mercredi, mai 07, 2008

"Un enfant à la fois ordinaire et exceptionnel"


"En 1980, Manuel Kirkyacharian, né à Adana (région de Cilicie) en 1906 et décédé à Sydney en 1997, a enregistré ses mémoires : une histoire ordinaire et exceptionnelle de déportation dont il fut victime à l'âge de 9 ans.

Sa mère se suicide sous ses yeux. Deux jours plus tard, son père décède, étendu à ses côtés. Il trouvera, un peu après, le reste des déportés, exterminés. Les gens sont assassinés sous ses yeux à coup de canne, de poignard, par lapidation. Ses vêtements lui sont dérobés. A plusieurs reprises, il est laissé entièrement nu. On imagine aisément la situation telle qu'elle peut être vécue par un enfant d'origine paysanne, surtout à cette époque. Puis il est vendu comme esclave. Il fuit à maintes reprises les familles qui l'ont "adopté". Il va de village en village à la recherche d'une nouvelle maison, d'un refuge. Il chemine jusqu'à Mossoul à pied, puis de là, se rend à Alep. En définitive, il aura arpenté la région pendant une dizaine d'années avant de retrouver ses proches."

Ainsi Baskin Oran présente-t-il les "Mémoires" de M.K, dont il a établi le texte à partir des enregistrements sur bandes magnétiques, qu'à la fin de sa vie, M.K. a souhaité laisser. Enfant et puis homme à la fois "ordinaire et exceptionnel", tel apparaît effectivement le jeune Manuel dans son récit. Son père est cordonnier, il grandit à Adana, dernier enfant et fils unique, après 4 soeurs. Les revenus de sa famille semblent modestes, mais pas pauvres. Tous les enfants vont à l'école, la famille quitte à un moment une "maison de pisé" pour "une maison de briques, à deux étages." C'est une famille de petits artisans citadins. Rien dans son éducation n'a donc prédisposé Manuel à mener la vie errante d'un louveteau à l'abandon dans les montagnes et les plaines kurdes. Ce n'est pas un enfant de paysans anatoliens habitué à un travail harassant pour manger juste de quoi ne pas mourir de faim. Ce n'est pas un enfant de nomade, un fils de tribu que l'on a mis en selle avec un fusil dans les mains dès le plus jeune âge, pour qu'il s'aguerrisse au combat. Et pourtant, il va survivre, malgré les privations physiques, l'atrocité des événements qu'il va vivre, la cruauté des Tcherkesses, des Turcs, des Kurdes. C'est pourquoi il est à la fois ordinaire et exceptionnel : parce que rien, en lui, aucun talent ni éducation particulière, ne l'avaient mieux armé que les autres à surmonter la mort, la fatigue, la détresse, le chagrin et que sa capacité de survie n'en est que plus impressionnante.

Sur ce que l'on appelle "le genre du témoignage", il y a parfois contestation, les uns lui déniant le qualificatif de "littéraire", soit parce que l'absence de mise en forme, de recherche de style, d'obéissance à certaines conventions de la littérature écrite, manquent ; d'autres parce que le terme "littéraire" semble suspect, synonyme d'artefact, et ce, donc, au détriment de la sincérité ou de la véracité brute du témoignage, comme si ce témoignage là, pour être recevable, ne devait pas aller plus loin qu'une simple déposition (les faits, rien que les faits et pas de contradiction entre eux) enregistrée au commissariat de l'Histoire. Or ces récits sont portés par des constantes, qui tiennent non seulement à la façon dont l'esprit humain s'arrange ou non d'événements traumatiques, mais aussi à la façon dont la parole humaine, sert et a toujours servi, à organiser la mémoire, quitte à parler autour des "trous noirs de la conscience" quand elle ne peut pas s'y enfoncer. Il est donc tout aussi absurde de dénier à ce genre le qualificatif de littéraire que de refuser celui de "musique" aux chants et aux expressions musicales spontanées qui finissent toujours par fleurir dans les groupes humains rassemblés dans des expériences violentes ou humiliantes, comme l'esclavage, les camps ou la prison.

