mercredi, décembre 31, 2008

SYRIE : UNE LOI SUR LA PROPRIETE GELE L’ECONOMIE DES REGIONS KURDES


Les Kurdes de Syrie protestent contre une loi nouvellement promulguée visant à limiter les droits de vente et de location de terres situées en zone frontalière. Par le décret n°49, des restrictions sévères à la propriété et à l’usage de terres en bordure d’Israël et de la Turquie ont été instaurées. Les régions kurdes étant toutes à cheval sur la Syrie et la Turquie, ainsi que sur l’Irak, les habitants se plaignent que de telles mesures entravent l’économie locale. Il est en effet énoncé que les habitants des zones frontalières ne pourront plus vendre de terres sans avoir obtenu, au préalable, l’accord des autorités, c’est-à-dire des ministères de l’Intérieur, de l’Agriculture et de la Défense. Une autorisation semblable devra être requise pour la location de terre sur une période de plus de trois ans.
 
Selon Radif Mustafa, avocat et président du Comité kurde pour les droits de l’homme, cette mesure vise principalement les Kurdes. « La frontière d’Al-Quneitra est un cas particulier, puisqu’elle est occupée par Israël, mais pourquoi les régions le long de la frontière turque sont comprises dans cette loi, alors que les relations syro-turques sont meilleures qu’elles n’ont jamais été ? » Le mois dernier, près de 200 Kurdes avaient manifesté à Damas contre cette nouvelle réglementation. Les protestations étaient pacifiques, ce qui n’empêcha pas une réaction brutale des autorités. Ainsi, Hirfin Awsi, qui participait à la manifestation, raconte ainsi avoir été battue à coups de barres de fer : « Nous n’avions rien dit contre le gouvernement ou le président. Notre protestation était pacifique.” Loqman Oso est membre du comité Azadî, l’un des sept partis kurdes qui depuis le mois d’octobre s’élève publiquement contre le décret. Il assure que son parti, malgré la répression, est prêt à continuer ce genre de démonstrations : « Nous avons réussi à rassembler un grand nombre de partis kurdes, et nous continuerons notre lutte pacifique et démocratique, jusqu’à l’abolition du décret. »
 
Mais Khalaf al-Jarad, qui dirige le groupe de presse Al-Wahda, lequel journal publie les annonces officielles de l’Etat syrien, assure que la loi a été “mal interprétée” par les Kurdes : “Je me sens très attristé, plein de regrets, et suis très étonné de voir comment le décret n°49, qui réglemente la propriété, est interprété », a-t-il déclaré à l’agence Al-Quds. « C’est un décret de réglementation qui ne vise pas un individu ou un groupe spécifique, mais ne concerne que les questions de vente et d’achat. Si certains parmi nos frères kurdes veulent exagérer, ils seront perdants, car personne ne croira la façon dont ils interprètent le décret. »
 
Mais Suleïman Ismail, un avocat, pointe la confusion qui règne à présent dans les régions frontalières, depuis que la loi a été publiée : « Tous les actes juridiques dans le domaine de la propriété ont été gelés, parce que les juridictions ne peuvent plus prendre aucune décision sur ces questions sans instructions de l’exécutif, et rien encore n’a été divulgué. Nous n’avons aucune idée de ce que deviendra, à l’avenir, le secteur immobilier dans la région. » Les autorités chargées d’appliquer la loi ne semblent guère mieux informées, comme le reconnait le bureau d’enregistrement des propriétés de Hassaké : « Nous avons reçu l’annonce du décret et on nous demande de l’appliquer immédiatement, mais nous n’avons reçu aucune instruction sur les moyens de le faire. On nous a simplement dit de stopper tous les enregistrements d’actes de propriété. » Aussi, les répercussions économiques d’une telle situation se font sentir depuis le mois d’octobre, comme l’explique Hussein Abbas, un ingénieur civil de Hassaké : « Nous avions l’habitude de vendre cent tonnes de fer par mois, et maintenant nous en vendons à peine dix. Les entrepreneurs en bâtiment n’achètent plus de fer ni de ciment, puisque les nouveaux permis de construire ne sont plus délivrés pour le moment. Mohammad Salih Salo, entrepreneur à Qamishlo, confirme que la nouvelle loi et l’incertitude qu’elle fait naître, dissuade beaucoup de gens d’acheter ou de vendre des terres et des biens immobiliers : « Le travail dans le bâtiment a été stoppé, parce que beaucoup de gens souffrent d’un manque de confiance. Auparavant, nous pouvions vendre et acheter des biens immobiliers, payer et obtenir un permis. A présent, les gens qui ont de l’argent n’achètent plus rien puisque les actes de propriété ne peuvent plus être validés à leurs noms dans les registres gouvernementaux, et cela crée des problèmes de confiance entre vendeurs et acheteurs. Nous voulons obtenir les permis nécessaires, nous voulons travailler, de quelque façon que ce soit. Mais les bureaux gouvernementaux n’ont aucune instruction relative au nouveau décret, ce qui fait que nous sommes tous en attente. » Certains Kurdes, en raison de ce gel économique, ont déjà été forcés d’émigrer. Mohammed al-Khatib, charpentier, a une femme et une enfant à charge. Il a dû partir pour Damas et trouver un emploi dans une boutique : “Je suis parti à Damas parce que l’entrepreneur pour lequel nous travaillions n’avait plus de travail à nous fournir. La plupart des gars avec qui je travaillais sont de la province de Hassaké, et la majorité sont des Kurdes. Ils veulent gagner de quoi vivre, peu importe comment. »
 
Malgré les dénégations officielles sur les visées cachées de telles mesures, l’histoire des Kurdes de Syrie depuis les années 60, principalement dans les régions orientales, les incite à se méfier d’une réglementation limitant leur droit à la propriété. En 1962, la Syrie appliqua une politique appelée « Ceinture arabe » qui prévoyait d’expulser tous les Kurdes de la Djézireh, en bordure de la Turquie et de les remplacer par des colons arabes. Près de deux cent mille de Kurdes ont été du jour au lendemain privés de leur nationalité et déclarés : «étrangers se trouvant illégalement en Syrie» et ce statut se transmet aux enfants qui naissent ainsi « étrangers » sur leur sol natal. Un plan secret d’arabisation rédigé en 1963 par la police de Hassaké, intitulé «Étude de la province de Jazira sur les aspects nationaux, sociaux et politiques» , recommandait ainsi, entre autres mesures, la dispersion des Kurdes de Syrie et leur mise au chômage, l’instauration d’une « ceinture arabe » peuplée d’ »Arabes purs et nationalistes » qui vivraient dans des « fermes collectives », et de façon générale, la suppression des droits civils pour toute personne ne parlant pas l’arabe. Des terres kurdes ont été ainsi saisies et redistribuées à des colons arabes et aujourd’hui la question des Kurdes « sans papier » est l’un des points majeurs des revendications du Kurdistan de Syrie.

radio : Arménie, persan et arabe, Daryush Shayegan

Dimanche 4 janvier à 16h30 sur France Culture : Arménie, la nouvelle scène. A l'occasion du Nouvel An arménien. Avec Julie Sauret et Estelle Amy de La Bretèque ; Armenian Navy Band, jazz... Equinoxe, C. Bourgine.

A 18h10 sur France Culture : La part persane de l'arabe, enregistré à Citéphilo, Lille, en novembre 2008. Avec Azartash Azarnoush (univ. de Téhéran), linguiste, et Barbara Cassin, philologue et philosophe. Cultures d'Islam, A. Meddeb.

Jeudi 8 janvier à 16h00 sur France Culture : Avec le philosophe iranien Daryush Shayegan, auteur notamment de La Lumière vient de l'Occident, (l'Aube). Affinité élective, Francesca Isidori.

Parution : La résistance aux génocides : De la pluralité des actes de sauvetage





Paru en début de mois, cet ouvrage collectif se consacre à ce que l'on appelle aujourd'hui les actions des "Justes" c'est-à-dire de ceux qui, lors de trois génocides, celui des Arméniens, celui des juifs, celui des Tutsis, sauvèrent, épargnèrent, cachèrent des vies menacées, parfois au péril de la leur. Contrairement à une idée fort répandue aujourd'hui, ces "Justes", s'ils ne sont jamais la majorité, ne sont pas non plus une infime minorité. Mais c'est sur l'acte de sauver que le livre se penche, sur cette énigme que je soulevais à la lecture du récit de MK : "L'aléatoire des comportements fait sentir le manque d'une parole, celle des tueurs, pour s'expliquer pourquoi, à un moment, on tue, on épargne, on protège, on abandonne." L'étude essaie précisément d'apporter des réponses à ces questions, en montrant comment l'histoire personnelle d'un groupe, d'un village, ou une culture particulière peut parfois inciter à sauver - pas toujours.
L'exemple qui nous intéresse le plus ici est le chapitre qu'Yves Ternon consacre aux Kurdes de Sindjar qui abritèrent, défendirent et sauvèrent des Arméniens de Mardin. Parce que les Kurdes de Sindjar sont en majorité yézidis, leur cas peut illustrer l'hypothèse "un groupe persécuté lui-même aura plus tendance à défendre d'autres persécutés", comme ce fut le cas des Alévis de Dersim, moins enclins à massacrer leurs voisins arméniens, mais pas entièrement : les yézidis, après tout, avaient eu autant à subir de haine et d'opprobre de la part des musulmans que des chrétiens ; le fait que leurs coreligionnaires du nord aient eu à subir le même génocide que les Arméniens a pu jouer également. Cela aurait pu les inciter au contraire à faire profil bas, à se retrancher dans leurs montagnes, sans faire de vagues, et surtout à ne pas s'encombrer de bouches à nourrir, d'enfants et de femme en prévision d'un long siège.

