samedi, avril 28, 2007

La gloire de Pûr-e Pesheng

Shams ad-Dîn Pashang ibn Yûssuf Shâh, prince de la dynastie des Grands Lurs Fadlaway, fut atabeg du Luristan de 1356 à 1389 ou 757-792 H. Il succéda à son oncle paternel, qui répondait au joli nom de Nûr al-Ward, soit Lumière de la Rose et perdit sa principauté quand elle fut conquise par le Mozaffaride Mobarez ad-Dîn, lors de sa troisième grande campagne qui lui soumit aussi Chiraz et Ispahan. Lumière de la Rose avait de plus épousé le parti du prince indjouide rival de Mobarez. Son neveu, Pashang ne commit pas la même erreur et se dépêcha de faire allégeance au Mozaffaride.
Dans son Histoire des princes kurdes, au chapitre des Grands Lours, Sharaf Khan de Bitlis ne mentionne même pas l'infortuné Nûr al-Ward dans la liste des souverains, se contentant de l'évoquer dans la brève notice qu'il consacre à Shams ad-Dîn Pashang :
"L'Atabag Pashang fils de Yussuf Shah :
Il fut investi de l'administration de ce pays après son oncle paternel et mourut après un règne de quelques années. A sa mort, son fils légitime l'atabeg Ahmad prit la couronne et devint son successeur. Mais le Luristan fut ravagé et dévasté sous son règne. Son fils Abû Saïd gouverna quelques années après le décès de son père, et mourut ensuite."
Hormis cette notice, le prince Pashang avait peu de chance de passer à une grande postérité, sauf que le génial poète Hafez, fidèle partisan des Mozaffarides et de Shâh Shudjâ, le fils de Mobarez, a fait son éloge, sans doute lors de son avènement, et lui a ainsi dédié, sous le nom de Pûr-e Pesheng, le ghazal 382 (ou 390 selon les classifications) de son Dîwan :

"L'étendard de la fleur sultane a paru du côté du parterre !Ah Seigneur, bénie soit sa venue près du cyprès et de jasmin !
Cette royale installation fut bien à sa place, de sorte que maintenant chacun se met à sa place.
Annonce quelle heureuse issue connaît le sceau de Djamshîd, car grâce à lui le Nom suprême a rendu Satan impuissant.
Qu'à jamais cette maison soit prospère, car de la poussière à sa porte souffle à chaque instant un vent du Yémen au parfum de miséricorde !
La gloire de Pour-e Pashang et de son glaive conquérant du monde est l'objet du récit publique dans tous les Livres des rois.
La Roue céleste, cheval dressé au polo, fut domptée sous ta selle. Ô maître cavalier, tu entras si bien dans l'arène : frappe une balle !
Ton épée est l'eau courante aux rives de ton royaume. Plante l'arbre de justice, déracine les méchants !
Rien d'étonnant, alors, si sous le souffle de ton heureux caractère croît de la plaine d'Izadj la poche de musc du Khotan.
Ceux qui vivaient à l'écart attendent ta belle apparition. Plisse le bord de ta coiffure, relève le voile de ta face !
Je pris conseil auprès de la raison, elle répondit : "Hâfez, bois !" Echanson, donne du vin, suivant le conseiller de confiance !
Zéphyr, à la fête de l'atabek fais savoir à l'échanson qu'il m'accorde une gorgée de cette coupe pailletée d'or !"

Dîwan de Hâfez, Ghazal 382, trad. Charles-Henri de Fouchécour, ed. Verdier.

Cette semaine, coup de projo sur : Arménie Sources I







Avec Yeghish Manoukian, Gagik Mouradian et Araïk Bartikian, nous retrouvons un ensemble assez courant : kementçe, percussion et vent mais le duduk, là où dans la musique kurde on entend plus souvent la zorna, donne un ton plus sombre, plus dramatique. Si la zorna est songearde, mélancolique, le son du duduk peut être franchement poignant et les accents parfois déchirants du kemençe de Gagaik Mouradian n'allègent pas l'atmosphère. Un CD très beau, d'une très grande intensité, à éviter les jours de cafard (ou bien au contraire pour accompagner un spleen en beauté).

vendredi, avril 27, 2007

La Convocation d'Alamut

"Savoir effusant depuis le Hojjat, enseignement qui va des maîtres aux élèves, tissant entre eux la réciprocité du don et de l'obédience, omnicommunication de la gnose : plus il y a de savoir, plus grande est l'obédience, plus stricte est la discipline. L'Ordre graduel est un couvent de lumière, une clôture dont les murailles ont la transparence de la vérité, où le règlement intérieur interdit d'interdire, forclôt la loi, systématise l'usage de la liberté en vertu d'une éthique sévère du dépassement de soi-même."


Christian Jambet, Introduction à La convocation d'Alamût: Somme de philosophie ismaélienne = Rawdat al-taslim (Le jardin de la vraie foi) de Nasir od-Din Tusi.

Nasir od-Dîn Tusî a parfois quelque chose d'un peu agaçant dans son partisanisme obstiné qui le fait tordre toute théorie des âmes et de l'Être dans le sens de l'ismaélisme, sans que sa démonstration ou sa réfutation des autres systèmes soient impeccablement convaincantes. Mais il a de jolies formules parfois, ainsi sur l'angélologie :


"Or la Nature universelle est l'une d'entre les puissances de l'Âme universelle, dont l'ensemble des êtres spirituels en ce monde sont les particularisations. On appelle aussi ces êtres spirituels les anges et l'on dit qu'aucune d'entre les réalités sensibles ne peut exister sans qu'un ange ne l'accompagne. Il conserve et organise l'existence, au point que l'on dise qu'avec chaque goutte de pluie vient un ange. Cela veut dire que la goutte de pluie tombe du nuage dans le même temps où elle prend une forme dans la mesure qui lui convient, de sorte qu'une fois sortie du nuage, ses composantes ne se dispersent pas dans l'air et qu'elle atteigne son but. Ces êtres spirituels qui conservent sa quiddité s'appellent des anges.


Tout comme une pierre qui est jetée en l'air, lorsque la force de ce qui l'a projetée en l'air s'est évanouie, revient naturellement à son lieu propre, cette force qui la ramène à son lieu naturelle s'appelle un ange."

Désormais ne plus ronchonner sous la pluie mais me dire que chaque averse est une pluie d'anges.

S'opposant aux dualistes (Guèbres) de toute sorte, Mazdéens, Zoroastriens, Manichéens, Nasir od-Dîn pose le mal comme accident, ce qui rappelle un autre aphorisme : "Le Bien est ta coutume, ô mon Dieu ! le Mal est ton décret." Mais s'il démarre par des métaphores "écume", "particules de boue" pour illustrer le côté transitoire, inconsistant qu'il accorde au mal, la fin de sa démonstration, évoque fortement le cycle solaire diurne ou annuel, par la régularité infaillible du déclin de la ténèbre sur la lumière, et ainsi laisse en suspens une question qui brûle les lèvres. Quand le Mal a entièrement "fondu" devant la Lumière, que se passe-t-il ? Les Guèbres, eux, disent que tout recommence, comme le cycle solaire passe invariablement par une course, de l'apogée jusqu'à la déréliction, puis la renaissance solsticiale. Pour le moment, Nasir od-Dîn ne nous dit rien de la fin des fins. Attendons de voir où il nous mène...


"Voici encore : le bien effuse du Donateur du bien par essence et le mal a lieu par accident. Par exemple, le bien est comme un grain de blé qu'on sème dans la terre et qu'on arrose. Tandis que le mal est comme l'écume qui, dans le flux de l'eau, consiste en particules de terre. On sait que cette écume apparaît dans le flux de l'eau et non à la source ou dans la substance même de l'eau. Tout se passe parfois comme si la présence dominante de l'écume était si forte que l'on ne voie plus l'eau, qu'on imagine qu'il n'y a plus d'eau du tout et que tout n'est qu'écume. Eh bien, parfois le mal domine et triomphe, il est si puissant que le bien en vient à ne plus être perçu et l'on imagine qu'il n'existe pas de bien du tout et que tout est mal. On est tout près de penser que la lumière du bien s'éteint et que la corruption s'est répandue sur le monde.


Voici l'une des preuves de ces assertions : au commencement, le bien est faible mais il est fort à la fin, tandis que le mal est fort au commencement, faible à la fin. C'est pourquoi, lorsque le bien commence à exister, lui qui est faible alors, le mal se manifeste à lui dans toute la force qu'il possède au commencement. Comme le bien est plus faible, le mal se montre plus puissant, jusqu'à ce qu'au terme il s'avère que la puissance du bien qui est venue graduellement à l'existence atteigne sa fin, et que le mal ne soit plus rien et ne devienne plus rien."

