jeudi, février 03, 2005

Les Kurdes, destin héroïque, destin tragique





Conférence de Bernard Dorin
donnée à l’Institut kurde en février 2005

"Je dois d'abord dire qu'en tant qu'ami inconditionnel des Kurdes, j'ai 3 patries (comme Joséphine Baker disait qu'elle avait deux amours, son pays et Paris) moi j'ai 3 patries, la France, le Québec et le Kurdistan.

Je voudrais aussi mentionner en préambule les élections récentes en Irak, élections qui pour la première fois ont été entièrement libres dans ce pays. Cet événement considérable avait déjà eu des retombées avant même son déroulement, puisqu'elles avaient amené les deux autorités qui se partagent la région à s'allier pour cette élection, et ce qui a permis aux Kurdes d'arriver numéro 2. Quand le conflit israélo-palestinien sera terminé - et il finira tôt ou tard - la Question kurde sera le grand problème à résoudre du Proche-Orient. Connaissant la sagesse et la modération kurde j'ai bon espoir que le problème kurde soit résolu dans les quatre pays (qui se partagent le Kurdistan, de la façon la meilleure et la plus juste possible. Car la langue, c'est l'identité, et chaque foyer a le droit d'espérer que ses enfants parlent cette langue, sans être massacrés ou déportés.

La plaquette que j'ai fait paraître se veut tout à fait pédagogique. Ce petit livre est fait pour tous les francophones. Par manque de temps, ce n'est pas un livre fabriqué, réécrit de but en blanc, mais une suite de questions-réponses, questions posées par un journaliste, que nous avions convenues ensemble, et auxquelles je réponds. Ces questions balaient, me semble-t-il, l'ensemble de la Question kurde dans les 4 pays. La dernière partie aborde le devenir possible des Kurdes.

Je voudrais aussi parler de la photo qui est sur la couverture, et qui m'est très chère. Je l'ai prise moi-même en 1968, au Kurdistan. Entre nous, je peux vous dire que ce petit garçon a par la suite été fait prisonnier et tué, probablement torturé. Je l'ai pris quand même parce qu'il respire la joie de vivre et l'espoir, et qu'il symbolise le peuple kurde : Petit guerrier, car les Kurdes sont un peuple guerrier, ni par volonté ni par goût, mais par nécessité. Les historiens pensent qu'ils ont été réduits peu à peu à occuper les montagnes de façon défensive. Je me souviens du proverbe que citait le prince Bedir Khan : "La montagne est la citadelle de mon coeur."

En Turquie, il y a entre 14 et 18 millions, disons 16, Kurdes. Ils sont 2 millions en Syrie. Avant Saddam Hussein ils étaient 5 millions en Irak, disons 4 millions à présent. En Iran, 8 millions, ce qui fait donc 30 millions en tout. Et ce qui est intéressant dans cette répartition, c'est l'unité géographique de leur peuplement, qui couvre les plus hautes montagnes de la région.

Autrefois, le peuple kurde était intégralement compris dans l'Empire ottoman. Mais après les batailles contre les Persans, ces derniers ont obtenu la frontière des monts Zagros. Mais jusqu'en 1918, les Kurdes n'étaient ainsi partagés qu'en deux, ce qui était une situation moins inconfortable qu'aujourd'hui. Les Franco-Britanniques sont responsables de cette division en quatre. Après 1923, la Turquie perd la totalité de ses régions arabes plus le vilayet de Mossoul, qu'ils réclament toujours, plus ou moins ouvertement. Cette fixation des frontières, qui s'est fiate sous les mandats français et anglais, est celle qui perdure aujourd'hui.

L'histoire des populations kurdes fut donc, par la suite, très différente selon les pays où elles vivaient, sans qu'il y ait jamais eu une réelle coordination du peuple kurde dans son ensemble. Chaque partie a vécu ainsi des événements différents. J'en prends pour exemple la République kurde de Mahabad, de 1946, qui n'a pas eu de répercussions hors le Kurdistan d'Iran, si l'on excepte la participation à cette république, du général kurde Mustafa Barzani, venu d'Irak.