lundi, décembre 29, 2008

Burayka la sorcière

La Célestine, musée Picasso, Paris
On ne sait si Burayka, domestique du Kurde Alî Ibn Mah'bûn, était Kurde elle-même, mais le personnage ne manque pas de pittoresque et fait un peu penser à la rusée Heyzebûn, nourrice de Zîn et Setî, experte en divination, travestissements et intrigues amoureuses, vraie Célestine kurde, qu'Ahmedê Khanî a dû se délecter à dépeindre. La vieille Burayka semble un peu tout cela, mi-maquerelle mi-sorcière (en plus d'être impavide au combat), d'où le piquant de l'anecdote sur les "revenus illicites" qui suit :


"Il y avait dans notre armée un Kurde nommé Mîkâ'îl qui, au contact de l'avant-garde ennemie, avait été mis en fuite. Un cavalier franc le suivait, le touchait presque, et lui, à portée de sa main, hurlait et poussait de grands cris. Comme j'arrivais à lui, le France se détourna du cavalier kurde et s'écarta de mon chemin pour aller vers un groupe de nos cavaliers, qui se tenaient au bord de l'eau, non loin de nous. Lui donnant la chasse, je forçai mon cheval pour qu'il le rattrapât et me permît de le frapper de ma lance, mais il n'y réussit point. Le Franc, lui, sans se retourner vers moi, n'avait en tête que ces cavaliers réunis. Il finit par arriver jusqu'à aux, avec moi à ses trousses. Mes compagnons portèrent à son cheval un coup de lance, qui le cloua sur place. Mais ses compagnons à lui le suivaient de près, si nombreux que nous ne pouvions rien contre eux. Le cavalier franc fit demi tour, sur son cheval près d'expirer, retrouva ses compagnons, les ramena tous en arrière et s'en retourna avec eux. C'était le fils de Bohémond, le maître d'Antioche. Il était jeune et l'effroi avait empli son coeur. S'il avait laissé ses compagnons libres d'agir, il nous aurait battus et refoulés jusque dans la ville.


Pendant tout ce temps-là, une vieille servante, appelée Burayka et domestique d'un de nos compagnons, un Kurde du nom d'Alî Ibn Mah'bûb, se tenait debout au milieu des cavaliers, sur la rive du fleuve, ayant en main une cruche avec laquelle elle puisait de l'eau pour désaltérer nos gens. La plupart de nos compagnons qui se trouvaient sur la hauteur refluèrent sur la ville lorsqu'ils virent les Francs s'avancer en si grand nombre, mais cette diablesse resta plantée là, nullement effrayée par les graves événements qui se déroulaient.


La même Burayka me remet en mémoire autre chose. Ce n'est guère, il est vrai, le lieu d'en parler, mais un récit vous mène ainsi d'un point à un autre. Le maître de Burayka, Alî, très pieux, ne buvait pas de vin. Un jour, il dit à mon père : "Par Dieu, prince, je ne me sens pas autorisé à me nourrir sur les fonds publics, et ne veux manger que sur ce que gagne Burayka." Il s'imaginait, comme un sot qu'il était, que ces revenus illicites étaient moins condamnables que ce trésor public dont il était l'employé.


Cette servante avait un fils appelé Naçr, homme d'un certain âge et qui était, avec un nommé Baqiyya Ibn al-Uçayfir, intendant d'un domaine appartenant à mon père - Dieu le prenne en pitié ! Baqiyya m'a raconté cela : "Je revenais de nuit vers Chayzar, dit-il, avec l'intention de me rendre à ma maison, où j'avais à faire. Arrivé près de la ville, j'aperçus dans le cimetière, à la clarté de la lune, une forme qui n'était ni être humain ni bête sauvage. Effrayé, je m'arrêtai à quelque distance. Et puis je me dis : "N'es-tu pas Baqiyya ? Qu'est-ce ainsi d'avoir peur, devant un être isolé ?" Je déposai l'épée, le bouclier de cuir et la javeline que j'avais avec moi, puis m'avançai pas à pas, tout en entendant cette forme chantonner et parler. Quand je fus assez près, je bondis sur elle, tenant ferme le poignard que j'avais en main. Et voilà que c'était Burayka, la tête découverte, hirsute, chevauchant un roseau, hennissant et rôdant parmi les tombes. "Malheur à toi ! lui dis-je. Que fais-tu à pareille heure ici ? - De la sorcellerie." Je les vouai à l'exécration divine, elle, sa sorcellerie et, d'entre toutes, ce genre de pratique !"


Des Enseignements de la vie. Souvenirs d'un gentilhomme syrien du temps des Croisades, Usâma Ibn Munqidh, trad. André Miquel.


vendredi, décembre 26, 2008

Annâz le myope

Hama. Photo Effie Schweizer

"Au chapitre des événements extraordinaires qui survinrent au cours de cette bataille avec les Francs, je dirai qu'il y avait, dans l'armée de Hama, deux frères, des Kurdes nommés Badr et Annâz. Celui-ci avait la vue faible. Quand les Francs eurent été taillés en pièces et tués, on coupa leurs têtes et on les attacha aux courroies des selles. Annâz en ayant, lui aussi, coupé une qu'il avait attachée à sa courroie, des gens de l'armée de Hama le virent et lui dirent : "Quelle est donc, Annâz, cette tête que tu as avec toi ? - Gloire à Dieu, répondit-il, pour ce qui s'est passé entre cet homme et moi : je l'ai tué ! - Homme, ceci est la tête de ton frère Badr !" Annâz la regarda, l'examina : c'était la tête de son frère. Il eut honte devant tout le monde et quitta Hama. Nous ne savions pas où il s'en allait, et nous n'entendîmes plus jamais parler de lui. Son frère Badr avait trouvé la mort dans cette bataille, de la main des Francs - Dieu leur refuse son secours !"


Des Enseignements de la vie. Souvenirs d'un gentilhomme syrien du temps des Croisades. Usâma ibn Munqidh, trad. André Miquel.

mercredi, décembre 24, 2008

"Dieu est au-dessus de l'être"

Utilisation intéressante de l'intellect dans "Dieu est au-dessus de l'être", bien que le manque de précision du vocabulaire rende parfois la compréhension pénible (ainsi, quand il dit Dieu indifféremment pour ce que l'on peut distinguer comme la Déité ou le Dieu trinitaire). Maître Eckhart expose d'abord pourquoi Dieu est hors du temps et du lieu, ce qui, aujourd'hui, nous est moins difficile à concevoir, mais que les Iraniens, qui avaient peut-être encore le souvenir du Zervanisme, savaient aussi. Il y a le Temps immobile, le temps non temporel, qui ne coule pas, et le lieu hors du lieu, le Nâ Kodjâ Abâd"Si je prends un fragment du temps, il n'est ni aujourd'hui ni hier. Mais si je prends "maintenant", il contient en soi tout le temps. Le "maintenant" où Dieu créa le monde est aussi proche de ce temps que le "maintenant" pendant lequel je parle actuellement, et le dernier Jour est aussi proche de ce "maintenant" que le jour qui fut hier." D'où la sage intuition humaine des fêtes cycliques. Ainsi, ces jours à venir sont une période bien délicate car le solstice d'hiver voit souvent 12 jours critiques où les démons reviennent, réinstaurant le chaos primordial. Au moment où le soleil est à son plus grand déclin, il doit revenir de sa mort et tuer le taureau, ce qu'il fera effectivement au Newroz, à l'équinoxe de printemps. Le solstice d'été annonce bien sûr l'apogée du monde mais déjà l'amorce de son déclin. La création du monde est donc à recommencer tous les ans.

Mais l'autre point intéressant du sermon est le statut que le maître Johannes donne à l'intellect (vernünfticheit), car c'est, selon lui, l'essence de Dieu, et c'est donc celle de cette ipséité éternelle en nous : "Quand nous prenons Dieu dans l'être, nous le prenons dans son parvis, car l'être est son parvis dans lequel il réside. Où est-il donc dans son temple où il brille dans sa sainteté ? L'intellect (vernünfticheit) est le temple de Dieu. Nulle part Dieu ne réside plus véritablement que dans son temple, l'intellect, comme le dit cet autre maître : Dieu est un intellect qui vit dans la connaissance de lui seul, demeurant seul en lui-même, là où rien jamais ne l'a touché, car là il est seul dans son silence. Dans la connaissance de lui-même, Dieu se connaît lui-même en lui-même."

Cet éloge de l'intellect détonne un peu chez un néoplatonicien, dont l'école est plus portée, en général, à faire de la Déité suprême une Lumière, ou l'Amour en soi, ou le Bien, mais évidemment il faudrait savoir que qu'Eckhart entendait exactement par là, et si ce mot "intellect" chez lui, relevait de ce que les musulmans appelaient 'Aql et qui, en général, chez les anti-aristotéliciens, par exemple Avicenne ou Sohrawardî, ne pouvait accéder à la vérité de l'être. Disons que l'intellect est une première étape mais après, il faut faire le grand saut, celui par lequel on est à la fois le connaissant et le connu, l'objet et celui qui connaît l'objet, c'est-à-dire l'être et le connaître.

Par ailleurs, chez Plotin, l'Un donne naissance au Noüs et à l'Âme du monde, mais est au-delà des deux, comme il est au-delà de l'être et du non-être. Pour Eckhart, la puissance intellective de l'âme, cette "goutelette d'intellect" permet de concevoir le non-être, par le biais de l'imagination, c'est-à-dire la capacité de se représenter des choses absentes ou invisibles - "une rose en hiver" - et ainsi "l'âme opère dans le non-être et suit Dieu qui opère dans le non-être." Plus encore, l'intellect, selon lui, permet d'accéder à la représentation de Dieu sans attribut ni être, "dans sa nudité où il est dépouillé de bonté et d'être et de tous noms." S'il veut vraiment dire que la Déité est Intellect, cela signifie qu'il réside dans ce qu'il est, - "dans la connaissance de lui-même, Dieu se connaît lui-même" - cette image de l'être contenu en son être est une viariation du château fort de l'âme, qui, parce qu'il est cette partie de l'âme semblable à la Détié, permet à la Déité d'y demeurer. Autrement dit, on n'est chez soi qu'en soi.