En général, les Ismaéliens ne rigolent pas avec le jugement dernier. Grosse insistance sur le peuple du mensonge, du "semblant" (cad tous ceux qui ne sont pas servants de l'Imam et du Réel) : "Quiconque ne passe pas du monde du semblant au monde de la distinction, et n'aspire pas à quitter les indications de la révélation littérale pour les significations de l'exégèse ésotérique et n'y parvient pas, est un habitant de l'enfer. Quiconque passe du monde du semblant au monde de la distinction et aspire à quitter les indications de la révélation littérale pour les significations de l'exégèse ésotérique et y parvient, est un habitant du paradis. Aussi la liberté à l'état pur, soit que tout ce qu'il faut advienne, est le paradis véritable, tandis que l'opression à l'état pur, soit que tout ce qu'il ne faut pas advienne, est l'enfer véritable."

Une fois que les catégories ont été définies, ceux qui iront en enfer et ceux qui n'iront pas, il nous fait une description assez saisissante de cet enfer, après avoir écarté avec mépris l'image du paradis et de l'enfer dans "ses représentations ordinaires" comme étant des fables, en tout cas des symboles charitablement conçus pour être comprises du vulgaire et des esprits simples : "Allez au rythme des plus faibles d'entre vous".

Non, l'enfer est, comme le mal, la négativité, le manque, l'absence.

"La jouissance de l'âme provient de la perception des intelligibles, lorsqu'elle s'attache à penser le Réel, à parler juste et à agir bien. La jouissance du corps provient de la perception des réalités sensibles, lorsqu'il s'attache à toucher, à goûter, à sentir, à entendre et à voir. Lorsque l'âme se sépare du corps, si l'âme a désiré, de toutes les façons, acquérir les avantages qu'offrent les intelligibles et si l'obscurité des sens n'a pas voilé la lumière de sa liberté, elle demeurera éternellement en une jouissance sans douleur, une joie sans chagrin, une vie immortelle. Elle aura tout ce qu'il lui faut. Mais si elle a désiré ardemment obtenir la jouissance des réalités sensibles de toutes les façons, comme si ses sens étaient les instruments de ses plaisirs sensibles et qu'ils l'ont abandonnée, rien n'empêche qu'elle ne demeure dans la ténèbre de l'iamgination corrompue et de l'imaginaire mensonger. Elle aura tout ce qu'il ne lui faut pas.

Elle ressemble à cet homme à demi tué, les deux yeux arrachés, le nez, la langue, les mains et les pieds coupés, les membres tranchés ; ni vivant ni tout à fait mort, il gît. L'imagination des jouissances qu'il ne pourra plus obtenir par l'entremise des organes corporels le submerge et prend possession de lui. Un désespoir éternel l'envahit, parce que plus jamais il ne possédera cette vie corporelle et ces choses sensibles qu'il imagine. Il ne lui reste qu'un immense chagrin et un regret sans borne qui lui viennent de son état."

En bon Iranien, Ismaélien ou non, pour Nasir od-Dîn, c'est toujours le drame cosmique de la mort et de la renaissance du Soleil qui se joue, c'est-à-dire que tout est, toujours, une histoire de Midi-Minuit.

"Le petit nombre et la faible position des gens du Réel, la puissance des gens de la fausseté sont contemporains tous deux des premiers temps de leur manifestation. Aux tenants du Réel, le commencement est faiblesse, le terme final est puissance. Comme l'aurore dont la lumière, graduellement, s'intensifie jusqu'à ce que le soleil se lève et que le monde s'illumine. Aux tenants de la fausseté, le commencement est puissance, le terme final est faiblesse. N'est-il pas vrai que pour eux, au début, la domination est parfaite, qu'ils prévalent au plus haut point ? A la fin, ce n'est plus le cas et ils ne sont plus rien. Comme l'ombre et l'obscurité de la nuit qui d'abord dominent et prévalent, mais à mesure qu'elle passe et que l'on s'approche de l'aube, la nuit s'évanouit. A la fin de la nuit où l'aurore point, ombre et obscurité ne sont plus rien."

mercredi, avril 25, 2007

Radio : soufisme, le père Anis, tarab

Samedi 28 avril sur France Culture à 23 h : Les Vivants et les dieux. Rencontre de soufis, avec Cina Azimi iranien d'origine, de la tradition du Tassawof, ancien ingénieur, actuellement au Centre soufi l'Universel fondé par le Pir Hazrat Inayat Khanet et Shanawaz Hulot, d'origine française. Par Michel Cazenave.

Mercredi 2 mai sur RCF à 13h30 : Témoin aujourd'hui. Le père Anis, dominicain irakien. Par L. de Traversay.

Jeudi 3 mai sur France Culture à 21h00 : Décibels. Le Tarab, avec Christian Poché, ethnomusicologue et Fadhel Messaoudi, joueur de 'ud. Par Jeanne -Martine Vacher, avec Sylvain attal.

mardi, avril 24, 2007

L'Agression

J'ai toujours aimé Konrad Lorenz, et les pépites d'humour ou de sagesse subtiles qu'il sait distiller au cours de ses observations.


"... les coraux ayant l'habitude de se développer tout comme les cultures sur les cadavres de leurs ancêtres."


"J'avais toujours eu un certain flair pour les problèmes biologiques intéressants."


"Et voilà que s'offrit à nous la merveilleuse occasion de pouvoir compter quelque chose. Dès que l'homme des sciences "exactes" trouve quelque chose à compter, il en éprouve une grande joie, parfois difficilement compréhensible aux non-initiés."


"L'homme normal civilisé ne fait en général connaissance avec l'agression que lorsque deux de ses concitoyens en viennet aux mains, ou que des aniamux domestiques se battent ; il n'e voit donc que les effets néfastes, et ils lui paraissent d'autant plus néfastes qu'il peut constater l'escalade effrayante qui va de deux coqs se disputant sur un tas de fumier, à deux chiens rivaux, de deux garçons bagarreurs à deux adolescents qui se cassent des pots de bière sur la tête, puis aux rixes de bistrot teintées déjà de politique, pour aboutir finalement à la guerre et aux bombes atomiques."


"Il va sans dire que cela présuppose une autre fonction de l'agression intraspécifique : la défense des petits. Si quelqu'un avait là-dessus un doute quelconque, il lui suffirait de se rappeler que dans beaucoup d'espèces où un seul sexe s'occupe de la progéniture, c'est seulement ce sexe-là qui se montre vraiment agressif envers les congénères, ou qui en tout cas l'est beaucoup plus que chez l'autre. Chez les épinoches, c'est le mâle ; chez certains cichlides nains, c'est la femelle. De même, chez les gallinacés et les canards, où seules les femelles soignent les oeufs et les petits, les femelles sont beaucoup plus intraitables que les mâles, exception faite des combats entre rivaux. A ce qu'on dit, c'est à peu près pareil chez les humains."

Lorenz s'oppose à l'idée que le comportement animal est purement réactif, et montre que le système nerveux central, s'il en est privé, peut produire lui-même ses stimuli, d'où l'apparition de "comportement spontané" chez les espèces.


"Craig s'est livré à une série d'expériences avec des couples de colombes rieuses. Il sépara le mâle de la femelle pendant des périodes de plus en plus longues et vérifia expérimentalement quels étaient, après chaque période de privation, les objets qui suffisaient à déclencher la danse d'amour du mâle. Quelques jours après la disparition de la femelle de sa propre espèce, le mâle était prêt à courtiser une colombe blanche qu'il avait ignorée auparavant. Quelques jours de plus et il s'inclina et roucoula devant un pigeon empaillé, puis, devant un morceau de tissu enroulé et finalement, après plusieurs semaines de solitude, il prit comme objet de son jeu d'amour le coin vide de sa cage où la convergence des lignes droites offrait au moins un point de fixation optique. Physiologiquement parlant, ces observations montrent que lorsqu'un comportement instinctif - en l'occurence la danse d'amour - est arrêté pendant un temps prolongé, le seuil des stimuli qui le déclenche, s'abaisse. C'est un fait si général et qui se produit avec une telle régularité que la sagesse populaire s'en est emparée depuis longtemps et l'exprime dans le proverbe : "Faute de grives on mange des merles." Goethe fait dire à Méphisto : "Avec ce filtre dans les veines, tu verras bientôt Hélène dans chaque femme;" or, si tu es un pigeon mâle, tu peux voir Hélène même dans un torchon ou dans le coin vide de ta prison."

