avait été emprisonné et libéré pour raison de santé le 12 juin 2007 et doit subir actuellement une dialyse trois fois par semaine.

jeudi, juin 26, 2008

Agenda de la semaine



TV

Jeudi 3 juillet :
- à 22h15 sur Cinécinéma culte : Lettres dans le vent (nâmeh ye bâd) d'Ali Reza Amini, 2002.


à 1h00 sur France 3 : Terre et cendres (Khakesta o khak) d'Atiq Rahimi, 2004.



mercredi, juin 25, 2008

La vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn l'Egyptien

Comme l'intelligence et la ruse, les vertus de la futuwwa ou djavanmardî sont vues comme des qualités plus naturellement féminines, soit la sincérité, le désintéressement et le courage extrême ; ainsi le murshid de Dhûl-l-Nûn en Djavanmardî, fut une femme du Khorasan :


"La source des informations concernant Fâtima de Nîshâpur comme maître de Dhul-l-Nûn se trouve chez Sulamî, et elles ont été recueillies par Ibn al-Jawzî puis par Ibn 'Arabî. Le texte de Sulamî fait état de la grande admiration qu'avaient pour elle Dhû-l-Nûn et Abû Yazîd al-Bistamî ; il précise que c'est à La Mekke que Dhû-l-Nûn l'a connue et qu'elle est devenue son maître, il cite un certain nombre d'instructions spirituelles que Dhû-l-Nûn avait reçues d'elle, il mentionne qu'ils se sont trouvés à nouveau réusnis à Jérusalem, et il indique la date de sa mort à La Mekke en 223/838. Il nous est possible d'apporter quelques précisions supplémentaires, grâce aux recoupements que permettent de faire les paroles d'Abû Yazîd al-Bistamî à l'endroit de Fâtima, rapportées par Sulamî. On les retrouve en effet chez Hujwirî (Kashf al-Majûb, p. 120) dans la bouche d'Abû Yazîd à l'adresse de Fâtima l'épouse d'Ahmad ibn Khidrûya al-Balkhî, bien connu comme maître de la futuwwa au Khurâsân (mort en 240/854), et Hujwirî ajoute que Fâtima et Ibn Khidruyâ s'étaient établis à Nîshâpûr. Celle qui fut le maître de Dhûl-l-Nûn et l'épouse d'Ibn Khidruyâ ne serait qu'une seule et même personne. Annemarie Schimmel, dans Mystical dimensions of Islam (p. 427) n'hésite pas à les identifier sans discussion. Le rôle de maître spirituel qu'elle a assumé est confirmé par des textes que l'on trouve chez Abû Nu'aym (Hilya, X, p. 42), Ibn al-Jawzî (Talbîs Iblîs, p. 339) et 'Attâr (Le Mémorial des saints, trad. Pavet de Courteille, p. 245). Abû Yazîd allait jusqu'à dire à Ibn Khidruyâ : "Apprends la futuwwa de ton épouse !", ce qui ne devait pas manquer de mortifier Ibn Khidruyâ, réputé maître en la matière. On comprend l'importance de cette identification, car elle signifie que la spiritualité khurâsânienne de la futuwwa, virilité et héroïsme, chevalerie de la foi, a été transmise à Dhûl-lNûn par Fâtima de Nîshapûr. Les deux mots clefs de la futuwwa sont al-îthar, le fait de donner la préférence à l'autre, et al-sidq, la sincérité courageuse et énergique, et il est remarquable que l'ultime instruction donnée à Dhû-l-Nûn a été : "Persiste dans la sincérité, et combats ton âme charnelle en tes oeuvres !" Dhû-l-Nûn n'oubliera pas la leçon, et c'est la définition que lui-même donnera de la sincérité qui passera à la postérité, que tout le monde répétera après lui, et qui deviendra proverbiale : "La sincérité est le sabre de Dieu sur la terre ; où qu'elle soit appliquée, elle ne peut que trancher." Quant à l'îthar, le choix préférentiel de l'autre à soi-même (autrui et Dieu), on notera que, curieusement, Dhû-l-Nûn le fait intervenir dans la définition du soufi qu'on lui avait demandée, comme si déjà l'assimilation était faite entre la futuwwa khurâsânienne et le "soufisme" (tasawwuf)."

"Pour 'Attâr (texte persan de la Tadhkirah, p. 114), Dhûl-Nûn était le chef de file des "hommes du blâme" (alh al-malâma), et, presque deux siècles avant lui, Hujwirî (Kashf al-mahjûb, p. 100) avait dit : "Il a marché sur le sentier de l'affliction et il a voyagé sur la route du blâme." Par ailleurs, il convient de noter que le nom de Dhû-l-Nûn ne figure pas dans les "chaînes initiatiques" (asnâd, salâsil, cf. Junayd, Enseignement spirituel) des soufis. Cette question de l'appartenance de Dhû-l-Nûn au groupe des Malâmatiyya ouMalâmiyya est difficile à trancher, car les critères diffèrent, selon que l'on considère la réalité historique d'un mouvement né au Khurâsân et lié à celui de la futuwwa (sous sa forme initiale, non encore corporative), ou qu'on se base sur les caractéristiques énoncées par Sulamî dans son Epître des Malâmatiyya (publiée avec une excellente introduction par 'Afîfî), ou encore que l'on s'appuie sur la définition qu'en a donnée Ibn 'Arabî à plusieurs reprises dans les Futûhat (chapitres 23, 73 et 309). Sulamî et Ibn 'Arabî partagent les Musulmans en trois catégories : ceux qui ne connaissent que l'aspect extérieur de la religion et qu'Ibn 'Arabî appelle les 'ubbâd, c'est-à-dire les adorateurs de Dieu pouvant renoncer au monde, les "soufis" qui sont gratifiés des expériences intérieures et des charismes, et malâmatiyya, dont les deux maîtres sont d'accord pour dire qu'ils sont supérieurs aux "soufis". Pour Sulâmî, cette supériorité est celle de la sainteté cachée sur la sainteté apparente, et il utilise la célèbre comparaison de Muhammad et de Moïse (cf. René Guénon, "Le masque populaire", Etudes traditonnelles, 1946, p. 157) : "L'état du malâmatî ressemble à l'état du Prophète, lequel fut élevé aux plus hauts degrés de la proximité divine, mais qui, lorsqu'il revint vers les créatures, ne parla avec elles que des choses extérieures, de telle sorte que de son entretien intime avec Dieu, rien ne parut sur sa personne", tandis que l'état du soufi"ressemble à l'état de Moïse, dont personne ne pouvait regarder la figure après qu'il eut parlé avec Dieu."


Stupéfiante critique du soufi, "homme du nafs", soit l'âme charnelle ou passionnelle, par le malâmatî, "l'homme du qalb", le coeur ; parce que c'est justement le nafs que le soufi est censé envoyé promener, afin que son coeur se fasse enfin réceptable à la révélation. Or pour le malâmatî, tous ne sont "doués" d'un coeur. Conclusion : qu'est-ce qu'ils s'envoient entre eux ! "prétentieux", "psychiques", "sans coeur", etc.