Etre Dieu en Dieu; Johannes Eckart, "Dieu est au-dessus de l'être"

Coup de coeur du mois : Chant araméen syriaque





Pour une période d'un mois élargi qui va couvrir les deux Nativités d'Orient (celle du calendrier grégorien et celle du calendrier julien), une anthologie de chants religieux chaldéens enregistrée en 1991 à l'église Saint-Ephrem de Paris. Enregistrement familial, en somme, puisque la chanteuse, Thérèse Hindo, est dirigée par son frère, monseigneur Behnam Hindo, de l'église syrienne catholique d'Antioche) qui indique, dans le livret, avoir "établi le corpus en partant du texte annoté par Dom Jeannin (édité en 1925). Nous-mêmes, ainsi que l'interprète, nous donnons la tradition du Séminaire de Charfé, qui nous a été transmise par S.E Mons. Zacharie Mélki et S.E. Mons. Antoine Beylouni qui nous ont enseigné avec amour le chant syriaque durant sept ans. Nous avons en outre "pratiqué" ce chant au séminaire et dans les différents lieux de notre travail pastoral depuis plus de 22 ans de sacerdoce."

L'interprète est en plus née dans le bain, si je puis dire, puisque monseigneur Behnam la présente ainsi, en plus de toute la famille :

"L'interprète de cette famille est Thérèse Hindo, qui est notre soeur. Nous sommes issus d'une famille toute dévouée à l'église depuis notre arrière-grand-père qui était prêtre, notre oncle Michel, lui-même prêtre et grand connaisseur des chants syriaques avec ses deux frères : Moussa (notre père) et Hanna, chantres réputés dans la régions, tous dotés d'une belle voix.

Thérèse, imprégnée de cette musique, se perfectionne chez les Soeurs Ephrémites syriaques au Liban ; elle dirige la chorale de la paroisse syriaque de Kamichlié, puis, à Paris, elle devient soliste et maître de chant en l'églie Saint-Ephrem, où elle donne des récitals."

Les chants en eux-mêmes sont très proches des Psaumes dans le ton et les images. De cette musique et de la liturgie, il est dit dans le livret :

"Les caractéristiques de la musique araméenne :

1. Elle est très simple, de la simplicité de tout ce qui nous vient du fond des âges.
2. Son rythme ne se laisse pas emprisonné entre les barres d'une mesure, il épouse plutôt le mot, la phrase et le rythme des strophes.
3. Chaque chant est une mélodie-type qui peut être chantée sur des paroles différentes.
4. Elle influença et dut influencée aussi par le chant grec.
5. L'assiduité aux trois offices (matin, midi et soir, et celui de la nuit dans les monastères) dans les plus petits villages, ainsi que la régularité des offices qui règlent la vie monastique, ont aidé le chant araméen à traverser plus de 18 siècles, oralement. Il n'en subsiste plus que le tiers total du patrimoine estimé à plus de 3000 mélodies.
6. Nous connaissons deux grandes traditions pour ce chant : celle d'Edesse à l'ouest en mésopotamie et celle du Takrite ou Mossoul à l'est.
a) La tradition de Takrite, pas encore annotée, est caractérisée par une certaine longueur et la solennité de l'exécution.
b) La tradition d'Edesse : cette anthologie s'y rattache, mais elle reproduit le chant de l'école du Séminaire de Charfé, héritière du chant d'Alep et de Mardine, donc d'Edesse.
c) La tradition d'Edesse se subdivise en plusieurs écoles : Mardine, Médyat... Celle d'Azech qui est située entre Mardine et Mossoul géographiquement, fait la synthèse de ces deux traditions. Nous-mêmes, et l'interprète, sommes originaires de cette ville appelée aujourd'hui Idil et anciennement Béth Zabdaï.

L'anthologie syriaque :

le corpus compte plus de 920 mélodies ; le livre qui contient cette anthologie s'appelle "Béth Gazo" (Trésor). Le corpus est divisé en chapitres regroupant les chants selon les différents types d'hymnes. Chaque type d'hymne est divisé en "qolé" (chants) dont chacun est doté de huit modes selon le système de l'Octoéchos ; certains en ont plus, appelés "Mechahlfé" (différents, variantes).

Ce disque, Qolé Chahroyé comprend 129 mélodies, datées du VI° au VIII° siècle.

Sur la formation de ce corpus :

"L'Assemblée chrétienne chantait des psaumes et écoutait des lectures de la Bible ; les moines en faisaient autant. Petit à petit, les Houlolés venus de la synagogue s'y introduisent et saint Ephrem (IV° siècle) y ajoute les "enyoués" (= réponse), puis les "madrochés". L'office, enfin, s'enrichit des "qolé chahroyés" (chants de veilles ou vigiles) pour aider les communautés à veiller dans la prière. L'initiateur serait un certain Simon Qouqoyo (= le potier), V° siècle, qui fit école. L'un des qolos de ce chapitre perpétue encore son nom.

Chaque strophe est composée en général de deux ou trois différents types de versification, ce qui implique un changement de rythme. Nous indiquons à la tête de chaque qolo sa métrique; Ce disque ne contient que la moitié des Qolé Chahroyé."

Ithyo d-yothév :
(Hymne chanté quand le pontife revêt ses ornements pontificaux et regagne son trône)

L'Eternel assis sur le char à quatre faces et figures. La forme du lion est celle de Marc et l'image du taureau est celle de Luc. La ressemblance à l'homme, celle de Matthieu, et l'image de l'aigle est celle de Jean d'Ephèse. Digne, digne, digne est notre père Mor Ignace. Etends ta main et tel Simon Pierre, bénis-nous.


Qolé Chahroyé :

1. Qolo dav-xul médém éthbaqith.

1. La Vierge enfanta une merveille. Contemplons celui qui est plus ancien que les siècles, mais couché dans les langes ; le vieillard, plus vieux que les jours, et qu'une vierge enfanta ; le géant, qui pèse les monts, et une fille le porte ; aux affamés, le pain il donne, et comme un bébé le lait il prend. Fils sans commencement qui a voulu en avoir un, et il vint à la naissance, Lui qui n'a pas de fin.

2. Les Anciens justes ont appelé la Sainte Vierge marie, fille de David ; Ezéchiel, né dans la déportation, l'a surnommée : porte fermée ; Salomon : jardin emmuré et source scellée ; David : ville, et Christ en elle, l'herbe qui pousse sans semence, lui, le nourricier des nations ; le jour de sa naissance, Il a sauvé la création.

3. Aux justes, amants de la Vérité, et aux saints, morts par amour pour le Fils de Dieu, une mémoire bénie soit faite. Vous avez été aux pécheurs un havre de repentir ; invoquez le Christ qui habite vos ossements, qu'il ait pitié de nous, le jour de la manifestation de sa Majesté, et qu'il nous octroie un visage découvert devant le trône de sa Divinité ; ainsi nous chanterons sa gloire nuit et jour.

4. Tels des cavaliers, les martyrs prirent la foi tel un char et la Croix, et combattirent Satan ; ses armées ils affaiblirent, et en choeur constitué ils chantèrent : "Voilà nos ennemis par terre, vaincus ; et nous, victorieux. Mettons-nous à genoux, adorons et louons le Seigneur qui nous a créés pour chanter, nuit et jour, sa gloire."

5. J'ai bien médité et n'ai rien vu de meileur que la crainte de Dieu. Bienheureux celui qui l'a choisie. Le grand Moïse l'a choisie et fendit la mer en deux ; Joseph le Juste aussi, et devint Roi en Egypte. De même les fils d'Ananie et elle les sauva du feu. Plus désirable que l'or, et plus douce que le miel, est la crainte de Dieu. Bienheureux qui l'a choisie.

6. Moi Ephrem, moribond, à mes élèves, j'écris ce testament comme gage : "Soyez assidus, nuit et jour, à la prière. Le laboureur laboure sa terre et revient à la charge, c'est pourquoi ses moissons sont bonnes. Ne soyez pas paresseux, dont les champs sont couverts de ronces. Mais, soyez assidus à la prière ; car celui qui l'aime, en sera aidé dans les deux mondes."

7. Nos pères et nos frères endormis et passés de cette vie terrestre, le jour où les dormants ressusciteront, faîtes reposer leurs âmes dans les demeures de lumière, et que leurs ossements se lèvent le jour du souvenir. Quand ton ordre ressuscite les fils d'Adam, poussières, qu'ils portent les ornements de gloire et de splendeur et qu'ils entrent au Paradis, chantant la gloire à Toi, leur Sauveur.

8. Bienheureux celui qui, de son vivant, offre des sacrifices, au ciel il en sera la méloire. Moïse écrivit le nom des tribus, c'est pour qu'une mémoire éternelle soit faite devant le Seigneur. Inscrivez le nom de vos morts dans le livre de vie. Ici-bas, dans l'église, il en sera de même au ciel de mémoire quand le Christ viendra, et avc lui, ils seront dans la joie.


2. Qolo d-hav loh l-'itox, Malko mnahomono, 'ito b-xul fényon.

1. Elue, la Vierge devint Mère de Dieu ; par elle, la malédiction du monde fut extirpée. Supplie ton Fils unique pour que la paix règne dans son peuple, dans son église et aux quatre coins de la Terre.

2. Gloire à la Force qui, quittant chérubins et séraphins, descendit habiter le sein d'une vierge ; pour sauver Adam et sa descendance de la servitude, de la mort et de Satan, Il s'y incarna.

3. Saints prpphètes et apôtres, fils du Royaume, priez, pour que dans le monde, la paix règne, les guerres et les dissensions cessent ; ainsi l'Eglise et ses enfants, dans la paix vivront.

4. Par Ta croix, magnifie, la sainte et fidèle église, que les prophètes, par de mystérieuses paroles, fiancèrent ; les apôtres élus, baptême et saint autel y établirent, pour le pardon de ses enfants.