Or c'est peut-être là le fondement de toute extase mystique provoquée par l'ascèse. Privé d'amour, l'ascète finit par se livrer à sa danse érotique dans le coin vide de sa cellule. On enlève la femme, on enlève la pin-up du calendrier, on enlève le torchon et voilà qu'apparaît Dieu. Naturellement tout cela ne poserait aucun problème à un gnostique, par exemple néoplatonicien, ou un soufi qui n'y verrait que cheminement vers le vrai monde, en se dépouillant d'illusions ici-bas, étape par étape, maqam par maqam. Il leur faudrait seulement admettre qu'un animal est plus doué qu'un humain pour l'extase.


L'agression : une histoire naturelle du mal, Konrad Lorenz.

Conférence : les Chrétiens d'Irak

Samedi 28 avril
à 16h00
Conférence

L'Avenir des Chrétiens en Irak


Par Ephrem-Isa Youssif, de retour du Kurdistan d'Irak après un Congrès des Assyro-Chaldéens, dans la perspective du référendum sur la province de Kirkouk.

Institut kurde de Paris, 106 rue Lafayette, 75010 Paris. M° Poissonnière. Entrée libre.

dimanche, avril 22, 2007

Cette semaine coupe de projo sur : Avat

Aziz Shahrox est un fameux chanteur kurde de Mahabad, ville où il a passé toute sa vie. La musique de l'album Avat est arrangée et accompagnée au kemençe (vielle) par un autre célèbre musicien kurde d'Iran, qui est, lui, de Sine : Sa'id Farajpûrî, qui est un des membres de l'ensemble Dastan.
Chant : Aziz Shârokh
Ud: M. Firouzi
Bâlâbân et Sornâ: H. Hamidi
Divân et Bamtâr: B. Sâ'ed
Daf, Tombak, Dâyereh, Dohol: S. Tarif
Kamâncheh: S. Farajpuri


jeudi, avril 19, 2007

La route vers l'UE ne passera par Mardin

Bien que la nouvelle risque de passer inaperçue en raison des meurtres de Malatya, l'acquittement des quatre policiers inculpés du meurtre (volontaire ou non) d'Ahmet Kaymaz et de son fils Uxur, vient finalement poser une fois de plus le problème d'une citoyenneté à deux vitesses en Turquie, non pas seulement en raison de la religion ou de l'ethnie, que du territoire géographique. Au "Sud-Est", c'est-à-dire au Kurdistan de Turquie, existent encore des zones de non-droit, où les exécutions extra-judiciaires, même si elles ont spectaculairement décru ces dernières années, ont tout de même encore lieu et, si elles sont le fait de fonctionnaires de police ou de soldats, bénéficient encore d'une extraordinaire indulgence, quand ce n'est pas d'une totale impunité.

Rappelons les faits : en novembre 2004, dans le village de Qoser, (région de Mardin), Ahmet Kaymaz (31 ans et son fils Uxur Kaymaz (12 ans) ont été tués par les forces de sécurité turques, sur le pas de leur maison.

L'armée invoqua alors une opération anti-terroriste, et commença par se borner à déclarer que des terroristes étaient morts lors de cette action militaire. Très vite cependant, l'âge du gamin et les témoignages de la famille et des villageois infirmèrent ces allégations.

Ainsi le frère d'Ahmet Kaymaz, Reshat Kaymaz avait déclaré à la presse :

“Mon frère était chauffeur, c'était ainsi qu'il faisait vivre ses enfants. Voici ce qui s'est passé : Un soir, mon frère et son fils Uxur sont sortis, ils voulaient conduire le camion. Quand soudain ils ont été la cible d'un tir nourri de la part de la police et de l'armée. Mon neveu a reçu 13 balles et mon frère sept. Ce sont des martyrs, tout le monde a pu voir comment un père et son enfant ont été criblés de balles… c'est un crime et j'appelle le monde entier à ne pas rester siliencieux et à mettre fin à la sauvagerie de l'armée et de la police turques...”

Ahmet Kaymaz était connu comme un membre du Parti de la démocratie du peuple (DEHAP) et des membres de sa famille avaient été incités à devenir gardiens de village, ce qu'ils avaient refusé. Les Gardiens de village sont ces milices de paysans kurdes, enrôlés plus ou moins de leur plein gré, pour combattre les membres de la guerilla, mais aussi les villages suspectés de symapthiser avec le PKK, et finalement les membres des partis successifs kurdes, HEP, DEP, HADEP, DEHAP, etc. Beaucoup d'exactions et de vengeances privées ont aussi eu leur part dans ces combats inter-villageois, et il est vrai que la "pression" exercée sur beaucoup de Kurdes, pour qu'ils s'enrôlent dans ces milices en ont amené un certain nombre à fuir à l'ouest du pays, ou en Europe, ou bien carrément dans la guerilla, l'Etat d'urgence qui régissait les régions kurdes en Turquie ayant toujours fait beaucoup pour le recrutement du PKK...

Bref, selon les rapports qui furent à cette époque publiés, c'est bien 13 balles que l'on dut extraire du corps d'Uxur, dont neuf d'entre elles avaient été tirée dans le dos, et à 50 cm du corps de l'enfant. La mère du gamin, qui avait assisté à la fusillade de sa maison, a affirmé avoir vu un officier de la Sécurité, le pied posé sur la nuque de son fils.

Quant à l'instituteur du village, accouru très vite sur les lieux au bruit des coups de feu, il corrobora les dires de la famille, réfutant également la possibilité qu'une arme retrouvée près du cadavre ait pu être utilisée par l'enfant. Selon lui, cette arme pesant près de 3 kilos était bien trop lourde pour la stature du jeune garçon. Autre fait troublant, et qui convient mal à l'équipement guerrier d'un terroriste, fût-il en classe junior, c'est que le gamin n'avait que des pantoufles aux pieds (de ces pantoufles qu'on laisse à l'entrée ou dans les cours et qu'on enfile ou retire dans les allées et venues autour et dans sa maison).

A l'époque, le journaliste Mehmet Ali Birand avait écrit un éditorial indigné sur cette affaire, intitulé La Route de l'UE passe par Mardin, en prenant l'Etat à témoin :

"Maintenant il est temps d'écouter votre conscience. Il est temps de passer au crible les rapports, de découvrir la vérité et de prouver que cela n'a pas été un assassinat. Nous sommes en train de parler d'un garçon de 12 ans, tué devant sa maison, alors qu'il disait au revoir à son père qui partait pour un autre trajet en camion. Nous parlons d'un père qui devait rester hors de chez lui pendant des mois pour joindre les deux bouts. La vérité doit être faite. Personne ne doit être soustrait ou protégé de la justice. L'ensemble des lois que nous appelons les critères de Copenhague sont un choix de vie. En bref, ça s'appelle la démocratie. La démocratie est un régime qui doit s'appliquer à tous dans ce pays. Le gouvernement est confronté à un test de sincerité. Le moyen de prouver que la démocratie a réellement été instaurée en Turquie réside dans les efforts nécessaires pour enquêter sur le meurtre des Kaymaz. La route vers l'UE ne passe pas par Bruxelles mais par Kiziltepe, à Mardin."

Hier, jugés à Eskishehir (une ville où les esprits ne risquent pas d'être empoisonnés par le séparatisme kurde), les quatre policiers (qui ne risquaient d'ailleurs que six ans de prison, car une enquête parlementaire avait pudiquement conclu à de "lourdes négligences" de la part des forces de l'ordre) ont été acquittés.

Finalement, la route de l'UE ne passera pas par Mardin, mais la question est de savoir quel itinéraire tortueux elle compte emprunter.

Conférence

Les Cercles de formation de l’EHESS et l’IISMM ont le plaisir de vous proposer deux séances exceptionnelles autour d’Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature :

« Ecrire Mon nom est rouge »

Le jeudi 26 avril, 19h à 21h


Conférence donnée en anglais

En présence de Danièle Hervieu-Léger, présidente de l’EHESS, Jean-Philippe Bras, directeur de l’IISMM, Hamit Bozarslan, co-directeur de l’IISMM, et Jean-Frédéric Schaub, directeur d’Etudes à l’EHESS.

Amphithéâtre de l’Ehess, 105 bd Raspail, Paris, 75 006.

Entrée libre, inscription recommandée auprès de Yasmina Dahim : yasmina.dahim@ehess.fr


« Les pouvoirs du roman : le social sous le regard de la littérature »
Le samedi 28 avril, de 14h30 à 16h30


Conférence suivie d’une discussion avec Judith Lyon-Caen, Jean-Frédéric Schaub, François Georgeon et Hamit Bozarslan, historiens et anthropologues.