*

"Ibn 'Arabî reprend un certain nombre de reproches formulés par Abû Hafs, un maître malâmatî cité par Sulâmî, à l'adresse des disciples des soufis, et il se montre même encore plus sévère, en utilisant l'expression "ce sont des prétentieux", et leurs maîtres sont des "psychiques" (ashâb nufus). L'on se souviendra que pour Ibn 'Arabî les "spirituels", (al-qawm, al-tâ'ifa) sont des "hommes doués d'un coeur" (ashâb al-qulub). On serait tenté de faire un rapprochement avec Paul, l'Epître aux Corinthiens, 2, 14-15, et avec la gnose des Valentiniens (Simone Pétrement, Le Dieu séparé, pp. 273-275). Les maîtres malâmatî recommandaient fortement à leur disciples de "cacher leurs états spirituels et leurs charismes" (kitman al-ahwal wa-l-karâmât), afin d'éviter le danger de l'ostentation (riyâ' ; considération de soi et d'autrui), et de tenir constamment en suspicion leur âme (ittihâm al-nafs)."


"Ajoutons enfin que l'une des qualités de Dhû-l-Nûn, "l'élégance" (zarf : mélange d'abnégation et d'humour), qu'Ibn 'Arabî se plaît à souligner, se ratatche également aux principes des malâmatiyya ; elle se manifeste chaque fois que Dhû-l-Nûn fait à ses disciples le récit d'une rencontre où il a reçu une sévère leçon, se faisant qualifier debattâl (homme vain, de peu d'intelligence et de peu de foi), généralement par une sainte femme, sachant très bien que ce récit sera répété !"


Ce qui est amusant, c'est le répertoire des noms d'oiseaux dont on gratifie Dhû-l-Nûn,que ce soit Dieu ou les vieilles femmes : Battâl (qui veut dire aussi champion, ou mercenaire, aventurier) ou Ayyâr, qui est brigand, insolent, bandit de grand chemin, mais aussi chevaleresque truand. A chaque fois, ces deux adjectifs peuvent avoir deux sens, un péjoratif, un louangeur.

"Abdâl (sing. badal) est le nom qui est généralement donné aux saints inconnus, dont la présence est nécessaire pour le maintien de la vie sur la terre. Ils constituent une hiérarchie cachée et permanente, ayant à sa tête "le Pôle" (al-Qutb), et dont chaque membre est immédiatement remplacé à sa mort (cf. M. Chodkiewicz, Le Sceau des Saints, pp. 116-127). Le mot est d'origine traditionnelle, et l'on trouvera dans le Kanz al-'ummâl d'al-Muttaqî (V, pp. 332-334) 20 hadîths le mentionnant, et selon lesquels le nombre des abdâl est de 30 ou 40. Avec Ibn 'Arabî les données concernant les membres de la hiérarchie cachée des saints, leur nombre, leurs fonctions, se préciseront. Chez un auteur comme Abû Tâlib Makkî (mort en 996), l'emploi du motabdâl reste encore incertain et fluctuant ; il est mentionné en 18 passages différents duQût al-qulûb, avec des significations diverses : il y a des abdâl des justes (siddîqûn), des prophètes (anbiyâ'), des envoyés divins (mursalûn), des serviteurs parfaits (sâlihûn) (III, pp. 58, 83, 99) ; les abdâl, selon Sahl al-Tustarî, pratiquent le jeûne (ikhmâs al-butun, "l'amaigrissement du ventre"), le silence, la veille, et la retraite (I, pp. 142, 145), et c'est en ce sens qu'Ibn Arabî rédigera son petit traité sur La Parure des Abdâl (traduit par Michel Vâlsan in Etudes traditionnelles, 1950) ; le nombre des abdâl est de 30 ou 40, et celui des awtâd "piliers" est de 7 (III, p. 115) ; il y avait 313 abdâl parmi les combattants de Badr (ibidem). A l'époque où Dhû-l-Nûn a écrit ou dicté son texte sur eux, il semblerait qu'on les assimilait aux awliyâ' al-Rahmân ("les amis du Miséricordieux"), car l'on retrouve dans un texte qu'il a consacré à ces derniers les mêmes thèmes essentiels et les mêmes séquences. Il est cité, d'après Yûsuf ibn al-Husayn, par Khatîb Baghdadî (Ta'rîkh Baghdâd, VIII, pp. 394-395) et par Ibn Asâkir (Ta'rîkh Dimachq, Tahdhîb, V, 275) en réponse au calife al-Mutawakkil demandant à Dhû-l-Nûn de lui faire la description des awliyâ Allâh ("les amis de Dieu"). Au chapitre 7 de son hagiographie, intitulée al-futuwwa (la chevalerie spirituelle), Ibn 'Arabî reproduit un autre texte, plus complet que celui sur les abdâl et celui sur "les amis de Dieu", en réponse au calife qui désirait que Dhû-l-Nûn lui parlât des "ascètes" (zuhhâd), et là encore l'on retrouve en des termes identiques l'essentiel des autres textes."





Dhû-l-Nûn était rusé, nous l'avons vu, même (et surtout ?) avec Dieu. Une des prières qu'il a composées pour L'incliner au pardon use d'un argument assez drôle : "Pardonne, histoire de faire enrager le diable !"

"Mon Dieu ! Satan est Ton ennemi et il est aussi le nôtre, et c'est en nous pardonnant que Tu exciteras sa rage par ce qui le blesse le plus, pardonne-nous donc !"


Sinon, pointe vacharde d'Ibn Arabî contre les fuqaha (ces juristes en droit canon) si souvent ennemis des soufis et des malamatî et avec qui Dhû-l-Nûn et lui-même eurent maille à partir. A l'enterrement de Dhû-l-Nûn, signe peut-être, de la faveur de Khidr en plus de celle d'Allah, une volière verdoyante l'escorte, ce que tous les soufis et ascètes voient :


Muhammad ibn Zabbân : "Lorsque mourut Dhû-l-Nûn, je vis au-dessus de la civière qui transportait son corps des oiseaux verts qui étaient pour moi une "chose" totalement inconnue."

Ibn Khamîs : "Lorsque Dhû-l-Nûn mourut à Gizeh et que son corps fut transporté dans une barque, de crainte que le pont ne s'effondrât sous le poids de la foule amassée pour accompagner le cortège funèbre, je me trouvais au milieu des gens sur un endroit surélevé pour mieux voir. Et lorsqu'on l'eut sorti de la barque pour le déposer sur la civière que les hommes portaient, je vis des oiseaux verts qui se mirent à l'entourer en déployant les ailes au-dessus de lui, jusqu'au moment où le cortège, qui avait tourné à Hammâm al-Fâr, disparut à ma vue."

Ibn Arabî suppute sans s'avancer : "Peut-être en effet ces oiseaux sont-ils les anges, mais Dieu le sait mieux, qui se manifestent en signe de miséricorde pour les hommes."