5. Les chemins de tes commandements, Seigneur, enseigne-moi, afin qu'en les observant je vive ; et qu'à la porte de mes sens, des gardiens je mette, préservant ainsi le trésor de tes dons.

6. Gloire à Celui qui, par sa clémence, nous supporte ; et notre retour du péché, patiemment attends. Sots nous sommes, oubliant que la fin du monde est là, à nos portes.

7. Dans la gloire, le Roi de la Résurrection apparaîtra : "Donnant aux morts la vie, aux inhumés la résurrection ; ensemble les morts ressusciteront, rendant la gloire à Toi, qui ressuscites les morts."

8. Louange à la parole du Seigneur, annoncée dans son message : "Celui qui mon corps mangera, et mon sang vivifiant boira, au schéol je ne le délaisserai point, c'est bien pour qu'il vive à jamais que je me suis abaissé et ai goûté à la mort."

(9. Variante du n°5 pour le Carême et le Dimanche des Rameaux.)


3. Qolo d-Zodéq d-néhwé.

1. Qu'il est juste de faire mémoire à la Mère de Dieu, qui porta le feu que Moïse vit sur le Sinaï. Bienheureuse, sur ses bras elle portait le Fils de Dieu, son visage en elle et avec lui elle s'entretenait. Chantons sa gloire et que sa prière nous vienne en aide.

2. Que notre veille soit pour ton apaisement et notre pardon. Agrée ceux qui font mémoire à ta sainte Mère, récompense-les, comme tu l'as promis. Ô Fils Bon ! Par ton sang, tu pacifias tout l'univers, accorde paix et sérénité aux églises ; et nous chantons à jamais la gloire à ton père et ton Esprit Saint.

3. Salut ingénieurs, prophètes, apôtres et martyrs, l'Eglise est bâtie dans votre mort. A vous messagers de paix, porteurs de vie et distributeurs des aides, salut. Salut à vous, héritiers du Royaume des cieux ; amis du Christ, suppliez en notre nom. Que, par vos prières, de toutes nuisances nous soyons gardés. Que votre prière nous accompagne.

4. Bienheureux celui qui préfère le Dieu-Lumière, celui qui prend son chemin n'aura ni souillure ni faux pas : les prophètes le prirent, annonçant sa manifestation, les apôtres sa bonne nouvelle et les martyrs y laissèrent couleur leur sang ; de leurs ossements, l'aide vient aux affligés. Chantons la gloire à la mémoire des saints. Que leurs prières nous accompagnent.

5. Toi le sacrifié, qui par ta mort tuas le main tueur d'Adam. Tue le péché qui m'habite et dont je suis esclave par ma volonté. Ô bon pasteur, sorti à la recherche de la brebis égarée, viens en aide à mon égarement, comme fit la femme pour son sou perdu ; c'est toi qui trouve les égarés et j'élèverai la voix en disant : "Gloire à celui qui ramène à lui ses serviteurs !"

6. Voilà que dans la mer du monde, les vagus du mal et du crime se soulèvent ; viens à notre secours, Seigneur, comme tu le fis avec tes apôtres. Notre barque coule, prions et appelons Jésus, marin de paix ; qu'il soit le sage commandant et notre bateau parviendra à bon port. Louange à ton nom.

7. Il est juste de faire mémoire aux justes morts dans la foi ; ils furent toujours, par leur conduite, agréables à Dieu. Ils furent des temples spirituels où habita l'Esprit Saint. Quand, Seigneur, tu reviendras le jour de ta résurrection, ressusciter et renouveler leurs corps, de la gloire tu les envelopperas, avec Toi, dans le jardin des délices, et ils entreront chanter la gloire.

8. Qu'il est grand le miracle que le Seigneur fit au genre humain. Pour son ami Lazare, il partit au tombeau avec ses disciples, il les vit pleurant et tristes et dit : "Où l'avez-vous mis ?" ; ils répondirent : "Il est dans la tombe depuis quatre jours." De sa voix il l'appela et le ressuscita ; la foule, voyant le miracle, loua celui qui ressuscite.

9. (C'est le huitième ton selon la tradition de Mossoul, mêmes paroles que le 8.)

4. Qolo d-Tuvaik 'ito.

1. Béni soit le Christ qui t'a choisie parmi toutes les nations de l'univers, Ô Marie, fille de David. De toi, un corps, il prit, et comme un homme besogneux, lui Dieu, apparut sur Terre. Gloire à celui qui, pour nous, abaissa sa majesté et, dans les quatre coins du monde, il magnifia la mémoire de sa mère.

2. Parole vivante de Dieu, louange à Toi ; dans la bienheureuse Marie, pure de corps et d'âme, tu t'es volontairement incarné ; sans union, elle t'a conçu, et au-delà de toute parole, elle t'enfanta ; sans semence humaine, elle a conçu de l'Esprit Saint.

3. Le Seigneur appela ses disciples et leur ordonna : "Par les chemins des païens, n'y allez pas, et le pays des Samaritains, n'y pénétrez pas ; soyez humbles comme les colombes et sages comme les serpents. Je vous envoie comme des brebis parmi les loups.

4. Moïse le magnifique ne jouit pas des trésors d'Egypte, ni de l'or des Egyptiens, mais des ossements des saints où habite la force de Dieu. Béni soit celui qui lui donna la victoire et le campement fut sauvé. Il a vaincu Pharaon et son armée avec le grand signe de la Croix.

5. Pécheur, demande le pardon et apprends la prière de Jésus, et prie en tout temps : "Que ton royaume, Seigneur, vienne, et que, comme au ciel, ta volonté soit faite sur Terre ; pardonne nous nos péchés et délits, ne nous introduis pas dans la tentation, mais délivre nous du mal.

6. Dans ces temps où les difficultés nous assaillent de tous côtés, à la porte de qui irions-nous frapper, sinon à ta porte, ô Clément ? Aie pitié et pardonne nos fautes par l'abondance de tes miséricordes, et délivre-nous de la colère qui est à la mesure de notre perdition.

7. Le Père envoya la rosée vivifiante sur les enfants babyloniens, dans la fournaise ; il enverra cette rosée sur les morts dans les tristes demeures du schéol. Il aura pitié de la déficience de ses serviteurs endormis dans son espoir, et ils hériteront de son royaume qui n'aura pas de fin.

8. Gloire à toi qui ressuscite les fils d'Adam. Ta voix ressuscita Lazare, frère de Marie et de Marthe. A ton entrée chez elle, la fille de Jaïr qui crût en toi. Au dernier cri, tous les morts ressusciteront de leurs tombeaux et chanteront l'action de grâce.

9. J'ai entendu l'apôtre Paul dire : "Si quelqu'un vient vous prêcher quelque chose contraire à ce que nous vous avons annoncé, qu'il soit coupé de l'église, même si c'est un ange du ciel." Des doctrines diverses surgissent de toutes parts ; bienheureux celui qui commence et finit dans l'enseignement de Dieu.

7. Qolo d-la Thhumo d-haimonutho.

1. La Vierge enfanta une merveille, le verbe de Dieu, intermédiaire entre les hommes et la divinité. C'est un prodige, car il porta un corps et lui qui est feu devint homme et vint à la naissance. Il est admirable, car il habita un sein, par sa volonté, durant neuf mois, sans pour autant délier, à sa sortie, les sceaux de sa mère. Il est prodigieux car, par sa volonté, il resta 3 jours dans la tombe, puis il monta au ciel.

2. Les mystères et les figures données par les prophètes trouvèrent leur fin dans Marie, fille de David. Vierge qui a conçu sans le concours d'un homme ; jeune fille qui a enfanté celui qui est plus ancien que les jours ; la colombe porta l'aigle céleste, et la brebis donna naissance à l'agneau qui porta le péché du monde et le sauva des faux sacrifices ; béni soit celui qui vint d'auprès de son Père et naquit de la fille de David et sauva l'univers.

3. Nous croyons en la définition des 318 Pères : Un Père qui n'a pas de commencement, créateur du ciel et de la terre, des choses visibles et invisibles ; et en son Fils Unique qu'il envoya ; il porta un corps, devint homme et naquit ; et en l'Esprit Saint, le Paraclète qui est la troisième personne de la Divinité.

4. Dites-moi, Martyrs : "Quel vin avez-vous bu pendant vos procès, qui vous a enivrés ?" "Nous avons bu du vin de la grappe pressée de la fille de David et nous en fûmes enivrés ; nous avons fu le feu sans en avoir peur et vers l'épée nous avons accouru, par amour du Christ."

5. A la mer de tes miséricordes j'aspire, ô Fils Unique de Dieu. Nombreux sont mes péchés, et moi, engourdi dansmes vices. Avec ton hysope, asperge-moi ; avec les larmes de mes yeux, lave-moi ; ainsi, mes ennemis ne se moqueront pas de moi, et les anges se réjouiront pour une pécheur repenti. Béni soit le Seigneur qui ouvre ses portes aux pécheurs repentis.

6. Douce est la voix de la pécheresse qui dit au vendeur : "Donne-moi un parfum, etprnds-en son prix en or. Un parfum excellent que je mélangerai aux larmes de mes yeux, puis j'irai oindre le Premier-Né du Très-Haut. J'ai confiance en Dieu qui, par ce parfum, effacera mes péchés." Elle prit le parfum et partit. Le Seigneur, voyant sa foi, lui pardonna ses fautes.

7. Le Seigneur voulut créer une belle image pour Adam. Après avoir créé toutes les créatures, il prit de la poussière des quatre points de la Terre et façonna Adam à son image et à sa ressemblance. Il le fit héritier du Paradis et le lui confia en lui donnant cet ordre : "Je me réserve le ciel, et à toi la terre ; à moi le haut et à toi l'ici-bas et toutes les créatures."