La sagesse des Kurdes les amène aujourd'hui à pousser leurs revendications dans ce cadre étatique, le seul qui qoit réaliste aujourd'hui. Et là, ils ont une très bonne carte à jouer en Irak, à plusieurs conditions :

- Que l'ensemble de la zone initialement peuplée par les Kurdes leur soit restituée (Kirkuk, donc) et donc que justice soit rendue aux gens qui ont été expulsés ;

- La 2° condition est qu'une grande autonomie soit accordée non seulement aux Kurdes, mais à toutes les constituants de l'Irak, dans le cadre d'un Etat fédéral ou -mieux encore ! - dans un Etat confédéral, qui renforcerait l'Etat irakien au lieu de l'affaiblir.

Maintenant je suis prêt à répondre à vos questions."

(Les questions qui suivent ont été posées par le public.)

Q. : Vous avez cité l'exemple palestinien. Mais il est difficile d'imaginer pour la Question kurde un règlement en raison des quatre zones qui le partagent, contrairement aux Palestiniens qui ne sont pas divisés. Pensez-vous qu'une réunification des Kurdes soit un jour possible ?

R. : Les Kurdes, du moins, ne se heurtent pas à Israël, qui est un allié de la plus grande puissance ! Cela dit, les Kurdes, dans leur sagesse, même si, comme les Polonais au 19° siècle, ils peuvent rêver à une réunification, ne la demandent pas. Dans les circonstances actuelles, dans la poudrière du Moyen-Orient, avec l'hostilité traditionnelle des chancelleries à tout changement de frontière, ce ne serait pas réaliste... Bien sûr, il arrive que ces changements se produisent malgré l'opposition des chancelleries, comme en ex-Yougoslavie, ou bien en ex-Tchécoslovaque, où cela s'est fait pacifiquement, ou en ex-URSS... Mais en général les chancelleries préfèrent le statu-quo. Personnellement, je suis souvent contre, le statu-quo est pour moi plus dangereux quand il va à l'encontre des évolutions nécessaires. Cependant, plus tard qui sait ? Dans un siècle, dans un demi-siècle, tout peut changer.

Q. : Parmi ces "Etats qui n'aiment pas beaucoup changer les frontières", il y a ceux qui précisément les ont créées. Alors ne peuvent-ils pas non plus les réorganiser ? Bien sûr, la réunification totale est très difficile.

R. : Je ne vous suis pas du tout quand vous dites que les Grandes Puissances créent des frontières qu'elles peuvent elles-mêmes déplacer. La création de frontières d'Etats implique une réalité qui se cristallise et se fixe. Les mêmes ont tracé en Afrique des frontières qui ne correspondent à rien, par ignorance des positions où se trouvaient les peuples. C'est la même chose au Moyen-Orient avec la Cilicie, la Syrie, la Turquie, etc.). Le partage prévu par le traité de Sèvres prévoyait un Etat kurde et un Etat arménien. Mais la victoire du général Ismet Inönü, qui repoussa les Français de Cilicie, changea tout. Dans les accords Sykes-Picot, le mandat syrien a été amputé du vilayet de Mossoul, qui devait en premier revenir aux Français. Les Anglais ont exigé qu'il revienne au nouvel Etat irakien, sous prétexte que sans la richesse pétrolifère de Kirkouk, il ne serait pas viable. Cela dit, la Syrie, du coup, a été lésée ! Et dans cette négociation les Français se sont fais, euh... je ne dirais pas le mot.

Q. : Comment le fameux tracé du Bec-de-Canard a-t-il été tracé ?

R. : Suite à la négociation sur le vilayet de Mossoul. Le général de Gaulle a fait d'ailleurs une thèse, quand il était colonel, sur le Bec-de-canard syrien, il y parle notamment des yézidis.