Mais voilà que le témoignage d'un faqih lui tombe sous la main, ces ophtalmiques spirituels par vocation :

"Abû-l-Husayn, disciple de Châfi'î, a déclaré : "J'étais présent à l'enterrement de Dhû-l-Nûn, et j'ai vu des chauve-souris descendre sur sa civière et sur son corps, puis s'envoler."

Et Ibn Arabî de commenter avec mépris : "Si ce témoin n'avait pas été un juriste (faqih), il aurait vu ces oiseaux sous une autre forme que celle de chauve-souris."

(En gros, tes yeux ne voient jamais qu'à travers le verre de ton âme, ducon, et on a les visions qu'on peut !)

"Abû 'Abd Allâh ibn al-Jallâ a raconté ceci : "je faisais un séjour pieux à La mecque en compagnie de Dhû-l-Nûn ; cela faisait plusieurs jours que nous avions faim, et l'on ne nous avait rien offert. Un jour, avant la prière de midi, Dhû-l-Nûn se leva pour se rendre sur la montagne et y faire ses ablutions ; je me tenais derrière lui, quand j'aperçus des peaux de banane qu'on avait jetées sur la route. Je me dis en moi-même : "Je vais en prendre une ou deux poignées, que je mettrais dans mes manches sans que le cheikh me voie, et quand nous serons sur la montagne et que le cheikh fera ses ablutions, je les mangerai." Je m'en emparai donc et les plaçai dans mes manches, en prenant garde que le cheikh ne me vît point. Lorsque nous fûmes sur la montagne et à l'écart des gens, il se tourna vers moi et me dit : "Jette tout ce que tu as dans tes manches !" Je m'exécutai, rempli de confusion.

Après avoir fait nos ablutions, nous retournâmes à la mosquée, pour y accomplir successivement les prières de midi, de l'après-midi, du coucher du soleil, de la nuit. Au bout d'un moment, voilà qu'un homme vint apporter de la nourriture sous un couvre-plat ; il s'arrêta en face de Dhû-l-Nûn, comme pour attendre ses instructions. Ce dernier lui dit : "Va la déposer devant cet homme !" en me désignant de la main. C'est ce qu'il fit, et j'attendais que le cheikh vînt manger, mais je vis qu'il ne se levait pas de sa place. Puis il me regarda et me dit : "Mange ! - Tout seul ? - Oui, c'est toi qui as demandé de la nourriture, nous, nous n'avons rien demandé, et celui qui mange est celui qui a demandé." Je me mis donc à manger, tout confus et honteux de ce qui s'était passé."

Alors qu'il suffit de demander :

"Bakr ibn 'Abd al-Rahmân a raconté ceci : "Nous nous trouvions avec Dhû-l-Nûn l'Egyptien dans une région désertique, et nous avons fait halte sous un acacia (umm ghaylân : "acacia arabica" ou "épine-arabique"). Nous nous sommes écriés : "Comme cet endroit serait agréable s'il y avait des dattes !" Dhû-l-Nûn a souri : "Vous désirez des dattes", a-t-il dit, et il a secoué l'arbre tout en prononçant ses paroles : "Je t'en conjure, par Celui qui est à ton origine et qui a fait de toi un arbre, eh bien !" ne vas-tu point nous donner des dattes bien fraîches !" Il l'a secoué ensuite à nouveau, et il a alors répandu sur nous des dattes à profusion, dont nous nous sommes rassasiés, avant de nous endormir."

Mais voilà, inutile de jouer les apprentis sorciers murshids, ça ne marche pas pour tout le monde :
"A notre réveil, nous avons secoué (à notre tour) l'arbre, et il n'a fait tomber sur nous qu'une pluie d'épines."

"L'amour fait parler, la pudeur rend silencieux, et la crainte jette dans l'inquiétude. Celui qui aime se perd entre les trois."

Dhû-l-Nûn était cependant un ascète dévoré de scrupules, un vrai zahîd, dans la lignée de Rabi'a. Le genre à ne pas manger de melon, comme Ibn Hanbal, car ignorant si le Prophète en aurait mangé (et là-dessus approuvé par Ibn Arabî, un autre tourmenté du genre).

"Al-Walîd ibn 'Utba al-Dimachqî avait écrit à Dhû-l-Nûn pour s'informer de son état, et voici sa réponse : "Tu m'as écrit pour t'enquérir de mes nouvelles ; que pourrais-je donc t'apprendre à mon sujet, sinon que je suis en proie à toutes sortes de choses qui me font souffrir. Il y en a quatre qui me font pleurer : mes yeux aiment regarder, ma langue aime les propos frivoles, mon coeur aime que je sois à la tête des autres, et je réponds aux invites d'Iblîs, l'Ennemi de Dieu, pour tout ce qui peut déplaire à Dieu. Il y en a quatre qui me remplissent d'inquiétude : un oeil qui ne verse pas une larme sur les péchés infects, un coeur qui ne se soumet pas quand il est édifié, un esprit dont l'amour de ce bas monde affaiblit la compréhension, une connaissance qui, plus je l'examine, plus elle fait que je me trouve ignorant de Dieu. Et il y en a qui m'accablent : il me manque la pudeur (envers Dieu), qui est la meilleure des vertus de la foi, il me manque la piété vigilante, qui est le meilleur viatique pour l'autre monde, et mes jours se sont consumés dans l'amour de cette vie, qui m'a fait perdre un coeur auquel nul semblable ne me sera procuré, jamais plus !"

Comme tous les inquiets pour soi, il l'était pour les autres, qu'il exhortait volontiers. Ainsi, écrivant un jour à Bistamî, beaucoup plus décontracté sur la chose. Mais il faut lui reconnaître qu'il était gentil perdant :

"'Abd al-Karîm ibn Hawâzin al-Quchayrî a rapporté ceci : "Dhû-l-Nûn aurait envoyé auprès d'Abû Yazîd -al-Bistamî) un homme chargé de lui transmettre ce message : "Jusques à quand ce sommeil et ce repos, alors que la caravane est déjà passée !" Et Abû Yazîd aurait répondu messager : "Dis à mon frère Dhû-l-Nûn que l'homme (véritable) est celui qui dort toute la nuit, et qui au matin est déjà parvenu à l'étape avant la caravane !" Et Dhû-l-Nûn se serait exclamé : "Félicitations à lui ! Voilà des paroles qui dépassent les états spirituels auxquels nous sommes parvenus !"