Contrairement aux catastrophes naturelles, aux ravages des cyclones, aux éruption des volcans, la violence génocidaire n'a pas d'explication rationnelle et salutaire pour nous rassurer, pas même celle de la guerre où l'ennemi n'a même pas besoin d'être diabolisé : "C'est lui ou moi", "C'est obéir ou être fusillé"... Non, cela tombe des voisins, des gens aussi ordinaires que soi, changés tout soudain en serial-killers. Les événements surviennent si rapidement que les victimes n'ont même pas le temps de se demander si elles ont mérité ou non leur sort, s'il y a un motif, bon ou mauvais, à ces massacres. Tout est vécu dans une sorte d'hébétement détaché, dans une dissociation peut-être salvatrice entre ce que vit le corps et une réflexion engourdie.

"Moi, je m'étais débarrassée de la peur. Je m'accoutumais au brouhaha des hurlements, j'attendais le fer. Quelquefois, on a peur au déclenchement d'une situation, mais au fond, on avance en une sorte d'anesthésie. J'étais devenue patiente." (Sylvie Umubyeyi, 34 ans)*

"Tuer des Tutsis, je n'y pensais même pas quand on vivait en bonne entente de voisinage. Même d'échanger des bousculades ou de mauvais mots, ça ne me semblait pas convenable. Mais quand tout le monde a commencé à sortir la machette en même temps, j'ai fait pareil sans m'attarder. Je n'avais qu'à imiter les collègues et penser aux avantages. Surtout qu'on savait qu'ils allaient quitter le monde des vivants pour de bon." (Pio Mutungirehe, 20 ans)***.


Cette distance, ce ton à la fois nu et détaché pour raconter ou commenter la succession des drames, on la retrouve tout au long du récit de M.K, et le support adopté pour fixer ces souvenirs, des séquences brèves d'enregistrement sur bandes, est assez souple pour être usé au gré du narrateur, qui suit à la fois le fil de son histoire dans son sens chronologique, mais avec la liberté de revenir en arrière, de raconter deux fois le même souvenir, avec des variations ou des précisions très significatives, d'interrompre ce récit pour y intercaler d'autres séquences, des chansons kurdes, ou la description d'un village syriaque. Il faut, en analysant le ton détaché et la fragmentation des souvenirs déroulés, garder en mémoire que "l'effet immédiat de la violence est la perte de la narration et du langage. Après que leur vie quotidienne a été fracassée par une violence inattendue, beaucoup de gens trouvent difficile de parler de leur expérience et de se re-lier au monde, temporellement et spatialement, par le biais de la narration."**. Et aussi le fait que "raconter l'histoire d'un traumatisme, comme le souligne Michael Jackson, est difficile, non seulement en raison de l'effet de fragmentation qui affecte les notions de temps et de lieu chez la personne traumatisée, mais aussi parce que le récit implique un échange d'émotion/compassion dans lequel beaucoup ne souhaitent pas s'engager." **

Ce qui peut apparaître a priori comme un effet d'authenticité remarquable, à savoir l'adéquation totale des scènes racontées avec l'âge du narrateur, au moment où il y assistait, est sans doute causée par cette fragmentation du temps : ainsi les scènes de viol et de meurtre sont décrites telles qu'un enfant de neuf ans pouvait les voir, les comprendre et ne pas les comprendre, notamment dans le fait que la nudité des corps (ou la sienne quand il est dépouillé) le choque peut-être plus encore que les blessures ou la vue de cadavres ; puis viennent les récits de l'adolescence où Manuel, plus âgé de quelques années, observe, juge les adultes et leur comportement envers lui, avec une compréhension plus mature de leur psychologie, où déjà, il y a possibilité d'expliquer à soi-même l'aléatoire de ses relations avec les autres ; puis vient le dernier volet, où le narrateur a 18, 19 ans, et déroule avec plus de précisions sa propre volonté, le pourquoi de ses recherches, le déroulé pratique, concret de ses formalités, où ses propres émotions, aussi, sont exprimées, ce qui n'était pas le cas dans les souvenirs antérieurs : Ainsi quand il apprend que sa tante vit à Alep : "J'étais si heureux. Le paradis s'ouvrait enfin devant moi." ; ou le jugement sur le prêtre qui n'est pas "un der baba qui aime son millet" induit qu'il peut, là, se mettre en posture de condamner ou désapprouver les agissements de son entourage, au lieu d'être complètement dénudé devant une violence abasourdissante et qui le rendait muet, dix ans auparavant.