8. Que les morts qui ici-bas te louèrent leur vie durant aient une mémoire dans l'église, Première-Née au ciel, parmi les âmes des justes. Ceux-là mêmes qui te servirent et accomplirent ta volonté. Avec eux n'entre pas en jugement, car toi seul, toujours, triomphe. Que ton corps et ton sang soient un pont, un chemin et une barque qui nous conduisent aux jardins des réjouissances.

(9. Variante du septième ton pour le Carême, même paroles que le 5.

10. Variante du sixième ton, même paroles que le 6.

11. Variante du sixième ton, même paroles que le 6.)

12. Voici le corps de Dieu et son sang, calice du salut qui pardonne nos péchés et nos fautes. Approchez-vous et recevez la nouvelle vie, clé qui ouvre la porte du ciel. Tendez vos mains, mortels, recevez la vie et chantez la louange.

13. Les anges d'en haut ne le regardent pas ; et le char en tremble, tandis qu'ici les prêtres le portent. Nations, approchez-vous et recevez le vivant tué et distribué ; mangez-en et revivez. Le prêtre se tient debout pour prier pour nous. Béni soit celui qui nous donna son corps vivant et son sang pour notre pardon. Gloire à celui qui nous l'envoya.

(14. Variante du septième ton, mêmes paroles que le 5).

Chant araméen syriaque, Nova Lys.

mardi, décembre 23, 2008

Le petit château-fort dans l'âme



Le passage de l'évangile de Luc d'où Maître Eckhart tire son sermon bien connu du "château-fort" de l'âme ne mentionne pas exactement un château-fort dans son texte original grec, mais du latin "castellum", Eckhart s'empare et le sermon commence à la façon d'un roman de chevalerie courtoise, très Table ronde : "Notre-Seigneur Jésus-Christ monta dans un petit château fort et y fut reçu par une personne vierge qui était une femme."

L'image du château enfermant le guide céleste, l'Ange, son âme, est commune aux Iraniens (Corbin a, de toute façon, souligné les thèmes proches des épopées iraniennes et des légendes arthuriennes, en plus de comparer la mystique rhénane et le chiisme duodécimain). Quand ce n'est pas un château que doit gagner l'adepte, c'est une haute montagne, la mythique montagne de Qâf, celle du Simurgh. L'originalité de l'image, ici, est que ce n'est pas le fidèle qui monte ou pénètre dans le château, c'est Dieu qui rend visite à sa créature, poursuivant ainsi le principe exposé dans le Détachement, que c'est à Dieu d'aller à Marie et non l'inverse : "Si Dieu veut me parler, qu'il vienne vers moi, je ne veux pas sortir."

C'est qu'en plus du détachement requis, le moyen de recevoir Dieu est donné en tout point par Marthe, dans un premier temps : il faut être femme et vierge (c'est-à-dire vide). Bien que l'idée de soumission ne soit pas explicitement écrit par le maître Johannes, il y a, dans l'histoire de la mystique, un courant qui prend pour modèle le féminin (que l'on soit homme ou femme), considérant que se faire femme, s'ouvrir pour accueillir le Bien-Aimé, se ployer dans une soumission amoureuse est une qualité nécessaire à l'Amant de Dieu. Les soufis ont souvent mis en valeur l'aptitude plus naturelle des femmes à la Voie de l'Amour, précisément en raison de cette soumission et de ce désir de complaire. Mais Johannes Eckhart y ajoute la qualité intrinsèquement féminine de la fécondation, en une phrase catégorique, peut-être audacieuse si l'on songe que l'Europe médiévale a été incomparablement plus misogyne que l'Islam de la même époque :""Femme" est le mot le plus noble que l'on puisse attribuer à l'âme, bien plus noble que vierge." Il est vrai que le culte marial contrebalançait, dans le monde des clercs, la figure d'Eve source de perdition. Et c'est bien la figure de la Vierge Marie qui donne son sens à cet éloge de la féminité, plus que Marthe ou sa soeur, l'autre Marie, car il s'agit de porter et d'accepter en soi la promesse de l'Annonciation, et dans un vertigineux retour, d'accueillir Dieu pour qu'il se féconde en nous-mêmes et ainsi, redonner à Dieu son Fils : "Que l'être humain accueille Dieu en soi, c'est bien, et dans cet accueil, il est vierge. Mais que Dieu devienne fécond en lui, c'est mieux, car la fécondité du don est seule la reconnaissance pour le don et alors l'esprit est femme dans la reconnaissance qui, à son tour, enfante Jésus en retour dans le coeur paternel de Dieu."

Être vierge et pur ne suffit donc pas s'il n'y a fécondation, et c'est même au fruit que l'on reconnaît l'arbre, pourrait-on dire, en inversant le proverbe : "Beaucoup de dons bénéfiques sont accueillis dans la virginité, et ne sont pas, en retour, enfantés en Dieu par la fécondité de la femme, avec une louange reconnaissante. Ces dons se corrompent et s'anéantissent tous, si bien que l'être humain ne s'en trouve jamais plus heureux ni meilleur. Sa virginité ne lui sert à rien, car, étant vierge, il n'est pas devenu femme en totale fécondité." Si Jésus assurait que nul ne rentre dans le Royaume s'il n'est semblable à un enfant, Maître Eckhart, lui, nous met en garde que toutes nos bonnes oeuvres, tous nos efforts de pureté, de purification, de détachement, ne mèneront en rien si nous ne nous faisons femme. Il ne s'agit pas là, bien sûr, d'une disposition biologique, et ce don n'est évidemment pas plus donné à une femme "naturelle" qu'à un homme. Naître pourvu biologiquement d'une matrice ne fait pas de soi une âme femelle et féconde pour Dieu, pas plus que les bonnes oeuvres et la piété ritualisée, lesquelles, au contraire, si elle sont pratiquées avec trop de souci et de zèle, ferment la porte du château. Ainsi, Johannes loue la "vierge qui est une femme, libre, sans lien, sans attachement" et par cela "en tout temps également proche de Dieu et d'elle-même" (puisque par le détachement, nous l'avons vu, il n'y a plus de soi autre que Dieu) ; il oppose cette vierge unie à Dieu, féconde et qui donne de multiples fruits, sans effort, à "l'époux" et il faut comprendre l'époux de Dieu.

Or ce lien là est moindre, car il est sans liberté. Le mariage n'était pas encore, à l'époque, une très grande vertu pour les clercs et l'église ne nous bassinait pas avec l'idéal de la "famille chrétienne" ; on se souvenait peut-être de saint Luc rapportant les propos un brin dédaigneux, si ce n'est méprisants, du Christ sur le mariage : "Les enfants de ce siècle épousent et son épousés mais ceux qui ont été jugés dignes de parvenir au siècle à venir et à la résurrection des morts n'épousent pas et ne sont pas épousés" (20, 34-35) et plus encore ceux de Paul, pour qui c'est un pis aller aux affres de la chair : "il vaut mieux marier que brûler'". Bref, le mystique imparfait est un "époux" et n'est que cela, car il est "lié", actif, mâle, et commande plutôt que d'obéir. Maître Eckhart dit appeler ainsi "tous ceux qui sont liés avec attachement à la prière, au jeûne, aux veilles et à toutes sortes d'attachement et d'austérités extérieurs". Rien que l'emploi du terme "extérieurs" permet de subodorer où vont ses recommandations... Non, on ne fait pas un enfant à Dieu à l'aide de pratiques sacerdotales, de bonnes actions et de pieuses prières. "Si les hommes ont tant de confiance dans les oeuvres temporelles, dans les "oeuvres de Marthe", c'est parce qu'ils s'imaginent que l'âme neuve se fabrique, comme une machine, pièce par pièce, à partir de ses éléments ; les mérites collectionnés, en se conservant, grignoteraient peu à peu le péché" (Vladimir Jankélévitch, La Mauvaise Conscience). C'est donc un paradoxe qu'il soit parti de Marthe pour louer expressément l'absence de toute volonté et de désir de bien faire, mais on peut supposer que dans ce passage, c'est surtout le mot "castellum" qui l'a fait rêver... En tout cas, les fruits que l'on réussit à faire pousser en ahanant, les yeux braqués sur nos efforts et nos mérites, sont des fruits petits, mesquins, à la mesure de soi alors que ceux qui laissent faire Dieu, produisent "ce fruit tous les jours cent fois ou mille fois, même d'innombrable fois", un fruit non pas petit mais aussi grand que Dieu puisque cette fois fait à la mesure de Dieu.

Eloge donc de la vacuité, de l'abandon indifférent peut-être plus encore que confiant, et aussi éloge de la légèreté, quand il aborde la souffrance. Comment reconnaître la bonne souffrance de la mauvaise, c'est-à-dire comment savoir si l'on souffre de soi (et donc pour soi, c'est-à-dire par une mauvaise auto-complaisance) ou bien de Dieu (et donc pour Dieu) ? La réponse fait penser à cette parole de l'Ange des Dialogues, où il est expliqué que la bonne voie se reconnaît à sa légèreté. Ce qui est pesant, c'est la mort, l'erreur, l'égarement. "Mais si tu souffres pour Dieu, et pour Dieu seul, cette souffrance ne te fait pas mal et ne t'est pas pesante, car Dieu porte le fardeau." Une souffrance indolore, un poids sans pesanteur, autant d'antinomies qui se relient à la définition de Dieu par Eckhart, qui est celle de la théologie négative, c'est à dire une non définition de quelque chose qui est et n'est pas à la fois, tout en étant celui qui n'est pas en étant et est en n'étant pas, etc.