Passage curieux sur la séparation du corps et de l'esprit, non point cette fois dans le classique conflit des ascètes, mais sur l'indifférence de l'un pour l'autre, au sens où il lui tait son secret et ne prend pas la peine de se soucier de l'apaprence. Comble des bonnes manières de l'amant (adab), taire son coeur à sa chair, ou l'absolu du Secret :

"Ahmad ibn 'Alî al-Qurachî al-Qazwinî (transmetteur non identifié) a rapporté ce récit qu'il avait entendu de la bouche de Dhû-l-Nûn : "Mon père m'avait raconté, au sujet d'un de ces êtres qui sont constamment plongé dans l'affliction, une chose qui l'avait rempli d'étonnement. Or, au cours d'un de mes déplacements, j'eus moi-même la surprise de me trouver en présence d'un jeune homme, au visage agréable, au teint frais, au corps replet, mais chez qui l'on décelait l'affliction sincère qu'il y avait au fond de lui et le chagrin qui l'envahissait intérieurement. Je lui dis alors : "Je vois en toi une chose surprenante ! - Quoi donc ? - Ton être intérieur est en contradiction avec ton apparence". Il sourit, et me répondit : "C'est que je cache l'affliction de mon coeur à mon âme (Ici, le traducteur dit "sic, on s'attendrait plutôt "à mon corps", mais peut-être s'agit-il de l'âme charnelle, le nafs ?) pour la protéger. Je livre mon esprit à l'épreuve et au deuil, et je laisse mon corps à sa nourriture et à son embonpoint, de sorte qu'il ignore ce que je ressens. - Une telle chose est-elle possible ? - Et pourquoi pas ? N'as-tu jamais entendu ces paroles du poète :
"Elle s'écria : que se passe-t-il pour ton corps, Sâlim ! pour moi, habituellement, le corps des amants tombe malade !
Je lui répondis : mon coeur ne dévoile pas son amour à mon corps, et mon corps reste ignorant de sa passion."
Puis il ajouta : "Ne sais-tu pas que celui qui protège une chose, la tient cachée ?", comme l'a dit le poète :

"Elle a des pensées secrètes, repliées dans son coeur,
et ce coeur a caché qu'elles se trouvaient au fond de lui."
Et un autre poète y a fait allusion :
"Mon coeur a aimé, sans que mon corps le sache. S'il l'avait su, il n'aurait pas gardé son embonpoint."

"Yûsuf ibn Al-Husayn a rapporté ces paroles de Dhû-l-Nûn l'Egyptien : "J'ai entendu mon maître (ustadhî) dire ceci : "Quand l'état spirituel de celui qui aime Dieu (al-muhibb) est parvenu à son accomplissement, les choses (ou "certaines choses") deviennent grossières pour lui. Il ne peut plus fréquenter quelqu'un de grossier, ni absorber de nourriture grossière et qui ne lui est pas agréable, ni porter autre chose que des vêtements au tissu moelleux, et (ceci étant) aucun dommage ne saurait résulter pour lui de quoi que ce soit qu'il pourrait avoir de ce bas monde, car au niveau qu'il a atteint tout amoindrissement de son état spirituel n'est plus possible."

Parfois le voyage du gnostique l'entraîne si loin qu'il lui est difficile de réatterrir sur le rêche de la vie. Qutb al-Dîn Shahrazûrî recommandait ainsi au murîd désireux de connaître l'extase d'un semâ de faire retraite 40 jours, avec diminution progressive de nourriture, veille et dhikr, tout cela très classique, et de revenir ensuite en se réalimentant légèrement, mais avec des nourritures de qualité (pain blanc, légumes savoureux), parfums, se vêtir de linge confortables, entendre une musique enivrante. Ibn Arabî fait allusion ici à ces 'arif qui ne cessant de naviguer entre les deux mondes, l'imaginal et le terrestre, ne supportent plus la rugueuse grossièreté du second. Dandies parce que trop pénétrés des lumières angéliques... Selon lui, ces élus appartiennent au type "sulaymanien", tandis que l'ascète patient relève du "muhammadien". Bien sûr, il met en garde l'imprudent murîd tenté de commencer par la fin, c'est-à-dire le raffinement avant le chemin parcouru. Mais peut-être y avait-il aussi, en lui, sa peur de la volupté (on sait qu'il craignait la musique de semâ comme pouvant entraîner "trop loin" ; "et alors ? eût répondu un malamâtî).

"D'après la même source, Dhû-l-Nûn a rapporté qu'il avait entendu son maître dire également ceci : "Lorsque Dieu a créé l'intellect ('aql), il a placé en lui un principe subtil (latîfa), qui lui fait éprouver de l'attirance pour tout ce qui est beau et tout ce qui est agréable à voir dans le monde sensible."

Commentaire d'Ibn Arabî : "Certes, ce maître a dit vrai en cela, mais pour ce penchant et cette appréciation du beau il y a une "balance" (mîzân) fine, spirituelle, subtile et divine. En pareil cas, celui qui n'est pas doué de la science de cette "balance" et qui n'est pas capable de l'appliquer, sera mené à sa perte par les affinités (mulâ'ama) que trouve la nature (tab') et par la correspondance (munâsaba) qui s'établit entre ce qui est "accident" ('arad au sens scholastique) dans l'être et la beauté "accidentelle" (ou "contingente", aradî), la seule que connaissent les âmes vulgaires. Méfie-toi donc, si tu es un soufi, des paroles de ce maître, car elles sont un poison mortel pour celui qui n'en connaît pas le sens profond et qui ignore où cela peut l'entraîner ! Elles sont particulièrement dangereuses ! Un autre pourra y trouver son salut, alors que pour toi elles signifieraient ta perte, tout dépendra de ta compréhension. Que Dieu nous protège ! Si un grand nombre de gens de notre époque ne se précipiteraient pas dans cet abîme, nous n'attirerions pas l'attention sur lui. Et tout cela est dû à un manque d'intelligence et à l'emprise des penchants naturels."
Non pas voie du milieu mais troisième fois, qui n'est pas indifférence mais atteinte d'un stade où tout devient bienveillant (mais qu'Ibn Arabî désapprouve, toujours par répugnance morale) :
"Yûsuf ibn al-Husayn a rapporté : "Je me trouvais auprès de Dhû-l-Nûn l'Egyptien, quand un homme entra avec une coupe de khabîs (mélange de dattes, de crème et d'amidon), qu'il déposa devant lui. Dhû-l-Nûn se mit à le manger, et à ce moment arriva un novice, qui à cette vue s'exclama : "Maître ! Tu nous ordonnes de nourrir d'orge et de sel, alors que tu manges du khabîs ; comment faut-il l'interpréter ?" Dhû-l-Nûn lui demanda de prendre l'écuelle (dans laquelle il mangeait) et de la poser au fond de la pièce, puis il prononça ces mots : "Ecuelle ! viens à moi !" ; et l'écuelle se déplaça vers lui. Il dit alors au novice : "Mon cher enfant ! quand tu seras parvenu à ce niveau, mange du khabîs, il ne pourra plus te faire de mal !"

La vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn l'Egyptien / Ibn'Arabî \; trad. de l'arabe, présenté et annoté par Roger Deladrière par Ibn 'Arabî.

mardi, juin 24, 2008

"l'adorateur solitaire de Sindjâr"

Dans sa "Vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn al-Misrî", qui est, au fond une collecte de "hadiths" concernant le mystique égyptien, Ibn Arabî rapporte une anecdote transmise par un cheikh alépin, du temps où lui-même vivait dans cette ville, sous la protection d'al-Malik al-Zahir, le 3ème fils de Saladin, qu'il introduit ainsi : "Dans ma demeure d'Alep, le cheikh éminent Abû Gânim Muhammad ibn Hibat Allâh ibn Muhammad ibn Abî Jarâda m'a dicté..." L'édifiant récit est une de ces innombrables rencontres que relate Dhû-l-Nûn, de fous solitaire ou de gnostiques souffrants, qui, en un dialogue amorcé par Dhû-l-Nûn, lui clouent le bec sur l'absolu de leur dévotion et ce très souvent avant de mourir sous ses yeux, histoire de bien lui montrer en actes ce qu'ils entendent, eux, par amour divin. Le nombre de soufis des deux sexes que Dhû-l-Nûn a vu ainsi mourir sous ses yeux, après qu'il les ait interrogés, est hallucinant. Il devait être facile à retrouver, il suffisait de suivre les pieux cadavres sur son chemin... Mais enfin le cheikh dont il parle, qui entre dans la catégorie des "abandonnés (al-mahjûrûn) a survécu, après lui avoir récité un poème dont voici un extrait :

"Ô Celui que mon coeur imagine, qu'il croit proche de moi, et dont pourtant la quête est pénible !
Si tu ne veux pas reconnaître les dures difficultés qui me sont imposées, ni le tourment qui a pris possession de mon coeur,
Approche seulement de ma bouche un bâton de soufre pour l'allumer, et tu verras comment mes soupirs le feront flamber !"

Le dernier vers est ainsi commenté par le rapporteur, comme le relate le Sheikh al-Akbar

"Lors de la dictée que me fit de cette histoire le cheikh Abû Ghânim, quand il fut arrivé au vers :

Approche seulement de ma bouche un bâton de soufre pour l'allumer, et tu verras comment mes soupirs le feront flamber !"

il me rapporta le récit suivant du cheikh Harûn, l'adorateur solitaire de Sindjâr, qui lui avait dit ceci : "Par une nuit froide et pluvieuse, dont je ne ressentais pas les effets car je me trouvais dans ma boutique, quelqu'un entra inopportunément (litt. "comme une graine sur une poêle à frire") alors que je me rongeais d'inquiétude et que je me consumais de chagrin. Il me dit : "Lève-toi et amène-moi quelqu'un qui sache réciter des vers ! " J'étais réticent, et puis je me suis dit qu'il fallait que je me lève et que je me ressaisisse. C'est donc ce que je fis, et je ramenai un groupe de compagnons accompagné d'un chanteur-récitant (qawwâl). Et il y avait parmi nous un homme qu'on appelait Husays et qui était atteint de folie. Le chanteur-récitant remplissait son rôle, et les moments que nous passions étaient agréables, quand Husays nous demanda de réciter ce qu'il nous dirait (Il commença par) :

"Ton Livre est sorti de la sollicitude,
Tu as renoncé à la peine qui accable, en t'en détournant ( texte fautif ?)"

et d'autres vers du même genre de son invention, qu'il récitait et que le chanteur professionnel répétait immédiatement après lui, tant et si bien que, très agité, il cria : "La jubba (sorte de robe) brûle ! La jubba brûle !" Il l'enleva et la jeta, et à ce moment, j'en jure par Dieu, nous avons vu de la fumée qui en sortait."

Qui est ce cheikh Harûn, nommé comme "l'adorateur solitaire de Sindjâr", mais qui ne l'était pas au moment du récit qu'il rapporte, puisqu'il tient boutique ? En quelle ville ? Sindjâr ? Mossoul ? (la jubba semble être plutôt un vêtement arabe). Voire même de plus loin puisque cet autre ermite brûlé d'ascèse, 'Adî ibn Musafir, à l'origine (involontairement) du culte des Yézidis était venu de Syrie pour se perdre dans ces montagnes de Hakkarî-Sindjâr. Roger Deladrière nous dit dans une note que le rapporteur, le cheikh Abû Ghânim, était né en 1145. Le cheikh Harûn qui lui a donc fait ce récit avait pu être un contemporain du cheikh Adî ou de ses neveux. Ce qui est intéressant c'est que le mont Sindjâr semble donc être à la fois un lieu privilégié de retrait érémitique, en même temps qu'un endroit qu'Ibn Jubayr décrit comme infesté de brigands kurdes (et probablement, en 1183, déjà proto-yézidis). ce qui est sûr c'est que les lieux sauvages autour de Mossoul ont fait longtemps se côtoyer dévots soufis, Kurdes yézidis ou non, ayyârs (brigands apaprtenant à une confrérie).

La Vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn l'Egyptien, Ibn 'Arabî, trad. R. Deladrière.

samedi, juin 21, 2008

Coup de projo sur : Mystère Trio





Le seul jour de l'année où j'apprécierais d'être frappée de surdité est le 21 juin. Mais bon, les Kurdes ont décidé de s'y mettre aussi alors on va écouter toute la semaine le jazz manouche à l'unisson des Hewlêrî. La partie du programme qui prévoit des concerts dans les prisons a de quoi épater. Il ne doit pas y avoir beaucoup de pays voisins où l'on va faire la fête aussi avec les détenus. Imaginer la tronche des séides d'al-Qaeda et d'Ansar al Islam qui croupissent derrière les barreaux au Kurdistan, devant l'arrivée de ces groupes de musicos, kurdes ou non, des chrétiens, des yézidis, et peut-être même des femmes, a quelque chose de réjouissant : ils vont se plaindre de torture psychologique. Mais bon, le gouvernement l'avait promis à Human Rights Watch : ils allaient faire de leur mieux pour rejoindre le standard acceptable de l'Observatoire international des prisons, voilà un essai comme un autre...

vendredi, juin 20, 2008

Une nouvelle espèce de varan kurde ?

ça a une allure de varan, la taille d'un varan, 4 m de long et 50 cm de hauteur des pattes avant à la tête, selon les estimations d'un responsable d'une organisation de déminage dans la région d'Akre (province de Duhok). Jamais un tel spécimen n'a été observé au Kurdistan ou en Irak, comme le confirme à la radio Sawa le directeur du département de zoologie de l'université de Duhok. Conclusion : soit des GI australiens en vacances au Kurdistan ont laissé échapper leur mascotte, soit les gaz neurotoxiques dont Saddam parsema abondamment la région à la fin des années 80 ont des effets inattendus sur la faune reptilienne. (source radio Sawa et PUK media).