Q. : Est-ce que l'enjeu pétrolier était déjà important dans ce découpage ? Avait-on déjà repéré les gisements ?

R. : Absolument. Les champs pétrolifères kurdes ont été les premiers à être repérés. Plus tard, on en a découvert dans le sud, et maintenant on en trouve partout. L'Irak est une éponge à pétrole. Le pétrole kurde a tendance d'ailleurs à s'épuiser, car il a été découvert en premier.

Q. : Je voudrais revenir sur la photo. Au premier abord, je la trouve un peu triste, car donnant une vision négative du Kurdistan avec cet enfant qui a une kalachnikov au bout du bras.

R. : J'avais été frappé à l'époque, par la totalité de la mobilisation de la population. Des enfants jusqu'aux vieillards, chacun luttait pour son peuple. J'ai à ce sujet une anecdote touchante : J'étais avec les partisans kurdes dans la région de Rawanduz en 1968. Nous étions dans la montagne et je marchais difficilement avec les peshmergas, qui eux, avec leurs chaussures de montagnards, marchaient aussi aisément dans les montagnes que dans la plaine, alors que moi, avec mes chaussures européennes, j'avais les pieds en sang ! La nuit, on arrive dans un village, on se répartit comme d'habitude dans différentes maisons. J'étais dans une maison extraordinairement pauvre, sans meuble aucun, ni tapis, ni coffres, rien de ce que l'on trouve d'habitude dans les maisons kurdes. Cette maison n'était occupée que par un vieillard, et il n'y avait que des feuilles sèches au sol, en guise de matelas. On s'est assis sur de vagues coussins. Au mur, il n'y avait qu'une photo, une belle photo, un portrait d'homme avec une barbe blanche en pointe : son père, qui avait été tué par la RAF. Je lui dis : "Ton père ressemble étrangement à mon grand-père, qui avait la même barbe blanche en pointe." Il explique que c'est la seule chose à laquelle il tienne, car c'était aussi le souvenir de sa jeunesse, des chasses en montagne avec son père, etc. Il avait eu une belle femme, qui était morte, ses enfants étaient éparpillés, il était pauvre comme Job et d'ailleurs il a dit comme Job : "Dieu m'a tout donné, tout repris, qu'il soit loué." Et il a eu un grand sourire :" Quand je vois cette photo, je suis heureux."

Mort de fatigue, j'ai été dormir sur une paillasse de feuilles. A l'aube, comme d'habitude, les peshmergas sont venus me secouer pour que l'on reparte. Alors il est venu avec la photo et me l'a donnée. "Mais c'est la seule chose qui te rattache àa vie !" "Tu vois, je suis vieux, mes mains tremblent, je ne peux plus porter un fusil, mais je peux faire encore quelque chose pour mon pays. Si tu prends la photo, tu parleras de nous à l'étranger."

Pour revenir à cette photo de couverture : Ce garçon a un visage gai, déterminé, optimiste. Cela montre que ce n'est pas un peuple soumis, qui baisse la tête. Car la principale qualité kurde, c'est le courage.

Q. : Qu'est-ce qui à l'origine a noué votre affection pour les Kurdes ?

R. : Je n'avais pas l'intention d'en parler, mais puisque ça va rester entre nous... *rires*.

Je ne connaissais rien des Kurdes. J'avais seulement vu dans Paris Match je crois la photo de Mollah Mustafa Barzani descendant une colline à cheval avec ses partisans. Je trouvais qu'il avait fière allure. C'est tout. Mais en 1963, j'étais l'adjoint au Quai d'Orsay, de (là, ce n'est pas par censure, mais je n'ai pas saisi le nom, de toutes façons ces diplomates ont tous des noms à particule à coucher dehors)... J'étais chargé de regarder chaque matin les 200, 300 télégrammes qui arrivaient, de les trier et d'en expliquer son contenu au Secrétaire général.