Car s'il nous faut être femme pour accueillir le Père afin d'être fécondée par l'Esprit et de produire le Fils, la féminine fécondité, la virginité, ne sont que des moyens, ceux de garder ouvert et intact et pur le "château fort de l'âme", comme maître Eckhart nous le révèle lui-même, à la fin de sa leçon : "Or je vous ai dit que Jésus fut reçu, mais je ne vous ai pas dit ce qu'est le petit château fort. "

Ce château que la disponibilité laisse ouvert, lui, est au-delà de toute qualité et attribut, c'est la perle intérieure (ou l'étincelle) à la semblance de la Déité qui, elle, est au-dessus du Dieu des créatures, celui qui est "l'Un dans sa simplicité, sans aucun mode ni propriété, là où il n'est en ce sens ni Père ni Fils ni Saint-Esprit, et où il est cependant un quelque chose qui n'est ni ceci ni cela." Cette partie d'âme est totalement semblable à l'Un, "libre de tous noms, dépourvu de toute formes, absolument dégagé et libre comme Dieu est dégagé et libre en lui-même". A tel point que ce château de notre âme intimide Dieu lui-même, et cette puissance de fécondation, de floraison par laquelle Dieu fait naître de lui un fils, n'est pas non plus digne d'y jeter un seul regard. "J'étais un trésor caché et j'ai aimé à être connu", dit un célèbre hadith, pour expliquer le pourquoi de la Création et aussi pour faire comprendre pourquoi Dieu dépend de nous, dans la mesure où il est amoureux aussi de nous. Ici, la Déité ne peut avoir eu ce désir dêtre connu, d'aimer, d'être aimée. Il a fallu pour cela que d'elle-même elle produise Dieu, c'est-à-dire l'équivalent de ce que Plotin appelle le Noüs démiurge, et en cela Eckhart est plus proche de Plotin que les néoplatoniciens musulmans comme Avicenne, qui ne pouvait oser faire de ses dix Intelligences émanées de Dieu, des "Dieux inférieurs". Dans la pensée d'Eckhart il n'est pas question d'anges, ni d'Intelligences ou d'Agent. Sans doute que les chrétiens sont plus décontractés sur le fait de saucissonner le Divin de la sorte, avec cette Trinité, pure affaire de famille contenue dans un seul Être.

Et voilà donc qu'en nous il y a de la Déité qui fait baisser les yeux à Dieu lui-même et à ce Jésus que nous accueillons, mais qui doit pour entrer en nous faire comme nous avons fait pour préserver le château, se délester de tout, afin d'être semblable à l'Un sans mode ni attribut : "C'est pourquoi, si Dieu doit jamais le pénétrer de son regard, cela lui coûtera tous ses noms divins et la propriété de ses Personnes. Il lui faut les laisser toutes à l'extérieur pour que son regard y pénètre." Nous nous détachons et nous dépouillons, Dieu se détache et se dépouille aussi, et voici que nous sommes semblables, comme les trente oiseaux envisageant le Simurgh dans le conte de farid od-Dîn 'Attar, "Vous êtes Sî Morgh", mais dans le château de maître Eckhart, il a fallu pour cela que le Simurgh aussi perde ses plumes.

Etre Dieu en Dieu; Johannes Eckart, "Le petit château fort dans l'âme"

Noël en Irak et au Kurdistan

Parc des Martyrs à Erbil, mai 2007 : Ici, le Père Noël est chez lui toute l'année, cherchez pas à savoir pourquoi...


Comment se prépare-t-on à célébrer Noël au Kurdistan et en Iraq ? Asia News fait le tour des évêques et archevêques irakiens et kurdistanî, en leur demandant un état des lieux et leur sentiment sur l'avant et après Saddam.

Il semble que le gouvernement irakien, qui a dû vaguement entendre l'écho de quelques critiques sur sa gestion lamentable de la sécurité des chrétiens de Mossoul ait voulu se rattraper en organisant une célébration dans un parc à l'est de Bagdad. Arbre de Noël, Père Noël, Jésus et Marie, plus le drapeau irakien, tout ça fut très œcuménique, mais c'est peut-être un peu léger pour rassurer les chrétiens d'Irak sur leur avenir.

"Aujourd'hui, tous les Irakiens sont chrétiens" a déclaré le maire Abdul Karim Khalaf, qui est aussi porte-parole du ministre de l'Intérieur. Mgr Shlemon Warduni, évêque auxiliaire de Bagdad, y voit un "premier pas encourageant" tout en répétant que ce qui importe, c'est aussi des "actions concrètes, qui commencent par le respect du droit des chrétiens, lesquels sont trop souvent violés. Le gouvernement invite les chrétiens au retour, et c'est une bonne chose. Mais il reste beaucoup de problèmes à résoudre : la suppression de l'article 50 de la loi électorale, qui sape les droits des minorités ; la pénurie d'emplois pour les chrétiens, qui subissent aujourd'hui une discrimination sur leur lieu de travail. Un autre cas concerne les enfants de parents convertis à l'islam : ils deviennent automatiquement musulmans, même si seulement un des deux parents s'est converti." Sur le changement de régime, mgr Wardunî répond qu'il est difficile de comaprer le passé au présent. "Il se peut avant, il y ait eu uneplus grande liberté pour les chrétiens de célébrer la messe de Minuit, et les familles pouvaient rester dans les rues jsuqu'à 2 ou 3 heures du matin, en échangeant leurs voeux." Mais il espère que le pays retrouvera sa paix et sa stabilité, comme "l'Enfant qui est devenu une présence vivante parmi nous."

Monseigneur Louis Sako, archevêque de Kirkouk, commente de même la célébration de Bagdad : "Le ministre de l'Intérieur a organisé une cérémonie samedi dernier. Le but en était de récompenser ceux qui ont lutté pour un dialogue interreligieux et ont mené des initiatives en faveur de la paix. C'est un geste de solidarité envers les chrétiens et une invitation à leur retour en Irak. La cérémonie a été un geste d'amitié envers les chrétiens et une condamnation symbolique de la violence que notre communauté a dû affronter ces cinq dernières années."" Interrogé sur la situation dramatique des chrétiens depuis la chute de Saddam, l'archevêque de Kirkouk nuance : "A l'époque de Saddam, il y avait beaucoup plus de restrictions de liberté, et ce contrôle étroit du gouvernement garantissait une plus grande sécurité pour la communauté chrétienne lors de ses célébrations. Mais aujourd'hui, Noël a une signification plus grande, parce que cela représente presque un acte de conversion. Aujourd'hui, l'espoir du changement est bien vivant. Et l'archevêque de Kirkouk d'évoquer ces délégations "d'Arabes, de Turkmènes, de Kurdes venus porter leurs voeux à la communauté chrétienne" dans une ville où la police a mis en place des mesures de sécurité plus strictes encore pour la durée des célébrations. "Parmi tant de persécutions, aujourd'hui nous pouvons sentir un sentiment de solidarité croissante. C'est un long voyage, mais on peut entrevoir des faits nouveaux."

Noël au Kurdistan est évidemment plus paisible. A tel point que le patriarche assyrien, qui résidait à Chicago, va s'installer à Erbil et l'on murmure bien fort que le patriarche chaldéen, Emmanuel III Delly, est en train de se faire construire un beau siège à Erbil, ce qui le changera non plus de Bagdad, mais des USA où il était plus souvent ces derniers temps que sur la terre de Mésopotamie.

Monseigneur Rabban, qui cumule toujours ses deux évêchés d'Amadiyya et d'Erbil, parle d'un "climat de célébration" et annonce même la retransmission en direct de la messe de Minuuit sur la télévision du Kurdistan: "Un message de paix pour toute la communauté, avec une pnsée aprticulière pour ceux qui souffrent", et notamment ceux de Mossoul, qui "souffrent pour leur foi. A Mossoul, les messes seront célébrées seulement dans la journée, par peur des attaques de fondamentalistes." Interrogélui aussi sur la situation des chrétiens depuis 2003, monseigneur Rabban répond que s'il était "plus facile" de dire la messe sous le régime de Saddam Hussein, cela se faisait cependant "au milieu d'atroces souffrances" et "l'espoir du message chrétien révélé dans un Enfant est même devenu plus fort aujourd'hui." Monseigneur Rabban insiste particulièrement sur la plus grande liberté d'opinion et d'expression, attestée par les 33 chaînes de télévision privées, chose "impensable sous l'ancien régime. Bien sûr il est évident qu'il y a une plus grande souffrance parmi la communauté chrétienne, mais je suis optimiste, parce qu'en poursuivant sur ce chemin, nous parviendrons à la démocratie et à la liberté." Et l'évêque d'Amadiyya et d'Erbil de rappeler à ses ouailles que "Noël n'est pas seulement la commémoration d'un événement passé, mais une réalité présente et vivante parmi nous. Nous devons bâtir un nouveau monde, tous ensemble, nous autres Kurdes, Arabes, et chrétiens : ces jours saints vont au delà des présents et de l'échange de cadeaux ; cela doit être une occasion de renaissance pour tous."

Pas d'interview de monseigneur Patros, évêque de Zakho, mais aux dernières nouvelles ça ne doit pas aller si mal pour les chrétiens là-bas. La ville, qui est un entremêlement de chrétiens, de musulmans et de yézidis, vient d'inaugurer une grande cathédrale, sur l'emplacement de cette charmante petite église derrière l'évêché. Figurait à l'inauguration, entre autres, l'imam de Zakho, qui a absolument tenu à couper le ruban de la nouvelle église main dans main (enfin sur le même ciseau) avec son collègue de l'autre bord...

Source : AsiaNews.

lundi, décembre 22, 2008

Du détachement

Pour une première approche de maître Eckhart, rien que de très familier, tant beaucoup de faits et d'idées le rapprochent des soufis et surtout des soufis néoplatoniciens, même ses propres mésaventures, notamment, selon Benoît Beyer de Ryke, le fait que ses prêches en langue vulgaire pesèrent beaucoup sur ses ennuis avec l'Inquisition. On ne divulgue pas le Secret sans risque... Quant à l'interrogation du préfacier sur la sainteté possible du Rhénan - "Pourrait-il y avoir des saints non canonisés par l'institution, voire condamnés par elle ?", elle fait sourire. Se peut-il, mon Dieu, que non seulement l'Eglise soit parfois en bisbille avec ses saints, mais qu'en plus tous les saints n'aient pas été recensés, enregistrés, validés, incorporés par l'Eglise ? Se peut-il qu'il y ait des saints anonymes, comme les Quarante chez les musulmans ? On en frissonne... Cela reviendrait aussi à appuyer l'idée que tous les saints déclarés tels par l'Eglise n'aient pas tous bénéficié réellement de cette auréole là dans l'Outremonde. Comme on dit en Islam, quand on ne veut pas se mouiller, Dieu est le plus savant sur ces choses.