Amphithéâtre de l’Ehess, 105 bd Raspail, Paris, 75 006.

Entrée libre, inscription recommandée auprès de Maria Teresa Pontois : maria-teresa.pontois@ehess.fr

La conférence sera donnée en anglais, traduction simultanée en français. Des casques seront gracieusement mis à votre disposition, merci de vous munir d’une pièce d’identité en guise de caution. Accueil à partir de 14h.

L’ensemble de la séance sera traduit en langue des signes française.

mercredi, avril 18, 2007

Radio : génocide arménien,

Dimanche 22 avril à 8h00 sur France Culture : Foi et tradition. Le Génocide des Arméniens, avec Raymond Kévorkian. J. P. Enkiri.

mardi, avril 17, 2007

Plotin

Porphyre parle de la douceur de Plotin, de sa bonté, par exemple quand il hérite du tutorat d'enfants de la noblesse romaine, confiés à lui par leurs parents avant de mourir : "Porphyre décrit Plotin en véritable intendant, vérifiant les comptes des enfants dont il était le tuteur, allant jusqu'à faire réciter leurs leçons à certains d'entre eux, intervenant lors d'incidents domestiques ou répondant encore à des demandes d'arbitrage. Le disciple évoque le souvenir d'un homme attentionné : Il était doux, à la disposition de tous ceux qui, d'une façon ou d'une autre, se sont trouvés en relation avec lui." (9. 18-20).

Il y a, à la fin du traité démonstratif de Plotin sur l'immortalité de l'âme, un ajout qui détonne, un mot de la fin à l'usage de ceux qui ne philosophent pas, qui est comme une conclusion bénigne, rassurante, et qui, je ne sais trop en quoi, éclaire la gentillesse simple de Plotin :

"15. Eh bien, nous avons dit ce qu'il fallait à ceux qui avaient besoin d'une démonstration. Mais à ceux qui auraient encore besoin d'une preuve fondée sur l'autorité de la sensation, il faut répondre qu'on la trouve dans cette masse d'informations relatives à des choses de ce genre et notamment celles-ci : les dieux qui ordonnent par des oracles d'apaiser la colère des âmes à qui on a porté tort et de rendre des honneurs aux défunts comme s'il s'agissait d'êtres doués de sensation : ce sont là des pratiques auxquelles se livrent tous les hommes à l'égard des trépassés. Et bien des âmes qui se trouvaient auparavant en des hommes n'ont pas cessé, même après avoir quitté les corps où elles se trouvaient, de faire du bien aux hommes ; oui, ces âmes nous rendent service, en proférant des oracles et par d'autres bienfaits. Et par leur exemple, elles montrent que les autres âmes ne sont pas détruites."

Où l'on apprend que l'âme des grands philosophes déjoue le vaudou... J'aime cette idée qu'une belle âme renvoie les sorts comme un boomerang magique dans la tronche de l'envieux.

"L'un de ceux qui voulait passer pour philosophe, Olympius d'Alexandrie, qui fut un temps l'élève d'Ammonius, eut à l'égard de Plotin une attitude méprisante parce qu'il briguait la première place ; il en vint même à l'attaquer, si vivement qu'il ambitionnait de précipiter sur lui, par des pratiques magiques, l'influence des astres (astrobolêsai). Mais, sentant que l'entreprise se retournait contre lui-même, il dit à ses familiers que si grande était la puissance de l'âme de Plotin qu'il pouvait détourner les attaques dirigées contre lui sur ceux qui entreprenaient de lui faire du mal. Plotin cependant ressentait l'agression d'Olympius, disant qu'à ce moment-là son corps était contracté "comme la bourse que l'on resserre", ses membres pressés les uns contre les autres. Mais Olympius, après avoir risqué plusieurs fois de subir lui-même quelque dommage plutôt que de le faire subir à Plotin renonça."

Vie de Plotin, Porphyre, 10, 1-13.

Dans son traité Sur le Destin, une précision drôle, qui sonne comme un trait d'humour, mais qui ne fait pas oublier que Plotin vivait dans un monde de dieux et de demi-dieux pas toujours enfantés de façon "naturelle" :

"La cause de l'enfant est le père, et tout ce qui peut contribuer de l'extérieur à sa génération par l'enchaînement des causes : une nourriture de telle ou telle qualité, par exemple, ou - cause un peu plus éloignée - une semence assez fluide pour l'engendrement de l'enfant, ou une femme à même d'enfanter.Et en règle générale cet engendrement relève de la nature."

Il poursuit sur le cas de ce que Lucien Jerphagnon appelle les "imbéciles" voués à la doxa, et que lui qualifie de "paresseux" ou "désinvolte" (rhaitumos), mais je crois que c'est paresseux qui convient le mieux : le mou du bulbe qui avale ce qui passe à portée sans se fatiguer à nager à contre-courant pour retrouver la source : "Pourtant, s'arrêter lorsqu'on est parvenu à ces causes, sans consentir à aller plus haut, c'est sans doute le fait d'un paresseux qui ne prêtent pas l'oreille aux propos de ceux qui remontent aux causes premières, qui se trouvent au-delà."

J'aime bien aussi son " et, par Zeus", "juron qui exprime l'exaspération rhétorique devant l'évidence non reconnue."


Plotin, Traités, 1-6, trad. Luc Brisson & Jean-François Pradeau.

Roger Lescot et Nîma Yûshidj

Un des premiers grands kurdologues français, Roger Lescot, était aussi un très bon traducteur, de kurde (Memâ Alan) et de persan. Ainsi Afsâneh, du poète persan Nîma Yûshidj, a, grâce à lui, une belle version française.




Extraits :

"Dans la ténébreuse nuit, un fou,
au coeur épris d'un reflet fugitif,
hôte d'une vallée froide et déserte,
semblable à la tige d'une plante flétrie par le gel,
raconte une histoire d'affliction.

Il a perdu le fil de son récit
où il est question d'appât et de piège.
De tout ce qui fut déjà dit, il lui reste à dire
d'un coeur égaré le message qu'il détient.
Conte d'un rêve trouble."

"Afsâneh :

De semblables victimes,
sur ce chemin glissant, nul n'en vit encore.
Ah ! Que de longtemps on conte cette histoire :
"De la branche un oiseau s'est envolé
il n'en reste que le nid.

Des nids de cette sorte,
la main du vent tous emporte..."
Sur cette route il y a des voyageurs
qui souffrent et chantent de chagrin...
Celui-ci était quelqu'un d'entre eux.

Devant cette caverne effondrée,
sous ce ciel lointain, ces étoiles,
tant d'années vous avez mis en commun vos peines,
par un destin contraire déchirés
A toi allaient ses baisers, à lui les tiens...

L'AMANT :

Tant d'années, nous avons mis en commun nos peines.
Tant d'années, comme gens épuisés de lassitude.
Pourtant, la vague échevelée qui allait avait sur sa lèvre un conte de toi.
Et ta lèvre riait en elle.

AFSÂNEH :

Et moi, sur cette vague échevelée, j'ai vu
un être unique, en sa course angoissée.
Mais,

L'AMANT :

j'ai rejoint un visage de rose
brouillé de cheveux confus comme une énigme
ou comme les tourbillons du vent."

"Qu'es-tu donc ? Ô toi cachée aux regards !
Toi, à l'affût au long des chemins !
Des garçons tout en plainte tes lèvres
tout en en plainte aussi pour les pères !
Qui es-tu ? Ta mère, qui est-elle, et qui ton père ?

En me sortant du berceau,
ma mère disait ton aventure ;
elle faisait sur mon visage ruisseler l'éclat du tien ;
et mes yeux se fermaient, pleins d'extase, à ton évocation.
Je défaillais, hors de moi, fasciné.

Puis, lorsque peu à peu mes premiers pas
poursuivirent les jeux enfantins,
à chaque fois que la nuit venait,
près des sources ou des rivières,
au secret de mon être j'entendais ton appel.

Afsâneh ! N'était-ce toi,
à l'époque où dans les solitudes,
je courrais comme un fou, loin de tous,
en proie aux sanglots et aux larmes,
toi qui essuyais mes pleurs ?

A l'époque où, plein d'ivresse,
je livrais ma chevelure au vent,
n'était-ce toi qui, à l'unisson
de mon deuil et de mon désespoir,
faisais trembler la terre et le ciel ?

Près de mes moutons, une sombre nuit, je m'étais effondré, livide et malade ;
n'as-tu pas été, alors, ce monstre,
ce fantôme noir répandant l'effroi, crachant du feu
et qui m'a fait hurler de peur ?"

