mercredi, février 15, 2006

Défense de Baskin Oran (1)

CONTRE ACTE D’ACCUSATION

Défense d’Oran lue à Ankara lors du procès “Rapport sur les minorités”
15 février 2006

Baskin Oran
Professeur de Relations internationales,
Faculté de science politique, Université d’Ankara.

(Traduction Sandrine Alexie)

Introduction

"Monsieur le Président, je ne comprends pas du tout pourquoi cette poursuite a été engagée.

1) Un jour une enveloppe jaune [officielle] a été adressée à la Faculté m’annonçant que j'étais nommé au Conseil Consultatif du Cabinet du Premier ministre principal sur les droits de l'homme (ACHR) en tant qu'universitaire expert des droits de l'homme.

Et je donne ici l'article 5 du règlement qui définit la tâche qui m'a été assignée ainsi : "Fournir des opinions, des recommandations, des suggestions, et des projets de rapport sur le développement et la protection des droits de l'homme".

Nous avons pris ceci au sérieux et avons formé 13 groupes de travail. J'ai été désigné à la tête de l'un d'eux. J'ai écrit le Rapport sur les droits des minorités et les droits culturels (ci-après désigné sous le nom de "Rapport") auquel mes collègues ont contribué, et qu'ils ont approuvé. Nous l'avons soumis au ACHR et après un an et demi de débats il a été approuvé par 24 votes pour, 7 votes contre et 3 abstentions.

Maintenant le Procureur public qui a rédigé l'acte d'accusation lance un procès contre le président du ACHR, le professeur Kaboglu, et moi-même, en requérant 5 ans d'emprisonnement.

Pourquoi ? Est-ce parce que nous avons accompli pleinement notre tâche, en rédigeant un rapport sans aucune insulte, ni appel à la violence, fondé sur les dernières données scientifiques des droits de l'homme et de la sociologie ?

Comme nous le savons, il n'existe pas de sanction dans ce pays pour ceux qui ne font pas leur travail. Cependant, appeler à une sanction pour ceux qui font leur travail est un peu étrange. C'est pourquoi je dis ne pas comprendre pourquoi cette poursuite a été engagée.

2) Deuxièmement, je ne peux réellement pas comprendre du tout comment cette poursuite a pu être engagée avec un tel acte d'accusation

a) Quand l’enquête a été lancée, j'ai donné ma déposition deux heures durant. Pendant 2 heures très exactement j'ai expliqué le contenu du rapport, ce qu'il dit, pourquoi il a été rédigé, ce qu'il veut signifier et ce qu'il ne signifie pas. Je pense que c'est mon côté naïf qui m'a poussé à croire que le Procureur nous a convoqués afin d'en apprendre plus et de clarifier certains détails.

Car apparemment ce n'était pas le cas. Le Procureur a retenu tous les détails donnés par "nos chers citoyens informateurs" mais pas une seule ligne venant de moi. Pas même un seul mot n’a été tiré d'une explication de 2 heures. Apparemment j'ai été convoqué par pure formalité.

Dans ce cas, pourquoi ai-je fait cette déposition ? Je regrette de n'avoir pas refusé, comme mon "complice" le professeur Ibrahim Kaboglu. Je n'aurais ainsi pas perdu le temps que je consacre à mes étudiants et à ma femme.

b) En dehors de sa partialité, le dossier est aussi fantaisiste que possible. Mes avoués en parleront, aussi je gagnerai du temps en ne m'étendant pas sur cette question. Il y a cependant un document daté du 1er juillet 2005, portant le no. 2004/98063 dans le dossier sur lequel je m'arrêterai, car il résume parfaitement le dossier.

Un document signé par le Procureur général dit :" Les suspects ont dans le passé vendu des CD pornographiques." Les noms des suspects ne sont pas mentionnés. Un chercheur qui voudra consulter ces dossiers des années plus tard afin d'écrire une thèse, devra normalement penser les professeurs Oran et Kaboglu étaient ceux qu’on l’on "suspecte" de vendre ces CD. C'est le genre de documents sur lequel le Procureur a fondé son acte d'accusation.

Aussi, et afin de détourner les suspicions sur mon "complice" le professeur Kaboglu, je dirai ici, par principe de précaution, que je ne suis pas le "vendeur de CD pornographique".

c) Le Procureur général présente à votre cour une pile de pages remplies d'allégations sans fondement, sur lesquelles s’appuie ce dossier. On y invente des crimes qui ne figurent pas dans le Code pénal turc. J'expliquerai cela en détail. Mais d'abord, laissez moi mentionner les choses suivantes :

Je crois que le Procureur n'a pas compris de quoi il était question.

Premièrement, il y a eu un incident; une effraction ou un incident dans la rédaction du rapport.

Alors le procureur lance un acte d'accusation en prétendant qu'il y a "crime". Cet acte d'accusation est une thèse, comme son nom l'indique clairement.

Contre cet acte d'accusation, l'auteur du crime présente une défense afin de montrer que "ce n'est pas un délit". C'est une antithèse.

Mais que fait le Procureur dans ce cas ? Il tente de réfuter notre rapport scientifique tout au long de l'acte d'accusation et essaie de rédiger un contre-rapport affirmant que le contenu du Rapport est erroné et qu'il ne fallait pas l'écrire ainsi.