Or il ne s'agit à aucun moment du récit fait par un enfant de neuf ans, puis d'un adolescent, puis d'un jeune homme, au fur et à mesure des étapes successives de sa vie. Il s'agit du même Manuel, celui qui a choisi, à 74 ans, de raconter sous le nom de M.K ce qui est arrivé à Manuel Kirkyacharian quand il avait 9, 14, 18 ans. Mais il y a sans doute, dans les victimes traumatisées par la violence, ces fractures du temps où le temps n'a pas coulé, où l'on a toujours l'âge que l'on avait quand on les a vécues, où la mémoire n'a pas reconstitué les scènes avec les yeux de l'adulte, se reliant peut-être avec ce que Judith Butler appelle la dissolution de la temporalité"**.

"Pour moi, le génocide, c'était hier dans ma mémoire, ou plutôt l'année dernière ; et ça restera toujours l'année dernière, car je ne discerne aucun changement qui permette au temps de reprendre convenablement sa place." (Edith Uwanyiligira, 34 ans).*

"Je pense que le temps va me permettre de laisser les souvenirs pénibles à Rilima, quand je vais quitter. Je vais plier les mauvaises pensées dans l'uniforme de prisonnier. Je pense que je vais revenir chez moi avec une mémoire de bonne facture, pour recommencer une existence de bon entrain.
Mais le souvenir de la galerie de mine où l'on a enfumé les Tutsis vivants, celui-là, il ne va jamais me lâcher. Je le sens bien dissimulé derrière mon esprit. Il va me ronger sur la colline. Et c'est grand-chose. Il va me guetter à l'improviste puisque j'habite non loin des mines."
(Ignace Rukiramacuru, 62 ans).***


Le récit est organisé en plusieurs volets, découpés chronologiquement, ordonnés en actes comme une tragédie. Il y a d'abord l'introduction au génocide, telle que l'explique M.K. A ce sujet, la fidélité aux enregistrements a été heureusement conservée, jusque dans les erreurs factuelles que fait M.K, comme par exemple le nom du ministre de la Défense ou le fait d'attribuer aux Assyro-Chaldéens la langue latine en place de l'araméen ! Cette présentation d'avant la tragédie ne repose évidemment pas sur les faits auxquels aurait assisté le jeune Manuel, mais sur ce qu'il a entendu dire, alors ou plus tard, ou sur les récits d'autres témoins qui lui sont parvenus et qu'il retranscrit lui-même. On a ainsi un précieux recueil de ce qui se disait chez les Arméniens de l'Empire, de ce que l'on croyait ou pas, des rumeurs, des fables, de la doxa ambiante, de ce que l'on percevait alors des Français, des Anglais, des Allemands et des Jeunes Turcs.

Et puis commence l'histoire proprement dite : "Venons-en à notre batmutyun." Comme beaucoup de récits de catastrophe, par exemple la Partition de l'Inde et les exodes qui s'en sont ensuivis, la vie d'avant est présentée comme un "âge d'or passé" brutalement interrompue par une violence dévastatrice, : "Dans son analyse des récits de la Partition Chakrabaty avance que si l'Histoire explique les périodes de violence de façon cohérente, les présentant comme la cause d'événéments antérieurs, les gens se souviennent de cette violence comme un fait inattendu et irrationnel. Ils mettent l'accent sur l'événement violent en le présentant comme un fait inexplicable, troublant le paradis d'une vie paisible."**

M.K; lui, nous dit : "Nous vivions tous en famille, comme des frères à Adana, tous les Arméniens, tous les Turcs, ceux nés en Turquie et les autres. Il y avait alors la liberté, la justice, l'égalité et la patrie. Enfin, le jour est arrivé où nous aussi avons été soumis au sevkiyet.

Notre histoire commence."