Agenda de la semaine : Jean Kellens, philosophie islamique,

Radio :
Du lundi 23 au vendredi 27 sur France Culture :
- à 6h00 : Langues et religions indo-iraniennes - Métamorphoses du panthéon avestique ; cours de Jean Kellens. L'Eloge du savoir, Collège de France.
- à 19h30 : Les Nouveaux Chemins de la connaissance : Toute la semaine, avec le professeur de philosophie Ali Ben Makhlouf (université Nice-Sophia Antipolis) pour présenter un philosophe arabe classique.
Lundi : Al-Kindi (801-873).
Mardi : Al-Farabî (872-950).
Mercredi : Avicenne (980-1037).
Jeudi : Al-Ghazalî (1058-1111).
Vendredi : Averroès (1126-1198).
Commentaire : On va se régaler. Mais un regret si cela s'arrête à Averroès, confortant le préjugé surtout occidental (par là j'entends monde européen et turco-arabe) que la philosophie islamique s'arrête après Averroès, alors qu'en Iran et en Inde elle a poursuivi une belle carrière, que ce soit en langue arabe ou persane. Ce n'est pas parce que le monde ottoman a été apparemment indigent en philosophie qu'il faille l'étendre à tout l'Islam...

jeudi, juin 19, 2008

Fête de la Musique à Hewlêr-Erbil

La 1ère Fête de la Musique au Kurdistan irakien
Le 21 juin à Erbil, Dohouk et Suleymaniah

"Le 21 juin 2008, le Kurdistan irakien célébrera pour la première fois la Fête de la Musique à Erbil, la capitale, mais également à Sulaymanieh et Dohouk, villes principales des deux autres province de la région.

A l'initiative de cet événement, le ministère des Affaires étrangères et européennes, l'Ambassade de France en Irak et son Bureau d'Erbil, Culturesfrance et le ministère de la Culture du Gouvernement régional kurde (GRK) s'associent exceptionnellement pour monter cette première édition de la Fête de la Musique au Kurdistan irakien et proposent une programmation de musiques actuelles kurdes et françaises.

Plus de 35 groupes de musciens kurdes, assyro-chaldéens, yazidis... se produiront dans la région pour l'événement, sur des scènes officielles ou improvisées. Des artistes joueront également dans les hôpitaux et les prisons d'Erbil et de Suleymanieh.

Culturesfrance participe à l'opération en soutenant la présence des artistes français. Le groupe français Mystère Trio fera découvrir son jazz métissé lors d'un concert en plein air sur la scène principale d'Erbil, au Minare Park. A cette occasion, sont programmées des rencontres avec des musiciens locaux, en vue d'un projet de création commun.

Avec le soutien de la convention Culturesfrance/Ville de Toulouse."

mercredi, juin 18, 2008

En Turquie comme en Iran, l'Etat lutte contre la délinquance juvénile

Un adolescent de 17 ans, Mohammad Hassanzadeh a été exécuté par pendaison le 10 juin dernier, à Sanandaj (Sine), capitale de la province du Kurdistan en Iran, pour le meurtre d'un garçon de dix ans, commis alors qu'il n'était lui-même âgé que de 15 ans. Un autre prisonnier reconnu lui aussi coupable de meurtre et âgé de 60 ans a été pendu en même temps que l'adolescent.

Dans un communiqué, l"Union européenne condamne vivement cette exécution, ainsi qu'Amnesty International : "Il s’agit de la dernière exécution en date d’un mineur délinquant, et en y procédant, les autorités iraniennes ont commis une nouvelle violation flagrante de leurs obligations internationales au titre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Convention relative aux droits de l’enfant, qui interdisent de condamner à mort les personnes qui étaient âgées de moins de dix-huit ans au moment des faits qui leur sont reprochés. Elle met à mal les espoirs suscités par la décision prise par le responsable du pouvoir judiciaire iranien le 10 juin 2008 d’accorder à deux mineurs délinquants condamnés à mort un sursis d’un mois afin de laisser plus de temps pour parvenir à un accord avec les proches des victimes."

En effet, Behnoud Shojaee et Mohammad Fedai ont été reconnus coupables de meurtre avec préméditation (ce dernier point est nié par les deux adolescents). Mais l'usage de la torture allégué dans une lettre de Mohammed Fedai rend nulle toute la procédure en elle-même. Le garçon affirme qu'il ignorait même les aveux qu'il a signés après avoir cédé sous les sévices : "J’ai vingt et un ans, je suis jeune, et je n’avais que seize ans lorsque j’ai été emprisonné. Comme tout autre adolescent, [j’avais] encore mes rêves d’enfant, écrit-il, ajoutant : « J’ai été frappé et fouetté à plusieurs reprises [...] Ils m’ont suspendu au plafond [...] Ils ne m’ont laissé aucun espoir de survie."

Amnesty se dit également préoccupée par la pendaison prochaine de Saeed Jazee, âgé aujourd'hui de 21 ans, qui doit être exécuté le 25 juin. A ce jour, Amnesty International indique que 85 mineurs attendent d'être exécutés en Iran ( Communiqué d'Amnesty International).

Dans un registre moins dramatique, mais tout de même navrant, l'organisation dénonce le jugement qui doit commencer, demain, jeudi 19 juin, à Diyarbakir, de trois adolescents kurdes de Turquie, dont deux sont âgés de 15 ans et l'un de 17 ans. Ils sont accusés d'avoir violé l'article 7/2 de la loi Anti-terreur, pour "propagande en faveur d'une organisation terroriste". Ils risquent au maximum 5 ans de prison ferme.

Nous avions déjà parlé de cette ridicule affaire, très "100% made in Turkey" dans la paranoïa pathétique : Trois jeunes Kurdes, tous de la municipalité de Yenishehir de Diyarbakir, ont osé entonner, dans un festival international de musique à San Francisco, en octobre 2007, le "Ey Raqib" (Ô Ennemi), qui n'est pas l'hymne du PKK, contrairement à ce que laisse entendre l'acte d'accusation, mais l'hymne national kurde officiel, historique, de Mahabad à Erbil, quotidiennement entonné, de nos jours dans la Région du Kurdistan d'Irak. Amnesty International précise que le choeur a chanté neuf chansons, dont une marche turque (Çanakkale Marsi), mais ça, pour les juges turcs, ce n'est pas un hymne terroriste, c'est juste un chant patriotique. Les hymnes terroristes sont faciles à distinguer des hymnes patriotiques de tous les pays : c'est quand il y a écrit Kurdistan dans les paroles. Il est scandaleux qu'Amnesty International n'ait pas vu cette différence essentielle, en estimant qu'Ey Raqib est un chant "historique" et que si les garçons sont condamnés, elle les considérera comme des "prisonniers d'opinion."

Les six autres "terroristes" sont aussi poursuivis, mais devant un tribunal pour enfants.

lundi, juin 16, 2008

Coup de projo sur : le trio Joubran





Ils étaient à l'honneur samedi dernier sur ARTE (Improvisation). Si vous les avez manqués, une occasion de découvrir ces trois joueurs de 'oud palestinien, aux accents très rêveurs, un peu flamenco, un peu irakiens. Leur dernier album, Majâz est sorti en octobre dernier.

vendredi, juin 13, 2008

Notre bon ami Bachar

Au moment où l'invitation par la France du président syrien, Bachar al-Asad, pour les célébration du 14 Juillet, vient d'être annoncée, Human Rights Watch rappelle quelques vérités essentielles sur le régime baathiste, à l'adresse des pays occidentaux désireux d'accroître leurs relations avec ce pays :

"Les pays occidentaux qui cherchent à développer les relations avec la Syrie devraient être conscients que les autorités syriennes continuent à arrêter, juger et harceler les militants politiques et des droits humains, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. En mai 2008, les autorités syriennes ont arrêté un écrivain politique, ont ouvert le procès de deux militants et ont imposé des restrictions de déplacements à sept autres au moins. Avec de plus en plus d’appels dans les pays occidentaux à développer les relations avec la Syrie, Human Rights Watch a insisté pour qu’une amélioration de la façon dont ces militants sont traités soit au cœur de toutes les discussions futures avec les autorités syriennes."