On ne peut agir ainsi ; c'est contraire à la nature des choses. Dans un cas de cambriolage, l'acte d'accusation dirait-il de la même façon : "Non il n'est pas possible de pénétrer par effraction dans les maisons de jour, cela doit être fait de nuit ; par la fenêtre et non par la porte ; le cambrioleur a tort !"?

Le Procureur ne peut agir ainsi, non seulement parce que ce n'est pas un chercheur, mais tout simplement parce qu'il est le Procureur. Un Procureur est obligé d'affirmer et de prouver qu'il y a eu délit. Il ne peut essayer de produire un contre-rapport. C'est pourtant ce qu'il a tenté de faire dans ce procès.

Aussi, Monsieur le Président, je ne puis faire une déclaration qui aurait la forme habituelle d'une défense.

Me défendre relèverait de la plus grave humiliation en ces circonstances.

Par conséquent, je suis ici pour pointer l'idéologie anti-démocratique représentée par le bureau du Procureur public, dans un contre-acte d'accusation.

Je le ferai pour deux raisons, Monsieur le Président.

1) Avant tout, je dois cela à moi-même. Depuis 37 ans, j'enseigne à mes étudiants de la Faculté de Sciences politiques qu’il faut s'opposer à toute acception anti-démocratique ; A l'âge qui est le mien, je ne peux me ridiculiser de la sorte. Mes étudiants ne voudraient plus de moi dans leurs cours.

2) Deuxièmement, je dois cela à la Turquie. Car cet acte d'accusation a dégradé l'image de la république de Turquie dans le monde, avant même que les poursuites ne soient lancées.

Laissez-moi expliquer ces raisons, point par point.

* * *

Ceci est tout sauf un acte d'accusation. Prenons-le par le biais de la lettre "I".

1) Ce n'est pas un Iddianame (acte d'accusation en turc) mais une Icatname (invention) et ce, de façon évidente : Quand on trouve quelque chose qui existait auparavant, on l'appelle "découverte", quand on trouve quelque chose qui n'existe pas, on l'appelle "invention". Dans ce document sont inventés des crimes qui n'ont pas été commis et des intentions purement fictives. J'expliquerai cela, point par point.

2) Par conséquent, ce document n'est qu'une Ithamname (imputation). Mais pour devenir un Iddianame (acte d'accusation), il lui faut être aussi une Ispatname (preuve). Or il n'essaie même pas de prouver une seule de ces allégations.

3) Par ailleurs, dans son état présent, ce document est une Istiharename (oniromancie) ; car c'est comme s'il (le Procureur) l'avait préparé dans son sommeil, avec une guidance divine et que ses informateurs lui étaient apparus en rêve.

4) C'est une Iftiraname (calomnie), car aucun document ne peut diffamer l'accusé autant que celui-ci. J'expliquerai tout cela.

5) Monsieur le président, je vous prie de me prêter attention; pour chacun d'entre nous ici, ce document n'est qu’Istihzaname (ridicule) et Igfalname (déception). En d'autres termes, en produisant une telle compilation où rien de sérieux ne figure, et ce après 10 mois de préparation, le Procureur se moque ouvertement de nous tous ici et tente de duper ce système. J'expliquerai cela point par point avec des exemples.

6) Ce texte, dépourvu du plus infime élément de base juridique, m'a occupé pour rien pendant des mois, alors que je suis quelqu’un qui consacre tout son temps à ses étudiants et à la recherche. Ces dernières années, de tels actes d'accusation ont volé des dizaines de milliers d'heures à des centaines de journalistes, universitaires et intellectuels en Turquie.

Ces heures ne sont pas les mêmes que celles passées par d'autres à jouer au backgammon dans les cafés. Aussi, ce n'est pas un Iddianame, mais un Israfname (gâchis) gaspillant terriblement les ressources intellectuelles de ce pays, lesquelles sont déjà rares.

7) Enfin, Monsieur le Président, ce qui est peut-être le plus triste pour le Procureur et la république de Turquie, est que c'est aussi une Itirafname (confession). Je clarifierai aussi ce point.

8) En résumé, Monsieur le Président, ceci n'est pas un acte d'accusation (Iddianame). C'est un pseudo-acte d'accusation.

C'est ce que je vais montrer en lisant un contre-acte d'accusation. Ma méthode est la suivante :

J'aborderai les questions directement liées à mon champ d'expertise, laissant certaines questions, en particulier celles relatives à la procédure contre mon "complice", le professeur Kaboglu, et d'autres relatives à l'expertise de mes avoués.

Les accusés et les plaignants devraient être égaux en termes de chances. C'est le principe le plus fondamental des procès, surtout en matière pénale. Le Procureur m'a accusé de crimes inexistants, se fondant sur le fait qu'on ne peut demander des comptes à la partie civile. L'impunité de la défense me fournit de même l'occasion de critiquer gravement l'acte d'accusation. J'en userai pleinement. Les armes doivent être égales.

Je ferai cela en me fondant sur des raisons théoriques et en fournissant des exemples tangibles, contrairement à ce que le Procureur a fait.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Concert de soutien à l'Institut kurde