Et l'histoire commence bien là, abruptement, sans long développement de comment ils en sont arrivés là, les préparatifs, les doutes, la façon dont l'ordre a été accueilli, discuté, par les parents de Manuel. Les faits se succèdent, après que tombent les ordres, abrupts, sans explication : "Ma mère, mon père et moi, nous nous sommes rendus à la nouvelle gare pour prendre le train en tant que muhacir." Plus tard, après l'installation à Osmaniya, autre déplacement : "Puis un jour un ordre du gouvernement est tombé : "Ici la population est trop nombreuse. La saleté augmente. les maladies vont se répandre." Et les déplacés doivent louer des charrettes et de rendre dans la plaine de Gatma, en attendant un autre transfert. "Nous avons chargé nos affaires puis nous avons pris la route." "Nous sommes repartis." Les premiers pillards, les premières attaques, sont commentés simplement, des "journées difficiles et pénibles."

Les cris et les pleurs sont évoqués, mais de façon impersonnelle, comme une scène à laquelle on assiste, sans que l'on sache si l'enfant y participe ou non : "Là, ce ne fut que pleurs et lamentations à l'idée d'être égorgés." Mais jamais les larmes des parents de Manuel ne sont évoquées. Ce sont les autres, qui pleurent : "En face, ceux qui étaient partis avant nous pleuraient. Ils avaient été pillés." Les paroles, par contre, sont retranscrites, sans doute en résumé d'une longue discussion, quand la mère de l'enfant veut se tuer, et le motif de ce suicide, s'il pouvait avoir de nombreuses causes (peur du viol, de la mort dans les supplices, ou dépression profonde), est d'abord expliqué de façon sèche et concrète, dans ce qu'il voyait : "Ma mère, les pieds gonflés, était incapable de marcher." Mais il est extrêmement conscient de ce qui se passe, notamment entre les deux époux : "En fin de compte, mon père ne l'y a pas conduite. Il n'a pas voulu" ; avec, en filigrane, le sentiment du fils, fait d'impuissance et d'incompréhension devant l'obstination de sa mère à mourir : "Quant à moi, je n'étais qu'un enfant. Mon père l'aurait prise sur son dos." Le premier récit de cette mort, à laquelle il assiste, est concis. Il tourne la tête, puis regarde, sa mère se débat dans le fleuve, puis disparaît. Et c'est tout : "A notre retour, la colonne s'était mise en marche." Vient ensuite la mort du père, qui est encore moins détaillée, peut-être parce qu'elle fut la résultante de violences de l'ennemi, en plus de l'épuisement : "Le matin je me suis levé. Mon père était mort."

Mais M.K revient sur ces morts, après une courte séquence où il décrit la façon dont les Arabes achetaient les enfants aux Tcherkesses. Il raconte à nouveau, sans préciser qu'il revient en arrière, ni qu'il va répéter les deux morts de ses parents, un peu comme si sa parole, pour réussir à capturer les faits et les circonscrire dans son récit, avait besoin de s'en approcher graduellement, de tourner autour en cercles concentriques. C'est dans le second récit du suicide de la mère que ses explications sur la peur d'être suppliciée sont rapportées. Et que ce qui semblait avoir été un geste de désespoir rapide, dans le premier récit, a été en fait une mort ritualisée, avec venue du prêtre, communion, jusqu'à la scène finale, où le geste de l'enfant, de se détourner, est justifié, contrairement à la première fois.

Le sentiment de dépossession, de perte irrémédiable, se traduit plus dans le détail minutieux, précis, des objets qu'on leur ôte, et dont les couleurs des objets sont toujours indiquées, comme des éclats fichés dans la mémoire : il y a le "joli canif à manche jaune" qui est la première chose dont on le dépouille. Il y a le châle noir de la mère, "un châle de valeur", échangé contre du pain et le troc revient deux fois dans le récit, chaque fois avant celui du suicide. Sa paire de "souliers en cuir rouge", contre du boulgour, revient aussi deux fois pour annoncer la mort du père (son père étant cordonnier, on peut supposer qu'il avait fait lui même les souliers de son fils). M.K se souvient, avec la même précision, des deux derniers pantalons qu'il portait, l'un avec "des rayures noires et blanches et l'autre de couleur foncée." Peut-être le décompte précis des vols sert-il de support, au moins cohérent, aux faits et gestes des bourreaux qui agissent non seulement avec une brutalité inexplicable, mais dont la violence même obéit à des rémissions aléatoires. Ainsi le Kurde qui l'emmène pour l'adopter, qui change d'avis en chemin, "je ne sais pas pourquoi", et le dépouille, lui faisant enlever ses vêtements jusqu'à la taille et ne lui laisse que ses deux pantalons, que Manuel décrit fidèlement, ainsi que la façon dont il déchire "le foncé" pour s'en faire une veste.