La Déité d'Eckhart a évidemment beaucoup à voir avec l'Unique de Plotin, et la référence à Ibn Sina n'est pas un hasard. J'aime d'ailleurs la façon dont il en parle, "un maître nommé Avicenne", cela rappelle le "rabbi Moïse" de Thomas d'Aquin pour citer et contredire Maïmonide. On n'a, en nos temps, que les mots de "dialogue inter-religieux" à la bouche, comme si c'était encore à inventer. Quelle blague ! Le Moyen-Âge n'a cessé de voir ferrailler les musulmans, les juifs, les chrétiens, autour des textes d'Aristote, de Platon, de Plotin et des autres, chacun, bien sûr, essayant de tirer la sainte couverture à soi, c'est-à-dire de faire dire aux vieux maîtres que c'est leur chapelle à eux qui est dans le vrai. Cela avait une autre gueule que ces platitudes d'aujourd'hui, tout le monde a raison, tout le monde est respectable, surtout ne jaamis dire du mal des Livres d'en face, ne jamais dire que l'adversaire se trompe, d'ailleurs ne jamais parler d'adversaire, bref !

Maître Eckhart a lu Avicenne, un "maître", ce qui ne l'empêche pas d'organiser son système plotinien de façon à l'adapter au christianisme : le Un de Plotin + le Dieu des créatures, ce dernier seul en contact avec ce que nous avons de temporel, d'accessoire, de créaturel donc, le premier cependant ayant laissé en chacun de nous une portion de "Déité" au-dessus de tout, inconcevable, inconnaissable, vrai divinité de la théologie négative, inspirée de Denys l'Aéropagyte, que les Ismaéliens avaient déjà bien reprise, quelques siècles plus tôt. Mais il est aussi un autre penseur auquel sa volonté de se dépouiller soi-même de tout attachement, volonté, savoir et désir, afin de rejoindre l'Être au-delà des attributs fait penser, c'est Nadjm ad-Dîn Kubra, qui lui aussi recommande un périple menant, étape par étape, à la "Solitude de l'unicité divine" ; même cette idée que chacun porte en soi une part de la Déité, et donc son état premier et éternel, se retrouve dans les textes de Kubra, quand il écrit que chacun a "une lumière primordiale placée en soi, correspondant aux organes spirituels et qui est tenue captive du monde corporel. Or il y a une correspondance entre cette substance et le ciel qui fait que celui-ci se reflète en elle." Aucune possibilité que l'Allemand ait lu ce maître d'Asie centrale pourtant presque contemporain, mais il est toujours frappant de voir combien, souvent, les idées apparaîssent d'un monde à l'autre, comme par contamination ou naissances multiples spontanées.

Mais pour Nadjm ad-Dîn, en bon soufi, le moyen et le moteur de parvenir à cette ultime plate-forme divine, c'est l'amour. Maître Eckhart est plus provocant - surtout en tant que chrétien !- quand il réfute le rôle fondamental de l'amour, et contredit Paul de Tarse sans détour, dans des termes superbes, où il convoque et oblige ce qu'un soufi appellerait le "Bien-Aimé" à devenir à son tour le "murîd", le désirant, par le moyen du détachement, du vide en soi, le vide exerçant apparemment sur Dieu l'attraction d'un appel d'air :

"Quant à moi, je loue le détachement plus que tout amour. Et d'abord pour cette raison : ce que l'amour a de meilleur, c'est qu'il me force à aimer Dieu, alors que le détachement force Dieu à m'aimer. Or il est bien plus noble de forcer Dieu à venir à moi que de me forcer à aller à Dieu, parce que Dieu peut plus intimement s'insérer en moi et mieux s'unir à moi que je ne puis m'unir à Dieu. Que le détachement force Dieu à venir à moi, je le prouve ainsi : toute chose aime à être dans le lieu qui lui est naturel et propre. Or le lieu naturel et propre de Dieu est l'unité et la pureté, et c'est ce que produit le détachement. Il faut donc nécessairement que Dieu se donne à un coeur détaché." Ce que Kubrâ dit de façon strictement semblable, hormis que chez lui la Lumière est Dieu et non le Détachement : "Ceci renvoie à un principe déjà évoqué, l'idée que le même n'est connu que par le même. Seule la lumière peut connaître la lumière, dira aussi le tafsîr. Ainsi la lumière interne à la substance libérée par l'invocation monte vers le ciel d'où descend une lumière céleste attirée par l'aspiration de la première." De plus, pour le Rhénan, l'amour conduit à souffrir (souffrir pour Dieu). Or dans la souffrance, causée par et dans la créature, on ne peut s'oublier, on pense forcément à autre chose qu'à Dieu : à celui qui vous inflige la peine, à soi - voire, qui sait ? on frôle la satisfaction de ses bonnes actions et l'espoir d'une compensation, ce que Jankélévitch appelait les cinq minutes de contentement de soi qui perdent l'ascète et le vouent aux Enfers, même après une vie de vertu... Alors qu'être détaché absolument conduit fatalement à être détaché de ses mérites et démérites.

Même l'humilité, chez Johannes Eckhart, a toutes les allures (séduisantes) de l'arrogance, le contraire du disciple appelant le maître : C'est Dieu qui vient à moi, et non moi qui ferais un pas. Il est bien sûr obligé de prévenir les objections de ses coreligionnaires, qui ne manqueront pas de lui rappeler certaines écritures, ainsi Marie,"il a considéré l'humilité de sa servante". Dans un raisonnement quelque peu tordu (Maïmonide et Averroès ont sué sang et eau pour concilier Aristote et leur Révélation respective, Eckhart, lui, entortille les Ecritures pour les conformer à ses visions), il affirme que si "Notre-Dame" parle de son humilité et non de son détachement, alors que, toujours selon lui, Dieu, bien sûr, désire d'elle la même immobilité "en son détachement", c'est, en fait, pour préserver ce détachement, duquel toute mention, toute pensée, peut-être toute louange, seraient en même temps sa perte : "Et si elle avait mentionné même d'un mot son détachement, si elle avait dit : "Il a considéré mon détachement", le détachement aurait été troublé et n'aurait pas été aussi total ni aussi parfait, car par là il serait sorti de lui-même. Or aucune sortie, si petit qu'elle soit, ne peut rester sans dommage pour le détachement."

Le détachement est donc voué à s'ignorer lui-même pour subsister. Tout comme disait aussi Jankélévitch, de la sincérité qui ne peut être sincèrement sincère qu'inconsciente, et, dans le cas des humains non mystiques du dernier degré, fugace : "l'espace d'un instant je suis sincère, et puis je me rends compte que je suis sincère, et ça y est, je fonds d'admiration devant ma propre sincérité et du coup je ne le suis plus."

Ainsi donc, "l'humilité" de la Vierge n'est qu'un mot placé en barrage pour empêcher la sortie néfaste du détachement : "C'est pourquoi le prophète a dit : Audiam quid locatur in me dominus deus, c'est-à-dire : "Je me tairais et j'écouterai ce que mon Seigneur et mon Dieu me dira." C'est comme s'il disait : "Si Dieu veut me parler, qu'il vienne vers moi, je ne veux pas sortir."

Vu comme ça, cela semble un peu gonflé mais il ne faut pas perdre de vue que, pour les néoplatoniciens, l'attraction du même vers le même est primordiale, toute chose tend à être attirée par sa source et son origine, disait Sohrawardî dans le Langage des fourmis. Le moindre écart de similarité dans les essences, et la source se trouble et c'est fichu. Par contre, être parvenu à être un vide total, c'est y faire entrer le Vide par excellence, "aussi insensible à toutes les vicissitudes de la joie et de la souffrance, de l'honneur, du préjudice et du mépris qu'une montagne de plomb est insensible à un vent léger." Même similitude avec Nadjm ad-Dîn et aussi avec Tirmidhî, le stade ultime est celui de la toute-puissance : "c'est là sans doute cette solitude divine que Najm al-Dîn Kubrâ évoquait en se référant à Tirmidhî sans pour autant l'expliciter. C'est aussi ce troisième degré dont Najm al-Dîn affirme que l'on est saint que lorsqu'on l'atteint. Ce troisième degré a de très nombreuses caractéristiques dont la certitude visionnaire, l'affirmation de l'unicité, l'intimité et la vénération, et d'autres sur lesquelles on reviendra. L'une d'elle est liée à l'acquisition des noms. Il s'agit du pouvoir de faire-être, le takwîn. Ce pouvoir dérive de l'acquisition du nom suprême par lequel le saint est exaucé dans toutes ses prières" (Paul Ballanfat, introduction aux Quatorze petits traitésmais aussi de l'absence totale de volonté personnelle, de sorte que celui qui peut tout, ne veut plus rien, hormis l'agir divin. Car sans ce vide, même Dieu ne peut agir, s'installer, et y faire ses quatre volontés, "car bien que Dieu soit tout-puissant, il ne peut cependant agir que s'il trouve ou opère la disponibilité. Et je dis "opère" à cause de saint Paul, parce que Dieu ne trouva pas en lui de disponibilité, mais il le prépara en y infusant sa grâce. C'est pourquoi je dis : Dieu agit selon qu'il trouve la disponibilité."