Communiqué complet sur le site HWR (en français).

jeudi, juin 12, 2008

L'agenda de la semaine


Samedi 14 juin à 16 heures, présentation d'Etudes kurdes n°9, La Langue kurde, à l'Institut kurde de Paris, en présence des auteurs : Salih Akin, Sandrine Alexie, Ibrahim Aydogan, Sandrine Traidia. Institut kurde de Paris, 106 rue Lafayette, 75010, M° Poissonnière, Gare du Nord, Gare de l'Est. Entrée libre.

TV :

Samedi 14 juin à 18h00, sur ARTE : Sami et ses frères, le trio Joubran ; Improvisation.

Mardi 17 juin à 20h40, sur France 5 : Syrie, partie d'échecs aux frontières ; documentaire d'Amal Amelin des Essarts (FR., 2008). 65 mn, inédit.

Jeudi 19 juin à 22h10, sur Cinécinémaculte : Quelques kilos de dattes pour un enterrement, de Saman Salour, 2006. (rediff. 20/6 à 14h05, 22/6 à 8h05, 24/6 à 19h20, 26/6 à 3h10) :

"Sadry et Yadi, employés dans une petite station-service située auparavant au bord d'une route fréquentée, se trouvent livrés À eux-mêmes en pleine steppe depuis la construction d'une déviation. C'est l'hiver et la neige est abondante. Sadry, ancien bateleur, a soudainement un comportement inhabituel : il disparaît de temps en temps et se met à écouter de manière obsessionnelle les bulletins météo. Quand à Yadi, il est tombé amoureux d'une jeune fille qu'il n'a jamais rencontré et à laquelle il envoie néanmoins des lettres passionnées, confiées à Abbas le facteur. Dans cet endroit reculé, Sadry et Yadi reçoivent de temps à autre la visite d'Oroudji, un croque-mort local, qui est leur seul lien avec la vie réelle."

mercredi, juin 11, 2008

Sezgin Tanrikulu : "Les Kurdes ne croient plus en des solutions démocratiques"

Le 20 avril, Sezgin Tanrikulu, le président du barreau de Diyarbakir, qui s'était déjà vivement heurté au Premier ministre sur la question du kurde en Turquie, a accordé le 20 avril une interview au journal Zaman, que je n'avais pas encore traduit par manque de temps, mais qui est toujours d'actualité parce que la question kurde en Turquie fait du sur-place :

"- Lors de votre rencontre avec le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan vous avez eu une discussion sur "l'éducation dans la langue maternelle". Qu'entendez-vous par là ?

Cela recouvre différents aspects. "L'éducation de quelqu'un dans sa langue maternelle" signifie que c'est la langue utilisée à tous les stades de l'éducation. Mais "l'éducation de la langue maternelle" veut dire simplement l'apprentissage de cette langue. Même si je défend le droit à "l'éducation dans sa langue maternelle", dans les circonstances présentes, la Turquie ne peut parvenir qu'à un compromis sur "l'éducation de la langue maternelle". Mais le problème est qu'actuellement, en Turquie, il y a une objection catégorique formulée contre toutes les langues maternelles, excepté le turc. Le Premier ministre dit que seules les minorités ont le droit d'apprendre leur langue maternelle. [Seuls les groupes comptés comme non-musulmans ont le statut de minorités.]

Quelle est la situation en Turkey maintenant, que voulez-vous exactement ?

La Turquie a ouvert la voie pour l'apprentissage des langues maternelles, mais seulement dans des cours privés. Beaucoup de ces cours ont été fermés, d'ailleurs, en raison des règlements trop restrictifs. Ils étaient seulement ouverts aux gens de plus de 15 ans, et trouver des professeurs était très difficile. L'apprentissage d'une langue maternelle doit se faire dans toutes les écoles publiques. Il doit y avoir des cours facultatifs dans les écoles publiques. Nous demandons aussi l'ouverture de départements de kurde dans les instituts et les universités. De plus, tous les obstacles et restrictions à l'émission de programmes en langues autres que le turc doivent être levés. En ce qui concerne les programmes, il n'y a pas d'obstacles légaux, en vérité. La loi indique que ce type de programme est permis. Mais les réglementations du Conseil suprême de la radio et de la télévision (RTÜK) indiquent que cela ne peut être fait que par la TRT. Nous avons porté l'affaire devant le Conseil d'Etat concernant cette règle, mais notre dossier a été rejeté sur le motif que nous n'avions pas le droit de déposer une telle plainte.

Que s'est-il exactement passé lors de la discussion entre le Premier ministre et vous ?

Il disait que le problème n'avait qu'un caractère économique. Il nous a expliqué que les Kurdes pouvaient être présidents, Premiers ministres, et députés. Je lui ai répondu que la question avait aussi un caractère culturel, et que ce n'était pas seulement les Kurdes mais que quiconque, en Turquie, se sentait différent, devrait pouvoir apprendre, avoir accès à des programmes et des services dans sa langue. Alors le Premier ministre m'a répondu que j'avais tort et que ce n'était possible nulle part dans le monde, en donnant l'exemple de l'Allemagne. Mais j'ai répondu qu'en Allemagne il était possible d'apprendre le turc dans les écoles. Il a dit alors que les Turcs en Suède pouvaient seulement apprendre le turc dans des cours privés. J'ai répliqué en disant qu'en Suède, il était même possible d'apprendre le laze. Il m'a alors traité de menteur, et j'ai donc quitté la réunion.

Quand vous parlez de services publiques fournis en langue maternelle, suggérez-vous qu'il y ait d'autres langues officielles que le turc ?

La discussion ne porte pas là-dessus et il n'y a pas de raison qu'elle le fasse. Il n'y a qu'une langue officielle de la République turque, et c'est le turc. La situation de la municipalité Sur à Diyarbakir est très dramatique. Son conseil a rendu la décision de fournir des services en kurde. Le maire est passé en jugement pour avoir édité des brochures en kurde. C'est absurde. Si c'est un crime, alors les publications en anglais du ministère de la Culture sont aussi un crime. Le ministre de l'Intérieur a mené une enquête et a accusé la municipalité d'être utilisée comme une plate-forme politique. Aussi, le maire et son conseil ont été démis de leurs fonctions par le Conseil d'Etat. La Turquie ne doit plus jamais se laisser aller à de tels agissements.

Vous dites qu'il y a un rejet catégorique de la langue kurde,mais si nous considérons les demandes des Kurdes, comment trouver un compromis ?