"Ces corps nus à l'abandon du temps, il n'étaient plus tout à fait eux, ils n'étaient pas encore nous. Il étaient un cauchemar véridique, je ne pense pas que vous pouvez comprendre."(Claudine Kayitesi, 21 ans) *

"On voyait des femmes qui fouillaient dans les maisons. Elles se risquaient jusque dans les marais, pour dénouer les pagnes des malheureuses qui venaient d'être tuées. ça pillait tout, les bassines, les tissus, les cruches, les images pieuses, les images de mariage ; partout, dans les maisons, dans les écoles, sur les morts.
ça pillait les vêtements sanglants sans crainte des lavages. ça pillait dans les culottes à cause des cachettes d'argent. Sauf dans l'église, toutefois, à cause des pourritures de cadavres oubliés depuis le massacre du premier jour."
(Léopord Twagirayezu, 22 ans)***


L'aléatoire des comportements fait sentir le manque d'une parole, celle des tueurs, pour s'expliquer pourquoi, à un moment, on tue, on épargne, on protège, on abandonne. Un vieil homme le voit passer, le prend chez lui, ainsi qu'un autre jeune Arménien, les héberge et les nourrit deux nuits, puis leur dit de partir. Ils dorment dans des ruines, des femmes kurdes ne semblent pas hostiles puisqu'elles leur portent du pain ou de l'ayran. D'autres Kurdes arrivent, "adoptent" Manuel et l'emmènent. "Parfois je marchais, parfois ils me mettaient sur leur âne." Puis, comme "je restais en arrière, un Kurde ramassa une pierre et me la lança. L'oreille touchée et j'y passais. Mais, visiblement, mon heure n'était pas arrivée." Mais le Kurde le mène malgré tout à son village (après avoir traversé les lieux où le convoi de M.K était massacré). On le nourrit. Entre temps, les paysans tuent à coups de pierre un adolescent arménien, rescapé du massacre. Lui, non. Au matin, il semble qu'il ne soit plus question "d'adoption". On ne le tue pas, cependant : les enfants de "cet homme, un fils et une fille plus jeune, m"ont sorti du village. Je ne savais pas où nous allions. Après avoir passé l'endroit où étaient entassés tous les cadavres, ils se jetèrent sur moi pour me prendre mon pantalon et ma culotte. Je les enlevai et leur tendis. Puis ils partirent." Sur la route, il assiste à un viol suivi d'un meurtre, où, sans qu'il se l'explique lui même, le meurtrier ne touche pas à l'enfant, lui adressant quelques mots et repartant ensuite. Un autre Kurde, avec une jeune fille, passe et lui donne un pain. D'autres lui parlent, n'insistent pas; On ne sait quand la mort arrive et pourquoi. Un groupe de femmes survient, l'une d'elle, une jeune, veut lui fracasser la tête à coup de mottes de terre. Les autres l'en empêchent. Une autre a pitié de lui et le couvre du lange de son bébé pour l'emmener. C'est ainsi qu'il connut sa première "adoption."

"Si j'essaie de trouver une réponse à ces hécatombes, si j'essaie de savoir pourquoi nous devions être coupés, mon esprit s'en trouve malmené ; et j'hésite sur tout ce qui m'entoure. Je ne saisirai jamais la pensée des cohabitants hutus. Même celle de ceux qui ne cognaient pas directement mais qui ne disaient rien."* (Janvier Munyaneza, 14 ans).

"C'était possible de ne pas tuer un avoisinant, ou une figure qui attirait de la reconnaissance ou de la pitié, mais ce n'était pas possible de la sauver. On pouvait s'accorder sur une esquive, décider d'une tricherie de ce genre. Sans toutefois d'aucune utilité pour le tué. Par exemple, celui qui rencontrait quelqu'un avec qui il avait percé trop de Primus en amitié, il se détournait de côté. mais un autre venait derrière qui allait s'en charger. De toute façon, dans notre groupe, ça ne s'est jamais présenté." (Adalbert Munzigura, 23 ans). ***

Deuxième volet : les villages kurdes,(10-14 ans).