"serais-tu mon coeur en tumulte, toi,
à ce point méconnue et anonyme ?
Ou ma nature secrète, toi qui n'as recherché
lustre, gloire ou renom ?
Ou la fortune, puisque tu me fuis ?"

"Mon coeur est le livre des cieux,
la sépulture des espoirs et des âmes.
En apparence il est tous les rires du siècle
et dans sa profondeur il y a des pleurs mystérieux.
Comment l'abandonner ? Comment fuir ?

Ô compagne de route ! Les ténèbres reviennent.
On m'entraîne malgré moi.
Il brille une étoile à la manière
d'une flamme qui va s'étendre.
Le vent pousse une clameur forte.

Au pied de ces collines bien cachées,
maintenant glapit le renard.
Montagne et forêt semblent ici ne plus être
rien d'autre qu'un théâtre pour les renards.
Chaque oiseau dort sur une branche.

AFSÂNEH :

Chaque oiseau frileux blotti dans son refuge,
la nuit pareille à un coeur ivre d'amour..."

"Celui qui sur le tard revêtit la tunique des mystiques
et chantait sans relâche des chants éternels,
il n'était amoureux que de sa propre vie
sans le savoir. Sous l'habit d'Afsâneh,
il se trompait lui-même.

Quelque esprit subtil rira de ce que j'affirme ;
m'objectant : "Au-delà ce ce monde, il en existe un autre !"
L'homme créé d'une vile argile
est captif d'amours mystérieuses,
tout le charme de la vie est là."

Nîma Youchîdj, Afsâneh, trad. Roger Lesot. Mélanges Massé, Téhéran 1963.

Bruits de guerre ou pas ?

Petite escalade de petites phrases, vite retombée comme un soufflé ou vrais préparatifs de combat ? En tous cas, Massoud Barzani a demandé aux forces kurdes de se tenir prêtes face à une incursion turque, tout en appelant de ses voeux, tout comme son Premier Ministre, des pourparlers bilatéraux avec la Turquie. Dans le même temps, le PKK basé à Qandil menace (comme toujours) de rompre le cessez-le-feu en cas d'intervention militaire. Ce qui amènerait la Turquie à se battre sur deux fronts, l'un interne et l'autre méridional.

Par ailleurs on peut douter de l'efficacité d'une attaque contre Qandil pour ce qui est de vraiment pulvériser les bases du PKK. Les "villages" ou campements permanents seront détruits, c'est tout et il y a fort à parier que les Peshmergas fermeront les yeux si des fugitifs kurdes de la guerilla se replient plus bas, voire peuvent même les aider discrètement à passer...

D'un autre côté, dans le New Anatolian, Ilnur Cevik prétend que l'ire turque vient surtout de ce que le siège de la conférence des Etats voisins de l'Irak, que les Turcs souhaitaient accueillir à Istanbul, sera finalement Le Caire. Ankara, furieux, y verrait là une opposition kurde, alors qu'il paraît que Jalal Talabanî aurait promis cela à Recep Erdogan, lors de leur dernière rencontre à Riad.

Ilnur Cevik ajoute que les Kurdes étaient favorables à la "candidature" d'Istanbul, ce qui est effectivement vraisemblable, car ils ont toujours cherché à officialiser leur statut de représentants politiques régionaux sur le sol turc.

Mais il semble que ce soit les chiites d'Irak, spécialement le Premier Ministre irakien, Nûrî al-Malikî, qui ait voulu "punir" les Turcs de la conférence qui s'était tenue à Ankara, et qui avait réuni des "opposants irakiens" au référendum de Kirkuk, sans les Kurdes et sans les chiites. Avec donc, des sunnites, des Turkmènes proches du micro-parti le Front turkmène, et des chrétiens. Bon, les Kurdes ont l'habitude de ce genre de mesquineries, mais apparemment les chiites sont plus chatouilleux, et Nûrî al-Malikî n'aurait pas pardonné cet affront qui, et c'est le plus drôle, ne lui était sans doute pas destiné.

Mais la Turquie a sans doute méconnu l'ampleur du ressentiment chiite envers leurs compatriotes sunnites... Et aussi l'amertume historique des chiites arabes, plutôt malmenés et séculairement méprisés au Proche-Orient. Si la Turquie veut à nouveau se mêler des affaires d'Orient, il faudrait qu'elle replonge le nez dans ses manuels d'histoire, et qu'elle prenne note des "sensibilités" historiques des voisins au lieu de toujours se complaindre de ce que l'on ne respecte pas la sienne...

lundi, avril 16, 2007

Shaykh Jâgir Kurdî

Sur Rûzbehân de Shirâz : parmi les maîtres spirituels qui ont eu "une importance particulière pour la détermination de sa courbe de vie", il est fait mention "du solitaire kurde, le Shaykh Jâgir Kurdî (ob. 591)."

"Il est presque certain qu'il séjourna en Irâq ; c'est aux environs de Samarra où séjoutnait le shaykh Jâgir Kurdî, qu'il dut rencontrer celui-ci."

"A son propre témoignage encore, il trouva un autre morshîd en la personne du Shaykh Jâgir Kurdî, le solitaire d'origine kurde, établi à Qantarat al-Risas, près de samarra, où il accueillit Rûzbehan et où ilmeurt et est enseveli en 590 h. selon Jamî (en 591 selon Rûzbehân). De lui sont rapportés ces propos :

"Si quelqu'un est le témoin occulaire de Dieu dans le secret de sa conscience intime, le monde s'évanouit de son coeur. "

"Je n'accepte l'engagement de personne au nombre de mes disciples, avant d'avoir vu son nom inscrit sur la Table préservée."

" Il m'a été donné un glaive aiguisé : l'un des tranchants est à l'Orient, l'autre à l'Occident. Si je le pointais vers les montagnes, les hauts sommets s'effondreraient."

Introduction au Kitâb-e 'Abhar al-'Âshiqîn (Jasmin des fidèles d'amour) de Rûzbehân Baqlî Shirâzî, publié par henry Corbin et Mohammad Mo'în, Bibliothèque iranienne, 8, Téhéran 1958.

dimanche, avril 15, 2007

Cette semaine, coup de projo sur : les Razbar





Le groupe Razbar est un groupe de derviches ahl-e Haqq (ou Yaresan). Comme Ostad Elahi ou Ali Akbar Moradi, ils ont à coeur de faire connaître la très belle liturgie de leur religion, avec ses hymnes dédiés aux cinq Anges amenés à se réincarner plusieurs fois, dont Alî, Dawûd, Benyamîn, et des Sheikhs locaux. Les instruments du zikr (récitation des noms divins ou de saints) joués lors du Djâm (l'équivalent du semâ) sont le tanbûr, le daf et le kemençe (viole).

vendredi, avril 13, 2007

Exposition : Trésors du quotidien ? Europe et Mediterranée




Du 31 mars au 24 septembre 2007


Au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée

Trésors du Quotidien

"Utiles : tels sont souvent les trésors du quotidien. On les fabrique, on les bricole, on les protège, on les entretient, on les répare, parce qu’ils garantissent à leur utilisateur la survie dans un milieu naturel divers et puissant. Ingéniosité, adaptation au milieu, même les plus rustiques déploient toutes les facultés individuelles et collectives d’intelligence humaine. En nos temps d’inquiétude sur l’avenir d’une planète mise en danger par la surexploitation technologique, ils font réfléchir sur un meilleur équilibre possible avec la nature, et sur d’autres valeurs que celles de la consommation, de la croissance et du profit."

ouvert tous les jours de 13h à 19h sauf le mardi.
Espace Georges Henri Rivière
Fort Saint-Jean
Esplanade Saint-Jean
Marseille 13002
Tel +33 4 96 13 80 9

Tarifs
3,50 € plein tarif
2,50 € tarif réduit
Pour connaître les tarifications spéciales
et cas de gratuité, cliquez ici

Métro/Bus
Ligne Métro 1 Station Vieux Port
Ligne Bus 83/49b Arrêt Fort St Jean

jeudi, avril 12, 2007

al-Hallaj, les yézidis, les Alévis et les autres


Le mystique Husayn Mansûr "al-Hallâj" est considéré comme une des grandes figures religieuses des Yézidis qui lui ont consacré un beau qewl (hymne), principalement sous forme de dialogue entre lui et sa soeur Khadjé, et qui a aussi sa ziyaret à Lalish, près de Sheikh Adi. Dans sa préface à la traduction du Dîwan, Louis Massignon évoque l'importance du culte de Hallâj, aussi répandu que celui de Khidr.