En fait ce n'est pas là la difficulté. Des étapes doivent être franchies sur un plan culturel. J'ai mentionné celles se rapportant au kurde. Il y a une crainte, de la part de l'Etat et du gouvernement qui est : Que ferons-nous si tout le monde veut les mêmes dispositions ? Si nous commençons ainsi, est-ce que cela mènera au chaos ? Mais il n'y a aucune raison à cela. Si les gens obtiennent leurs droits, pourquoi demanderaient-ils plus ? Les Kurdes ne croient plus en des solutions démocratiques, et il y a un nombre considérable d'entre eux qui pensent que la lutte armée est légitime. Nous devons envisager les moyens de changer cette situation.

D'un côté, il y a une attitude de rejet total. De l'autre, celle de penser que la lutte armée est légitime. Pourquoi une troisième voie n'émerge pas ?

Les Kurdes ne dialoguent pas entre eux. Il y a un manque de tolérance. Aussi, en de telles circonstances, cela n'est pas possible. Ni l'Etat ni l'organisation [le parti hors la loi du PKK] ne le veulent. Il y a seulement des associations de la société civile mais, bien sûr, par nature elles n'agissent pas dans le même esprit qu'un parti politique. Mais oui, il y a un vide, de sorte qu'il est comblé par les associations civiles, et je pense qu'elles vont gagner en force.

Pourquoi certains groupes considèrent la violence comme légitime ?

En raison des politiques qui ont été menées envers les Kurdes. Depuis 20 ou 25 ans, il n'y a eu aucun changement apporté à la situation. Avec le temps, cela a amené certaines personnes à penser que sans les armes, nous aurions été éradiqués. Ce point de vue est devenu dominant. Je n'ai jamais pensé que la violence est légitime, mais elle a une légitimité sociale dans la région. L'Etat doit en être conscient et prendre des mesures en conséquence. Il est très important de redonner foi en des solutions démocratiques parmi la population. Cela renforcera son sentiment d'appartenance. Sinon, tout deviendra très difficile.

Si l'Etat applique une telle stratégie, qui devra en discuter ?

Il n'y a pas besoin d'interlocuteurs. Les seuls interlocuteurs sont les citoyens. L'Etat peut dire : "Je fais cela pour mes citoyens kurdes." Alors les ciotyens peuvent se tourner vers ceux qui pensent que la lutte armée est légitime et dirent : "N'ayez pas recours aux armes en notre nom." C'est seulement dans un climat démocratique que les Kurdes pourront dialoguer entre eux sans hypocrisie. Aujourd'hui, tous les partis kurdes sont hypocrites. Ils sont incapable de faire coïncider leur ordre du jour avec la société. C'est impossible dans de telles circonstances. Les Kurdes ne peuvent dire ce qu'ils veulent vraiment en raison de l'absence d'un climat démocratique.

Il y a eu de récents développements en Turquie, comme la demande de fermeture du parti AKP et des débats sur la situation économique. Mais la question kurde n'est que très peu à l'ordre du jour, non ?

C'est très exactement pourquoi nous avions décidé de nous rendre à Ankara. Avant ces événements, la question kurde était à l'ordre du jour et sérieusement débattue mais, par coïncidences --et il est intéressant de noter que quand la question kurde est à l'ordre du jour ce genre de coïncidences survient toujours -- la demande judiciaire de fermeture du parti AKP a été ouverte et les débats sur la question kurde reportés une fois encore. Nous pensons qu'ils ne devraient pas être reportés. Car repousser la solution causerait des blessures inguérissables. Voyez les événements du Newroz. Rien ne s'est produit à Diyarbakır ou İstanbul, mais les événements de Van, Siirt et Hakkari nous ont rappelés d'anciennes images auxquelles nous étions habitués. Les femmes battues, les enfants dont on tord le bras et un officiel de la sécurité qui refuse de serrer la main d'un député ; tout cela a accru l'indignation de la société. Cette indignation mène à un désengagement social. Tout le monde se demande si nous n'allons pas revenir aux anciens jours. Le gouvernement n'a pas d'excuse; ces officiels sont appointés par lui. A ces juges ou ces officiers de l'armée, le gouvernement pourrait dire : "Cela ne ressort pas de ma juridiction." Mais il peut aisément relever ces officiels de leur poste. Je n'ai jamais vu un gouverneur qui a été relevé de son poste pour un tel motif. La Turquie doit abandonner cette attitude. Nous l'avons mentionné lors de la rencontre. Le Premier ministre lui-même a déclaré qu'il n'y avait pas de problème à Diyarbakır ou Ankara. Mais il a ajouté qu'en d'autres lieux il y avait eu des manifestations publiques illégales. Même dans ce cas, cette attitude ne doit pas être adoptée envers des citoyens. Dans un Etat de droit, on ne peut se comporter de la sorte : "Puisque les gens font ceci, j'agirai comme cela."

Comment évaluez-vous les récents affrontements à l'université Akdeniz ? Pour certains, c'est un simple crime passionnel, pour d'autres un conflit turco-kurde.

C'est exactement un point sur lequel nous devons nous montrer circonspects. C'est pourquoi nous devons trouver une solution avant qu'il ne soit trop tard, parce que la probabilité d'affrontements entre les deux sociétés augmente. Le sentiment que la police et les famille des soldats durant les événements du 28 Mars [en 2006 après les funérailles de membres du PKK, il y avait eu des manifestations où 10 personnes ont été tuées ] se trouvent d'un côté et, de l'autre, à İstanbul et Ankara, les Kurdes se retranchent dans leurs propres ghettos. Si cela continue comme cela, cela pourra tourner en des affrontements turco-kurdes et ce sera la fin du pays.

Pour certaines personnes il est dur de croire qu'il y a beaucoup de familles mixtes. Les deux sociétés sont entrelacées depuis des années. Êtes-vous d'accord ?

Récemment je bavardais avec un gardien de prison à Van. Il était originaire de la région de la mer Noire. Je lui demandais s'il resterait à Van. Il a répondu que son père lui avait dit qu'il n'accepterait personne dans sa famille qui aurait des amis kurdes. De plus, les Kurdes qui ont émigré à l'ouest il y a longtemps ont commencé d'acheter des maisons à Diyarbakır parce qu'ils pensent que les lieux où ils vivent ne sont plus sûrs pour eux. C'est ce genre de sentiment qui peut évoluer vers le conflit. Récemment j'ai vu un officier de la sécurité dire à la télévision que la côté méditerranéenne avait été "capturée" par les Kurdes. Avec une telle mentalité, il peut y avoir des affrontements, peut-être pas en général, mais localement.

Quel pourrait être l'impact de ces événements sur les prochaines élections locales dans la région ?

Une année est une période de temps très longue dans un pays comme la Turquie, mais je peux dire que parmi les Kurdes qui ont voté pour l'AKP aux élections nationales, il y a un énorme désappointement. Si cela continue ainsi, il sera difficile pour l'AKP de remporter le même succès dans la région. C'est vrai que traiter le problème kurde n'est pas chose facile, mais l'AKP doit prendre des mesures. Se faire l'artisan de la paix est une occasion très rare. L'AKP a cette chance, mais n'en use pas comme il faudrait."

(source Zaman, 20/4).

Concert de soutien à l'Institut kurde