Est-ce parce que le temps du massacre a été bref ? Ou bien parce qu'une fois véritablement adopté, il n'était plus chair à couteau ? Dans ces villages kurdes, la menace de la mort arbitraire s'estompe. Quand les soldats turcs passent, les Kurdes les préviennent afin qu'ils se cachent. Les filles enlevées travaillent dans les maisons, sont réservées, quand elles sont belles, aux garçons kurdes. C'est que les pratiques tribales reviennent, après le temps de la sauvagerie. Les tribus, qu'elles soient kurdes ou bédouines, passaient souvent leur temps à enlever les enfants ou les filles de chrétiens pour leur profit. Une fois intégrés et mariés dans la tribu, ils devaient perdre peu à peu leur statut de captif. Mais la peur semble revenir chez l'enfant à chaque geste de violence. La menace d'une simple correction le fait paniquer jusqu'à le faire fuir, dans une autre maison, où le muhtar suscite peut-être chez lui un sentiment de protection, puisqu'il tient tête à l'agha qu'il a quitté. "Quant à moi, j'étais de la famille." Mais le sentiment de son identité, l'invincible besoin de retrouver les siens, sa quête de tous les villages chrétiens dont il entend parler, sa pratique fidèle des prières qu'on lui a enseignées, montre un irrépressible besoin de sauver la seule chose qui lui reste après avoir tout perdu : ce qu'il est lui-même, un Arménien. Une conversation entre le maître et le sheikh sur son prochain mariage et sa future conversion (ce qui n'est pas vécu par les Kurdes, comme une brimade, mais, pour le coup, comme une réelle adoption) le décide à s'enfuir vers un village chrétien, celui d'Azak.

Troisème volet : Le village des Syriaques (14-16 ans).

Chez les Syriaques, il se fait engager comme un domestique dans une famille. Même si son statut repasse de "fils de la maison" à serviteur, il semble se détendre, rassuré par la pratique religieuse chrétienne des villageois, et aussi leur combativité et leur acharnement à ne pas se laisser faire par les musulmans : "Ici, tu es à Azak. Un chrétien qui arrive à Azak ne tombera plus jamais entre les mains des Kurdes.'" C'est pourquoi aussi s'intercale dans ses propres souvenirs le récit long, héroïsé, de la défense victorieuse du village lors du génocide, où les montagnards syriaques ont tenu en échec à la fois les soldats turcs et les Kurdes des alentours. Azak est donc un lieu où l'anéantissement et la mort n'ont pas trouvé place, un lieu préservé. Il décrit longuement, soit par plaisir ou dans une forme d'hommage, la vie des ces gens, la topographie du village, ses maisons, ses puits, ses grottes. Il loue la richesse des vignobles, des troupeaux. Puis il revient à sa propre histoire pour avouer tout de même que le travail, dans ce village, était si dur, qu'il change de maison pour une autre, où sa condition est meilleure. "Mais déjà, je cherchais une autre solution." C'est qu'entre-temps, d'après ce que l'on comprend, il réalise peu à peu que tous les Arméniens ne sont pas morts, qu'il en reste à Mossoul, ou ailleurs.

Et peut-être parce que le temps du départ est proche dans le récit, M.K éprouve le besoin de revenir en arrière, ce qu'il annonce de façon curieuse : "Si on parlait un peu de moi. ça sert à rien de trop réfléchir. Il est important de se détendre. j'ai besoin de me changer les idées." Or, le "besoin de se détendre" est en fait celui de citer toutes les chants que l'adolescent a apprises, en kurde, et qu'il chantait "pour se consoler". Ainsi tout son répertoire des chansons paysannes kurdes y passent. Jusqu'à la chanson finale, celle peut-être qui est à la fois le condensé de ses émotions tues et peut-être aussi la conclusion de sa vie d'errance dans les montagnes, puisque c'est l'avant-dernière séquence avant le départ pour Mossoul : "Mais mes pensées, après avoir chanté, m'ont vite rattrapé. Elles ne me laissent jamais seul bien longtemps. J'ai aussi inventé une chanson sur ma vie. Elle est en kurde", une chanson où il s'adresse à sa mère, où il est un "adolescent de 14 ans" "sans biens ni personne", et se plaint du "déluge", du "gouffre" du "chagrin" dans lequel il est tombé.