Eckhart croit aussi à la préexistence des âmes et comment en serait-il autrement, puisque ces âmes-là sont faites d'un noyau d'éternité ? Ses idées, fatalement, égratignent sérieusement le problème du libre arbitre : non seulement Dieu voit tout, a tout su et vu par avance, connaît déjà les bonnes et les mauvaises actions de chacun, mais en plus, à tout et tous, il a déjà répondu. Il a déjà vu quelle prière était sincère, quelle autre ne l'était pas et a donc par avance agréé ou refusé toute demande, ce qui, logiquement, s'ensuit que nous naissons damnés ou sauvés, depuis l'éternité, et même celui qui refuse de se rendre "disponible", si Dieu le veut depuis toujours, une petite descente de grâce fera le nécessaire, come pour Paul. On va beaucoup disputer là-dessus, un peu plus tard...

Pensée séduisante et vierge de tout sentimentalisme gluant (à la François d'Assise), sans aucun doute. Peut-être moins séduisante que l'amour dans la joie des autres mystiques, la joie d'être en présence de Dieu étant elle-même obstacle, comme il explique: "Celui qui veut reconnaître la noblesse et l'utilité du détachement parfait, qu'il considère la parole que le Christ a prononcé sur son humanité quand il dit à ses disciple : "Il est nécessaire que je vous quitte, car si je ne vous quitte pas, l'Esprit Saint ne viendra pas en vous." C'est comme s'il disait : Vous avez trouvé trop de joie à ma présence, c'est pourquoi vous ne pouvez recevoir la joie parfaite de l'Esprit Saint. Rejetez donc les images et unissez-vous à l'Être sans forme, car la consolation spirituelle de Dieu est subtile, c'est pourquoi elle ne s'offre qu'à celui qui rejette la consoaltion charnelle."

Ainsi, le murshid impitoyable s'offre aux disciples et puis se dérobe, histoire de faire avancer les poussins hors du nid. Pourtant, nous assure le maître, "nul n'est plus joyeux que celui qui se trouve dans le plus grand détachement." Celui qui comprend ça doit forcément comprendre le nirvana si heurtant et agaçant des bouddhistes.

Etre Dieu en Dieu; Johannes Eckart, "Traité Du Détachement

Kâmil al-Macht'ûb et son cheval

Al-Qazwinî, Les Merveilles de la Création, in "Chevaux et cavaliers arabes" IMA.

Nous avons vu dans un poste précédent que la vaillance de Kâmil al-Mashtub désespéra Hasanûn le Svelte et fut cause indirecte de sa mort. Il semble ici que la monture était à l'image du cavalier :
"Pour parler des chevaux, je dirai qu'il en va d'eux comme des hommes : il en est d'endurants et d'autres qui défaillent. Un exemple à propos des premiers : il y avait, dans notre armée, un KUrde nommé Kâmil al-Macht-ûb, un homme de bien, pétri de vaillance et de religion - Dieu le prenne en pitié ! Il avait un pur-sang noir, massif comme un chameau. Un jour qu'il se mesurait avec un cavalier franc, celui-ci frappa le cheval d'un coup de lance à l'endroit du collier. La bête ploya le cou sous la violence du choc et la lance sortit de la racine de l'encolure pour frapper Kâmil al-Macht'ûb à la cuisse et ressortir ensuite de l'autre côté. Mais le cheval supporta le coup sans broncher, et le cavalier de même. J'ai pu voir cette blessure que Kâmil portait à la cuisse, lorsqu'elle se fut cicatrisée et refermée : on n'en aurait pu imaginer de plus grande. Le cheval aussi survécut et put de nouveau mener Kâmil au combat. Il se mesura avec un cavalier franc, qui frappa le cheval d'un coup de lance au front et le lui creva, sans que la bête broncha. De ce coup-là aussi, elle guérit. Quand la blessure se fut refermée, on pouvait appliquer la paume de la main sur le front du cheval et la loger dans l'endroit de la blessure.

Ce cheval fut le sujet d'une anecdote plaisante. Mon frère Izz ad-Dawla Abû l-H'asan Alî - Dieu le prenne en pitié ! l'acheta à Kâmil al- Machtûb, alors qu'il était devenu lourd à la course. Puis, mon frère s'en dessaisit en règlement d'une partie de la redevance que nous devions, pour un village, à un chevalier franc de Kafart'âb. Le cheval resta chez lui un an et mourut. Le Franc nous fit réclamer le prix. Nous répondîmes qu'il l'avait acheté et monté, que le cheval était mort chez lui et qu'il était un peu fort qu'il nous en réclamât le prix. "C'est vous, nous fut-il répliqué, qui lui avez fait boire quelque chose dont il est mort au bout d'un an." Nous restâmes confondus de la sottise du Franc et de son peu d'intelligence."

Usâma Ibn Munqidh, Des Enseignements de la vie. Souvenirs d'un gentilhomme syrien du temps des Croisades, trad. André Miquel.

vendredi, décembre 19, 2008

Zooey

" - C'est un jeune homme qui n'est pas encore sorti de l'université, et tu mets les gens mal à l'aise, dit-elle d'une voix égale. Ou bien les gens te plaisent ou bien ils ne te plaisent pas. S'ils te plaisent, tu parles sans arrêt et ils ne peuvent placer un mot. Et quand tu n'aimes pas quelqu'un, ce qui est extrêmement fréquent, tu restes assis comme l'image de la mort et tu laisses l'autre parler, parler, parler, jusqu'à ce qu'il s'enferre.Je t'ai vu faire ça."


" - Pourquoi j'y vais ? demanda Zooey sans se retourner. Eh bien, j'y vais principalement parce que j'en ai marre de me lever furieux le matin et de me coucher aussi furieux le soir. J'y vais parce que je juge comme un vrai Salomon tous les pauvres types que je connais. En réalité, ça ne m'embête pas en soi de juger les autres, parce que au moins je les juge avec mes tripes, pas avec ma tête... et puis, de toute façon, je sais que je paierai cher un jour ou l'autre pour tous les jugements que j'aurai formulés. Alors ce n'est pas ça qui m'embête le plus. Mais il y a une chose, une saloperie de chose que je fais au moral des gens en ville et que je ne peux supporter de voir plus longtemps. Je peux te dire exactement ce que je fais. Quand je suis là, chacun sent qu'il n'a pas vraiment envie de faire du bon travail, mais qu'il veut faire un travail qui sera jugé bon par tous les gens qu'il connaît, les critiques, les promoteurs, le public et même les professeurs de ses enfants. Voilà ce que je fais. C'est pire."


"- En bonne logique, il n'y a pour moi aucune différence visible entre un homme avide de trésors matériels ou même intellectuels et un homme avide de trésors spirituels. Comme tu le dis, un trésor est un trésor, non ? Et il me semble que quatre-vingt-dix pour cent des saints qui ont détesté ce monde ont été, au fond, aussi avides et aussi peu attirants que nous le sommes."


"- Buddy a dit qu'un homme devrait être capable de rester étendu au pied d'une colline ave cla gorge tranchée, son sang s'écoulant lentement jusqu'à ce que vienne la mort, et que, si une jolie fille ou une vieille femme venaient à passer avec une belle cruche en équilibre sur la tête, il devrait avoir la force de se soulever sur un coude et de s'assurer que la cruche arrive entière au sommet de la colline.

Il réfléchit à cette proposition et émit un petit grognement.

- j'aimerais bien le voir faire ça, le salaud !"

"Tu ne parles que d'ego. Mais bon sang, le Christ lui-même aurait du mal à dire ce qu'est un ego et ce qu'il n'est pas. Nous sommes dans l'univers de Dieu, ma fille, pas dans le nôtre, et c'est lui qui décide en dernier ressort ce qu'est un ego. Et ton cher Epictète lui-même ? Ou ta chère Emily Dickinson ? Tu voudrais que ta chère Emily, chaque fois qu'elle veut écrire un poème, s'assoie et répète une prière jusqu'à ce que cette petite impulsion égoïste et méchante s'en aille pour de bon ? Bien sûr que non ! Mais tu aimerais bien que l'ego du professeur Tupper lui soit enlevé comme par enchantement. Ce n'est pas du tout la même chose, sans aucun doute. Mais ne aprs donc pas en guerre comme ça contre l'ego en général. A mon avis, la plupart des choses qui vont de travers dans ce monde viennent de gens qui n'utilisent pas leur véritable ego. Prends ton Tupper, par exemple. D'après ce que tu dis de lui, je suis prêt à parier n'importe quoi que ce qu'il utilise et que tu appelles son ego n'est pas du tout ça, mais une autre faculté, bien plus basse, bien moins importante. Quand même, tu es allée assez longtemps à l'école pour être au courant, non ? Gratte un peu à la surface d'un instituteur incompétent, ou tout aussi bien d'un professeur d'université, et une fois sur deux, tu verras apparaître un excellent mécanicien de garage ou un maçon. Ce sont des personnes déplacées, tu vois. Prends un peu Le Sage, mon employeur, mon ami, ma Rose de Madison Avenue. Est-ce que tu crois que c'est son ego qui l'a fait entrer à la télévision ? Pas du tout ! il n'a plus d'ego, si jamais il en a eu un. Il est divisé en un certain nombre de violons d'Ingres. Il en a au moins trois dont je suis sûr, et tous les trois sont liés à l'énorme atelier qu'il a fait installer au sous-sol de sa maison pour dix mille dollars ! L'atelier est rempli d'outils et de vis et de Dieu sait quoi. Les gens qui se servent de leur ego, de leur ego véritable, n'ont pas de temps à consacrer à des violons d'Ingres."
"Je t'assure que c'est épouvantable. Il cause, il cause, il cause. Et quand il ne cause pas, il fume ses puanteurs de cigares dans tous les coins de la maison. Cette odeur-là me rend tellement malade que je pourrais me rouler par terre et crever sur-le-champ à certains moments.
- Les cigares, ça n'est jamais que du lest, ma fille. Du lest, rien d'autre. s'il ne pouvait pas s'accrocher à son cigare, il quitterait le sol. Nous ne reverrions plus jamais notre Zooey."

J.D. Salinger, Franny et Zooey.

Concert de soutien à l'Institut kurde