"Tel est le type de sainteté qu'exaltèrent alors, dans le peuple turc nouvellement converti, les poèmes de Yesewî, puis de Nesimî, et la ritualisation symbolique du "gibet de Mansûr Hallâj" dans l'initiation à l'ordre des Bektashis, diffusée chez les janissaires ottomans. En poésie turque, Hallâj reste le "saint par excellence", le crucifié (ou pendu) au visage incliné "comme la rose qui se penche". (Qasîda de Lâmi'î, dédié à Soliman le Grand.) 'Attâr est aussi, avec 'A. Q. Hamadhanî, à l'origine de la dévotion des poètes de l'Iran, et des mystiques de l'Inde, pour Hallâj ; du sultan Hy. Bayqarâ, de Hérat, qui fit peindre toute sa vie par le célèbre Behzâd, et du sultan Husayn Shâh, du Bengale, qui autorisa le culte hallagien de "Satya Pir", au mystique Sèrmèd Qashanî, qui se fit martyriser comme lui, à Delhi, sous Aurengzeb. Cette lignée de témoignages passionnés, prise dans le dilemme sainteté-damnation, d'un romantisme intense, a engendré des légendes populaires sur le témoignage du sang, sur la fécondité des cendres de Hallaj, jetées au fleuve, sanctifiant les novices qui s'y désaltèrent, faisant concevoir les vierges qui en boivent (la soeur de Hallâj, chez les kurdes yézidis, pour qui Hallâj est le saint du Jugement ; l'origine des clans Qaraqirghiz, telle qu'elle se conte à Osh ; la naissance du poète hallagien Nesîmî, d'Alep, telle qu'on la chante à Bukhara ; Satya Pir en Bengale, Siti Jenar à Java). Déformation charnelle de cette vérité : que le sang des témoins est une semence spirituelle de confesseurs de la foi, qui assurent la résurgence perpétuelle du témoignage."

Sur la reconnaissance de sa valeur spirituels par des "philosophes musulmans indépendants", nous retrouvons sans surprise quelques noms, parmi bien d'autres : Ibn Sîna (Avicenne), Sohrawardî, Jalâl al-Dîn Rumî, Nasîr Tusî (quoiqu'ismaélien, mais al-Hallâj eut contre lui des shiites comme des sunnites de toute façon), le vizir du Mongol Hulagu, Rashid al-Dîn, philosophe et savant éminent en plus d'être ministre et Fakhr Farîsî, qui débattit avec François d'Assise devant l'Ayyoubide al Malik al Kamil.

Massignon mentionne aussi le rôle de la confrérie 'Adawiyya pour diffuser ce culte en pays arabe, ce qui permet de refaire le lien avec les Yézidis, puisque Sheikh Adî en était membre et qu'une tariqat 'adawiyya fut tout de même bel et bien à l'origine de Lalish.

"En pays arabe, une légende populaire (Qissa), diffusée dès le XIII° siècle en Syrie et en Egypte par l'ordre éphémère des 'Adawiya, prêchée alors à Damas et à La Mecque par le hanbalite Izz Ghânim Maqdisî, chantée à l'Albayçin de Grenade au XIV° siècle (Ibn Sîd Bono) perpétue humblement cette conviction.Hallâj est invoqué dans la dévotion privée, surtout en pays turc ; notamment pour faire cesser les pleurs des petits enfants. Le cénotaphe qui lui a été érigé dès le XI° siècle àBagdad est visité principalement par des hindous. La flûte principale des concerts spirituels des Mewlewis, en Antolie, ney-è-Mansûr, lui est dédiée."

Hallâj fut aussi vénéré par les akhis (corporations à caractère mystique, liées par la futuwwat) qui eurent une importance primordiale dans toute l'Anatolie et la Mésopotamie du XIII° et XIV° siècle. Par ailleurs le "gibet de Mansûr" fait partie des rites initiatiques alévis et bektashis, ce qui n'a rien de surprenant quand on sait leurs liens étroits.

"Dans les Futuwwetnamé, livres corporatifs initiatiques, retouchés au XIV° siècle, d'origine selmanienne, Hallâj prit place, sous le nom de Mansûr, comme patron des cardeurs ; qui l'invoquent encore aujourd'hui en pays turc. Où le "gibet de Mansûr" est le rite d'initiation des Qyzylbash ; et des Bektashis (issus des Yesawiya) : surtout en Albanie. Actuellement, quatre grands centres hallagiens subsistent : Osh (en Kirghizie) ; Maij Bhandar (Chittagong) et Shureshwara (Faridpur) en Pakistan oriental ; chez les Ghudf (en Mauritanie)."

Dans ses notes, Massignon que si pour ses adversaires, par exemple un zahiriste comme Ibn Hazm, ou d'autres fuqaha, Hallâj est un "dajjâl", un "antichrist annonciateur du Jugement", inversement, les Yézidis voient en lui le "septième Ange qui cardera le monde."

Le Cardeur est de fait un de ses surnoms (c'était par ailleurs la profession de son père) auquel il donna lui-même une portée symbolique et mystique qui se perpétua.

"En mai 1940, une femme turque, vaticinant sur la guerre mondiale à Istanbul, déclarait : "les hommes vont être punis, le Cardeur (Hallâj) va volatiliser le monde."

mercredi, avril 11, 2007

TV, Radio, concert, exposition : Vodka Lemon, Arménie, musique arménienne

TV

Lundi 16 avril à 20h45 sur Cinécinéma culte : Vodka Lemon, de Hiner Saleem. 2003.

Radio

Dimanche 15 avril, à 17h00 sur RCF : Histoire de l'Arménie, avec Jean-Luc Pouthier. D. Fouilloux.


Concert

Armenia : mercredi 11 avril, 20h30, à l'Athénée-Louis Jouvet. Musique de chambre arménienne des XX° et XXI° siècles. Avec Jean-Marc Phillips-Varjabédian (violon), Vahan Mardirossian (piano) et Xavier Phillips (violoncelle).
4 square de l'Opéra, Paris IX°. 01 53 05 19 19. (20-25 e).


Exposition

Les Chemins de l'Arménie, Musée Arménien de France, jusqu'au 22 avril : Objets religieux, livres précieux, peintures, sculptures. 59 avenue Foch, Paris XVI°. 06 79 94 74 89. Entrée libre.

mardi, avril 10, 2007

Moines et Brigands

" La Djezireh : un immense paillasson que strient de portées de musique les fils télégraphiques. Sur les poteaux, de loin en loin, un oiseau de proie."

Jacques Soubrier.

Dernière prise de bec




Globe photo






Ayant réclamé l'ajournement du référendum qui doit se tenir à Kirkouk à la fin de l'année, la Turquie a eu la douloureuse surprise de se voir répondre, par le président du Kurdistan : "Si vous vous mêlez de vos affaires, on peut se mêler des vôtres."

C'est en effet, en gros, le message qu'a adressé Massoud Barzani à propos des menées turques visant à empêcher la tenue du référendum de Kirkouk : "Nous ne laisserons pas les Turcs intervenir à Kirkouk", a déclaré Barzani sur la chaîne al-Arabiyah.

Naturellement l'intervieweur a fait remarquer que la Turquie, tout de même, militairement c'était pas trois pétoires et un char poussif. Réponse du président :

"Je ne crains pas leur puissance militaire. Quelque puissante que soit leurs forces armées, elles ne pourront jamais l'être autant que Saddam. Je ne crains pas leur puissance militaire ou diplomatique, car ils interviennent dans une affaire qui ne les regarde pas. Ils interfèrent dans les affaires internes d'un autre pays."Kirkouk est une ville irakienne avec une identité historique et géographique kurde. Tous les faits prouvent que que Kirkouk est une partie du Kurdistan.... La Turquie n'est pas autorisée à intervenir dans la question de Kirkouk et si elle le fait, nous interviendrons dans les problèmes de Diyarbakir et des autres villes en Turquie."

Rappelons que c'est se fondant sur la présence de quelques milliers de Turkmènes à Kirkouk que la Turquie prétend avoir le droit d'empêcher le référendum, pour défendre les droits de "ses compatriotes d'Irak." D'où la réponse du berger à la bergère de Massoud Barzani : "Il y a 30 millions de Kurdes en Turquie et nous n'y intervenons pas. S'ils interviennent à Kirkouk pour seulement quelques milliers de Turkmènes, alors nous agirons pour les 30 millions de Kurdes en Turquie."

30 millions de Kurde en Turquie ? Hum... il a dû ajouter les cigognes à la liste, mais bon, l'argument est clair, d'autant plus qu'il est aisé de comparer les droits des Turkmènes au Kurdistan et ceux des Kurdes en Turquie.