Puis "Bebbo Efendi, l'aîné des fils, un vrai seigneur, quelqu'un de très sérieux," respecte sa promesse et lui annonce qu'il pourra bientôt partir pour Mossoul, à la recherche des siens.

Quatrième volet : Mossoul - 16-18 ans.

A Mossoul, il semble que Manuel reprenne la maîtrise de son destin. A présent, ce n'est plus un enfant ou un jeune adolescent terrifié. Il arrive à la ville, trouve le prêtre, demande à travailler, trouve un employeur, économise en plus de l'argent que lui ont donné les Syriaques. Il apprend que des parents peuvent se trouver à Iskenderun. Et c'est là que le miracle arrive, ou bien faut-il dire que la chance tourne, puisque l'Arménien qui accepte de rédiger sa lettre pour un Kirkyacharian d'Iskenderun, a, dans sa poche, une autre lettre, celle du mari de la tante de Manuel ! Au passage, on voit que les Arméniens rescapés, dispersés, cherchaient à retrouver les leurs survivants, en s'échangeant des nouvelles et des pistes ou en s'interrogeant de diaspora en diaspora.

Autre saut temporel. Au moment où Manuel voit enfin "le paradis s'ouvrir devant lui", M.K revient en arrière, et reparle longuement des Kurdes, de leurs coutumes, des jeux, de leur vie quotidienne, comme il l'avait fait pour le village chrétien d'Azak, mais comme il ne l'avait pas fait alors dans son récit des villages kurdes, qui était montré sous un jour plus sombre, craintif. Ses souvenirs, ici, prennent un ton plus détendu. Il a quelques mots d'éloges pour les paysans, très religieux, il revoit des jeux auxquels il participait. Il parle plus longuement du sheikh Aziz (celui qui voulait le convertir en se réjouissant de son mariage), notamment quand le sheikh explique aux villageois apeurés par un tremblement de terre que leur maison est impure car contenant des poutres volées lors du pillage (sans doute de villages chrétiens). Là aussi il semble qu'il veuille solder quelque chose.

Et puis le récit reprend tout aussi soudainement, pour enchaîner sur Alep.

Cinquième volet - Alep. 18-19 ans.

Le récit d'Alep commence d'ailleurs par l'histoire d'un autre garçon, qui ayant oublié sa langue et ne parlant plus que l'arabe, s'est seulement rappelé de son nom quand il a réentendu l'arménien autour de lui, à Mossoul. M.K nous dit simplement qu'il s'était aussi renseigné pour lui, en Syrie.

Puis le récit du voyage, un peu épique, mais moins dramatique bien que périlleux, entre Yézidis qu'il ne faut pas fâcher en disant du mal du diable, et bédouins brigands amateurs de figues et de halva, se déroule jusqu'à Alep. Et le récit s'arrête ici, sur ces mots : "Enfin, un après-midi, nous sommes arrivés à Alep."

Les bandes suivantes ont-elles été perdues ? Ou bien M.K a-t-il jugé que le récit n'avait plus lieu d'être au moment où il retrouvait son nom, ses proches, des parents qui pouvaient parler de lui à sa place ? Mystère. Il épousa, Zahuri, que sa mère, alors qu'il avait huit ans, avait déjà demandé pour lui à sa voisine. Comme si une chaîne brisée momentanément devait être reforgée à jamais.


* Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Jean Hatzfeld, Le Seuil, 2000.
** "Travail sur les après-conflits et la reconstruction des lieux et de l'espace : Economie, institution et réseaux", Nazan Ütündag, in Etudes kurdes n°8, sept. 2006, L'Harmattan.
*** Une saison de machettes, Jean Hatzfeld, Le Seuil, 2003.


1 commentaire:

Concert de soutien à l'Institut kurde