L'actuel président du Gouvernement régional du Kurdistan, Massoud Barzani, à 13 ans, en peshmerga.

Un jour, un télégramme arrive de Londres, disant que selon la politique concertée franco-britannique, la Grande-Bretagne nous demande notre accord pour envoyer 50 chasseurs bombardiers avec leur chargement de napalm en Irak.

Je me précipite chez le Secrétaire et dit : "La France ne peut pas faire ça, le chargement de napalm signifie le génocide des populations. Il est destiné aux civils (j'avais vu ça en Algérie). Il faut que nous répondions non."

Grande colère en réponse : "De quoi vous mêlez-vous ? Vous n'êtes qu'un petit conseiller d'ambassade de rien du tout ! "

J'ai répondu alors : "Je suis catholique romain et vous protestant calviniste. Et nous pensons, à tort ou à raison, que chez les calvinistes, la fibre morale est plus élevée. Je m'adresse au protestant. Nous ne pouvons pas tuer les populations."

Encore une plus grosse colère en retour : "Nous dirons oui aux Anglais, et c'est vous qui allez signer !" "Jamais je ne ferai une chose pareille." "Dans ces conditions, ce n'est pas la peine de revenir demain." "Je pars maintenant."

Et je ne suis revenu au Quai d'Orsay que 8 ans après. Ayant été chassé à cause des Kurdes, je pouvais continuer à les aider ...

Q. : Est-ce que l'entrée de la Turquie en Europe n'est pas une chance, en la forçant à prendre en considération le problème kurde ?

Il y a du pour et du contre à cette entrée. J'ai à cela 3 objections majeures, actuellement, mis à part le problème de Chypre.

- L'adhésion de la Turquie mettrait l'Europe en contact direct avec la Syrie, l'Irak, l'Iran et la Géorgie.

- Mais la principale raison est d'ordre humain : Tant que les droits de l'Homme ne sont pas reconnus en Turquie, tant que la prison de Diyarbakir existe telle que l'a connue l'ancien maire (Mehdi Zana), tant qu'il n'y a pas de libertés fondamentales dans ce pays, tant que ce problème n'est pas réglé, je suis contre.

- Pour les Kurdes de Turquie, cette adhésion serait un grand avantage : plus de loi martiale, de répression, d'assassinats ciblés... Mais cela aurait pour effet que la frontière de l'Europe couperait le peuple kurde définitivement avec une partie, environ la moitié, en Europe, et l'autre moitié hors de l'Europe. Peut-on le souhaiter ? Ne vaut-il pas mieux attendre que les choses se décantent en Turquie ?

Q. : Au sujet des frontières intérieures en Irak : Est-il souhaitable de modifier les frontières du gouvernorat kurde actuel ?

R. : Le 4° gouvernorat, celui de Kirkouk, a donné la majorité aux Kurdes, mais cela n'implique que la ville et le nord. Je pense qu'il faut faire des référendums d'auto-détermination, mais une fois tous les gens revenus sur place. Parce que si ce sont des populations allogènes qui votent, ça n'a pas de sens. La grande affaire est bien sûr celle des puits de pétrole autour de Kirkouk. Je dirais que les populations doivent être rétablies dans leurs droits. La carte la plus fiable est celle d'un atlas soviétique des peuples du monde, avec une carte linguistique qui montre exactement où sont les Kurdes et où sont les Turkmènes. Ensuite seulement, on pourra faire des référendums pour déterminer la frontière du futur Etat autonome en Irak.

Q. : Que pensez-vous du résultat des élections, tel qu'il a été présenté, avec cette division confessionnelle : chiites, sunnites... et Kurdes ?

R. : La population kurde n'a effectivement pas voté en fonction d'une religion mais d'une nationalité. Mais les deux grands groupes en Irak sont divisés ainsi, les chiites étant majoritaires. Mais l'insécurité dans les régions sunnites était telle qu'un grand nombre n'a pas pu ou voulu voter. Mais ceci, j'espère, est provisoire."


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