Barzani a ajouté : "Si l'on nie nos droits à nous établir et à vivre librement, je jure par Dieu que nous ne permettrons pas aux autres de vivre dans la sécurité et la stabilité. Nous sommes prêts à défendre notre liberté et notre cause jusqu'à la fin."

Quand on lui demande si les Kurdes d'Irak aident les Kurdes de Turquie et d'Iran, il répond : "pour parler clairement, nous soutenons leurs droits, mais nous n'interférons pas dans leurs affaires : ils choisissent eux-même la façon de réclamer leurs droits ou de se battre pour eux."

A la question de savoir s'il les fournissait en armes (lol !) Massoud a répondu non, que cette aide était seulement politique et morale. "Nous sommes contre l'usage de la violence, mais nous sommes prêts à les aider par d'autres moyens".

Naturellement, suffoqués qu'on ose leur rendre les menaces qu'ils profèrent chaque semaine depuis 2004, le petit Abdullah Gül est allé se plaindre à la maîtresse , le ministre des Affaires étrangères turc est allé se plaindre à Condoleeza Rice de ce manque de respect flagrant de la sensibilité turque : "Un dirigeant tel que M. Barzani, ou toute personne raisonnable (1), devrait éviter des déclarations qui peuvent creuser un fossé entre les deux parties".

(1) mais pas turque, évidemment.

Les US y sont donc allés de leur réprimande : "Nous pensons que des commentaires de ce genre sont vraiment fâcheux et qu'ils ne font pas avancer l'objectif d'une coopération plus large entre la Turquie et l'Irak", a déclaré le porte-parole du département d'Etat, Sean McCormack." source AFP. "Les dirigeants irakiens feraient mieux de se concentrer sur la façon dont ils pourraient coopérer étroitement avec le gouvernement turc pour faire avancer leur objectif commun d'Irak stable et sûr", a ajouté le porte-parole." (Et les Américains sont de de fins connaisseurs dans les moyens d'arriver à un Irak stable et sûr, comme on sait...).

Troisième acte, on ne peut plus prévisible, l'intervention de Talabani, toujours prêt à fournir gracieusement à son interlocuteur toutes les bonnes paroles qu'il attend de lui. Donc, Talabanî regrette les propos de son président de Région, "souligne l'importance des relations avec la Turquie" et se déclare prêt à attaquer le PKK dans une opération conjointe, ce qui là encore, ne mange pas de pain, étant donné que si les Peshmergas ne bougent pas, on peut douter que ce soit l'armée irakienne (qui n'est pas au Kurdistan) qui s'y mette.... D'autant plus que, selon le Kurdistan Observer, lors d'un meeting récent à Kirkouk, le député UPK (le parti de Talabanî donc), Mullah Bakhtiar a carrément menacé d'annexer Kirkouk sans référendum si l'article 140 et son application n'étaient pas respectés dès novembre 2007. "

Cela survient après les intentions affichées de Georges Bush et de son équipe de ne pas soutenir la tenue de ce référendum et après qu'à la mi-mars, les leaders kurdes de Bagdad aient menacé de se retirer du gouvernement irakien, ce qui a poussé al-Maliki à un accord satisfaisant les Kurdes. Il est évident que les chiites, pour le moment, ne peuvent se permettre de rompre l'alliance kurdo-chiite, et se retrouver seuls face aux sunnites, sans groupe-tampon entre les uns et les autres. Par ailleurs, l'activité politique et diplomatique des autres membres de la Ligue arabe, l'Arabie saoudite, l'Egypte, la Jordanie, fait pression sur les USa à la fois pour empêcher l'émergence d'un pouvoir chiite stable en Irak et celui d'une Région kurde autonome et pusisante. Shiistan-Kurdistan même combat.

Le Conseil national de sécurité turc se réunit aujourd'hui, et Erdogan a promis qu'on allait voir ce qu'on allait voir et que les Kurdes seraient bientôt punis. Attendons, donc, en espérant que Barzani soit sûr de son coup. Son attitude, en tous cas, ne manque pas de panache. Et puis après tout, les Kurdes n'en sont plus à une guerre près, et comme dit Sun Tzu, "c'est quand on est environné de tous les dangers qu'il n'en faut redouter aucun."

samedi, avril 07, 2007

des consciences où se lèvent les aurores





« Notre cause est difficile. Pour la soutenir, il faut des consciences où se lèvent les aurores, des cœurs embrasés de lumière, des âmes saines, de belles natures. »

Entretien du VI° Imâm, Djafar al-Sâdik avec Mu’zafal ibn ‘Umar al-Djufî’, II° siècle de l’Hégire, VIII° siècle du calendrier Julien.

En Islam iranien

Henry Corbin critique sévèrement "l'agnosticisme", auquel il redonne son sens étymologique, en la reliant en tous cas au tahtil arabe, qui est le refus de la gnose, plus que le "attends-toi à tout".

"En Occident, nous avons pris conscience que nos idéologies sociales et politiques ne représentent le plus souvent, en fait, que les aspects d'une théologie laïcisée. Elles résultent de la laïcisation ou la sécularisation de systèmes théologiques antérieurs. Cela veut dire que ces idéologies postulent une représentation du monde et de l'homme, d'où a été éliminé tout message d'au-delà de ce monde. Si loin que se projette l'espérance des hommes, elle ne franchit plus les limites de la mort. La laïcisation ou sécularisation de la conscience peut être constatée, par excellence, dans la réduction du messianisme théologique à un messianisme social pur et simple. L'eschatologie laïcisée ne dispose plus que d'une mythologie du "sens de l'histoire".

Il ne s'agit pas d'un phénomène soudain, mais d'un long processus. "Laïcisation" ne veut pas dire substitution du pouvoir séculier à un "pouvoir spirituel", car l'idée même d'un "pouvoir spirituel", matérialisé en institutions et s'exprimant en termes de pouvoir, c'est d'ores et déjà la laïcisation et la socialisation du spirituel. Le processus est en marche, dès lors que l'on s'attaque, comme on l'a fait pendant des siècles, à toutes les formes de gnose, sans que la Grande Eglise, en se retranchant de la Gnose, pressentît qu'elle préparait du même coup l'âge de l'agnosticisme et du positivisme.

A son magistère dogmatique ne fit que se substituer l'impératif social des normes collectives. Celui qui était "l'hérétique" est devenu le "déviationniste", quand on ne dit pas tout simplement un "inadapté". Car on en arrive à expliquer tout phénomène de religion individuelle, toute expérience mystique, comme une dissociation de l'individu et de son "milieu social". Le "réflexe agnostique" paralyse toute velléité d'accueil à l'égard des témoins d'un "autre monde". Il est poignant de constater la hantise qui agite aujourd'hui de si larges fractions du christianisme : la peur de passer pour ne pas être "dans ce monde", et partant de ne pas être pris au sérieux. Alors on s'essouffle à "être de son temps", à proclamer la "primauté du social", à se mettre d'accord avec les "exigences scientifiques" etc., et cette course dérisoire fait oublier l'essentiel. N. Berdiaev a énoncé le diagnostic exact : la grande tragédie est là, dans le fait que le christianisme a succombé à la tentation que le Christ avait repoussé."

Phrases finies et profondes, en citant Berdiaev, sur l'individualisme contemporain, miroir aux alouettes du conformisme :

"Et cette rupture une fois consommée, il ne peut plus advenir qu'un individualisme dérisoire, totalement désarmé en fait contre les conformismes collectifs, contre la socialité, tandis que l'individualité du mystique est elle-même, à elle seule, un univers, capable de faire équilibre au monde extérieur. Le paradoxe de l'expérience mystique est en effet que l'absorption mystique en soi-même est toujours en même temps une libération de soi-même, un élan hors des frontières, et cela parce que "toute mystique enseigne que la profondeur de l'homme est plus qu'humaine, qu'en elle se cache un lien mystérieux avec Dieu et avec le monde. C'est en soi-même qu'est l'issue hors de soi ; c'est du dedans et non du dehors que l'on brise les entraves par un travail tout intérieur" (Le Sens de la création, N. Berdiaev)."

En Islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, I, le shiisme duodécimain, chap. 1, Shiisme et Iran.

Sinon, encore de l'eau au moulin de la "connaissance intuitive", si je puis dire, quand il commente les entretiens du Ier Imam avec Komayl ibn Ziyad :

"Il s'agit d'une forme d'enseignement typique trop peu considérée en général chez nous, lorsque nous parlons de l'Islam, si bien que l'on a pu se méprendre au point de parler du shî'isme comme d'une "religion d'autorité", au sens que ce terme a en Occident, tant nous avons perdu le sens de ce en quoi consiste l'initiation spirituelle. L'Imâm, on le voit, n'impose aucune formule dogmatique. La science qu'il enseigne, nos auteurs la caractérisent comme une connaissance héritée par l'âme ('ilm irthî). C'est un héritage auquel l'âme a droit - et en possession duquel elle entre - dans la mesure de sa capacité. L'héritier, c'est celui qui est capable de comprendre ; il n'a pas à conquérir son héritage par les efforts d'une dialectique conceptuelle. C'est son degré de compréhension qui assure son droit à la "succession", et fait de lui quelqu'un à qui le "dépôt confié" peut être remis ; c'est cela même qu'a fait valoir Komayl en priant l'Imâm de lui répondre."


« Notre cause est difficile. Pour la soutenir, il faut des consciences où se lèvent les aurores, des cœurs embrasés de lumière, des âmes saines, de belles natures. »

Entretien du VI° Imâm, Djafar al-Sâdik avec Mu’zafal ibn ‘Umar al-Djufî



Parmi les nombreux lieux communs (doxa maxima cretissima) sur l'islam, on lit souvent que la Révélation coranique, divine, inchangeable, empêche tout mouvement hors du dogme. C'est oublier que ce n'est pas l'islam qui a tordu le cou à sa gnose, et a instauré la première "clôture", des siècles avant la fermeture de l'ijtihad, comme le rappelle Corbin : "De ce point de vue, on ne croit pas qu'exagèrent ceux qui estiment que la répression du mouvmeent montaniste marqua pour le chritianisme, dès le II° siècle, un tournant décisif. Lorsque Montan (Montanus) et ses disciples invoquent une nouvelle révélation dispensée par les Anges, on les repousse comme hérétiques commettant un attentat contre la tradition apostolique. Depuis lors, tout renouvellement, toute récurrence de la libre expression de l'Esprit sous forme de message prophétique et de vision, ou comme herméneutique prophétique des textes antérieurement révélés, ne sont plus licites. A la libre inspiration prophétique se substituent l'institution et le magistère dogmatique de l'Eglise. Dira-t-on que c'est la première qui "continue" sous une autre forme ? Ne vaut-il pas mieux convenir franchement qu'en fait il était impossible à l'Eglise de s'accommoder d'une "prophétie en liberté", des révélations spontanées de l'Esprit. Mais dès lors il faudra que la tradition se fixe dans la lettre du dogme. Clôture de l'inspiration prophétique, élimination de la gnose, exclusion ou destruction de tous les écrits qualifiés comme apocryphes et éclos en milieu gnostique (certains n'ont été retrouvés que récemment), ce sont là autant de symptômes, manifestant avec une logique et une cohérence parfaites, les exigences de la conscience religieuse historique à l'encontre de la conscience gnostique."


Belle explication de la méta-histoire, ou hikâyat, ou zamân anfosî, opposé au temps mesurable, à la res historica, au temps qui coule : "Ici même, il y a en langue arabe un terme clef (usité aussi en persan) d'une ambiguité particulièrement féconde ; c'est le mot hikâyat, lequel signifie une "histoire", un "récit", et comme tel une "imitation", une "répétition", comme si l'art de l'historien s'apparentait à l'art du mime. C'est qu'en fait toute histoire qui se passe dans ce monde visible est l'imitation d'événements d'abord accomplis dans l'âme, "dans le Ciel", et c'est pourquoi le lieu de la hiérohistoire, c'est-à-dire des gestes de l'histoire sacrale, n'est pas perceptible par les sens, parce que leur signification réfère à un autre monde."


Tout ça pour expliquer le joli mot d'un shaykh shiite sur son indifférence à l'historicité d'une révélation :


"J'ai parlé de phénoménologie, mais j'ai dans la mémoire le propos d'un éminent shaykh shiite iranien qui lui, n'avait jamais entendu parler de phénoménologie, mais qui d'emblée frappait la note juste. C'était à propos des critiques mettant en doute l'authenticité d'une partie du corpus des prônes, entretiens et lettres du Ier Imâm, connus sous le nom de Nahj al-balâgha. Le shaykh s'exprima ainsi : "Oui, je sais les critiques que l'on fait au sujet de ce livre ; mais ce que je sais aussi, c'est que, quel que soit l'homme qui ait tenu la plume pour écrire le texte que nous lisons aujourd'hui, à ce moment-là, c'est l'Imâm qui parlait."
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En Islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, I, le shiisme duodécimain, chap.3, Le combat spirituel du shî'isme.


vendredi, avril 06, 2007

Cette semaine coup de projo sur : l'église syriaque d'Antioche



Après avoir évoqué la liturgie chaldéenne avec Warda Gulan, et arménienne avec les Sharakan, pour Pâques, voici des cantiques de la Semaine sainte selon le rite syrien d'Antioche.

L'Eglise syriaque d'Antioche aurait été fondée en 37 par Pierre lui-même, en cette ville. Son patriarche, actuellement à Damas, porte toujours le titre de "Patriarche d'Antioche et de tout l'Orient" (en toute modestie et naturellement le titre est revendiqué par d'autres églises d'Orient, pour suivre toute l'histoire, c'est par ici). Par ailleurs, en raison des aléas de l'Histoire, le Patriarche connut plusieurs résidences : Malatya du XI° au XII° siècle, Mardin jusqu'en 1924, puis Homs, et enfin Damas.

L'église d'Antioche compte, entre autres, un archidiocèse de Djezireh et d'Euphrate, un à Mossoul, un archidiocèse du Tour Abdin, un à Mardin, un diocèse pour Adiaman et Kharput.

Ce CD a été enregistré à Alep, avec les membres des choeurs des éliges St-Gegrges et St-Ephrem, sous la direction de Nouri Iskandar. Il s'agit de chants de Carême et du Vendredi saint et du Credo.
Pour en savoir plus sur l'histoire de l'église syriaque ou syrienne orthodoxe d'Antioche, ils ont un site français bien documenté.

jeudi, avril 05, 2007

Moines et Brigands : aventures iraniennes

"Le trajet n'en finit pas. Les chevaux sont fourbus, baissent le nez. Après les haltes on a toutes les peines du monde à les faire repartir. Les hommes aussi commencent à rechigner. Depuis trois jours nous ne dormons presque plus. Et les étapes nocturnes usent les nerfs. C'est une tension d'esprit continuelle, une anxiété de chaque instant. Il y aurait sans cela de belles heures dans le silence de cette âpre nature, lointaine, et comme oubliée. Les rares hommes que l'on rencontre paraissent d'un autre âge. Chez les moines de l'Athos j'avais l'impression de vivre au XIII° siècle byzantin ; ici, chez ces brigands, on pourrait se croire à l'époque sassanide. Le changement de milieu finit par transformer votre comportement, modifie même l'individu en profondeur. Certaines notions s'estompent ; d'autres au contraire se revalorisent. La vie, la mort n'ont plus le même prix. D'ici, la France me paraît petite et lointaine, si lointaine que je finis parfois par me demander si elle existe vraiment. Certains détails terre à terre, en revanche, m'absorbent l'esprit, tel l'usure de mes sandales et la fixation de mon pantalon. Il m'arrive de penser que la disparition de ma jument m'a touché davantage que ne l'aurait fait celle d'un de mes compagnons. Et j'en ai honte au fond de moi-même. (Plus tard j'apprendrai de certains camarades de captivité que l'usage des W.C. en commun les aura presque autant affectés que la défaite de la France).

Pour qui nous rencontrerait, ne passerions-nous pas pour d'authentiques bandits ? Barbus, pas lavés, les traits tirés par la fatigue, la soif, nous ferions très bonne figure dans une troupe de brigands."

"Je repenserai souvent à Djemil qui a risqué sa vie pour satisfaire un caprice de voyageur. Souvent je reverrai sa physionomie triste et noble, son regard voilé, ses gestes lents. Cette "amertume des sympathies interrompues" est pour beaucoup dans la mélancolie des voyages. Mais elle en fait aussi la richesse. Il est des heures où l'on se dit, dans le calme d'une chambre citadine : à tel moment, dans telle région sauvage, à mille lieues de la France, j'ai rencontré un homme perdu dans sa brousse ou sa bourgade barbare. Aujourd'hui je pense à lui. Mais lui aussi a dû penser à moi, a dit aux siens : vous rappelez-vous le blanc, le voyageur solitaire qui est passé chez nous, il y a six, huit ou dix ans ? Et l'on a l'impression d'avoir laissé un peu de soi-même à travers le monde, une sorte de semence fugitive, comme si l'ombre de nos pas avait marqué la terre."

Moines et brigands, Jacques Soubrier. Chapitre VIII, Aventures iraniennes.

Concert de soutien à l'Institut kurde