dimanche, juillet 21, 2002

Istanbul

Notre emploi du temps à Istanbul traîne paresseusement. Lever tard, vers neuf heures, on se retrouve vers 11 heures à la pasta Barcelona où je mange une pizza et Roxane deux poghaça. Plus pas mal de nescafé au lait, il est bon ici, autant en profiter. Ensuite, à la librairie Robinson Crusoé où l'on trouve un nombre impressionnant de titres français et anglais. Je n'y ai pas trouvé le dernier Orhan Pamuk (je les achète presque toujours ici) mais pris un très bon polar se passant dans la Rome de Sylla. Ensuite, Ara Café. Il vient juste d'ouvrir, en face du lycée de Galata Saray, juste à côté des PTT. Pas mal de boissons fraîches, des tables à l'extérieur, au milieu de verdure. Le quartier de Pera Galata regorge d'endroits comme celui-ci, à la fois branchés et sympathiques (la combinaison de ces deux qualités ne se trouve jamais à Paris). Après les quelques communications téléphoniques d'usage, on règle les tâches du jour : gens à voir, ou endroits. Là nous avons passé toute l'après-midi au Musée archéologique, à côté de Topkapi Sarayi. Très agréable, bien fait, comme musée. Orient ancien, avec pas mal de vestiges assyro-babyloniens, et assez inattendu : de belles stèles de l'Arabie et du Yémen antiques, tres intéressantes par leur parenté avec l'art mésopotamien. Puis le pavillon des sculptures gréco-romaines. Très beaux marbres, il est vrai que nous sommes ici dans la seconde Rome. Une belle sculpture d'Athéna m'a tapé dans l'oeil, une copie romaine en marbre, pas très haute, peut-être 1m20, d'un original grec du 5ème siecle. Statue gracieuse, fine. Ici je donne un truc : pour obtenir quelque chose d'un dieu grec, il faut lui toucher les genoux et le menton : aucune supplique ne peut alors être refusée par un Grec ancien ni par ses dieux. C'était le geste qui obligeait par excellence.Ensuite, des salles sur l'histoire d'Istanbul de la préhistoire jusqu'à nos jours. Une reconstitution d'habitat paléolithique un peu caricaturale : une grotte à auvent et une hutte à branchages. Cela me rappelle irrésistiblement les cahutes qui avaient été reconstituées en juillet 2001 pour le Festival Culturel de Tunceli, censées représenter l'habitat traditionnel montagnard du Dersim. Suleyman les avait montrées d'un geste emphatique en assurant que nulle part ailleurs au Kurdistan on ne trouvait cela. J'avais failli lui dire que c'était normal, ces intellos maniérés du Botan ayant entre-temps inventé l'architecture... mais maintenant je peux assurer les Dersimis qu'à Istanbul on en trouve encore sauf que les cabanes du Paléolithique Supérieur stambouliot ont l'air un peu mieux construites.Le soir, repas de poissons à Karaköy. Puis dernier verre au bar du Pera Palas, son fantastique décor années 30, ses grands fauteuils confortables. Aujourd'hui, c'est pour moi le dernier jour. Je me demande combien il fait à Paris. Sûrement un peu plus frais. Ici c'est toujours 31 mais avec une humidité et une touffeur presque insupportables.

vendredi, juillet 19, 2002

Istanbul

Quelques jours de détente avant le retour. Toujours très chaud mais la ville est tout de même agréable à vivre. Je ne sais pas ce qu'ils font dans Sultan Ahmet (nous n'y mettons jamais les pieds) mais le quartier Pera Galata s'améliore d'année en année. Il y a de plus en plus de rues piétonnes, de cafés en terrasse, de bistro perchés dans d'incroyables immeubles Arts Déco. Ce ne sont pas, comme à Paris, d'artificielles réserves pour touristes. On y croise de tout, et la vie culturelle y a l'air bien plus intéressante. Bref, sans doute une des plus belles villes d'Europe, et pour les écrivains, l'équivalant de Paris dans les années 20.

jeudi, juillet 18, 2002

Istanbul

Retour en avion normal, c'est-à-dire que j'ai sidéré le serveur du buffet à l'aéroport de Kars en lui demandant un whisky à 11 heures du mat. S'il m'avait fait le coup du petit crétin de Cizre je lui aurais défoncé le crâne. Roxane sait que je ne suis pas d'humeur très zen quand je prend l'avion. J'ai donc passé deux heures 30 cramponnée à mon siege en maudissant jusqu'à la dixieme génération tous ceux qui m'envoient dans des pays où il faut se rendre en avion. Dire qu'il y avait un temps où l'on ne voyageait qu'en bateau... Même le Titanic, je préfère...Maintenant Istanbul. Très chaud, très lourd, moite, plus pénible qu'à Cizre, finalement. Bakhtiar s'est tiré en Europe, je l'ai appris à demi-mots par sa famille. Vlad est très très maqué mais pas abattu du tout. Ça a l'air d'être un sacré nid de frelons la politique ici. Si les jeunes se tirent, ils ne vont plus durer très longtemps. Cela me rappelle tout à fait les débuts de l'hémorragie en 1999, quand le PKK a commencé de se barrer en couilles. Même symptomes : décomposition, affrontements, affolement, directives aussi menaçantes que contradictoires. D'ailleurs ce parti fait si peu peur aux Turcs à présent, que des Kurdes d'Istanbul, bien assimilés et très éloignés de la lutte, vous parlent tranquillement d'un parent, qui est en Europe, à Medya TV, et ce dans des lieux publics, un bistro sur Istiklal par exemple. Il y a une époque où on ne se l'avouait même pas entre membres d'une même famille. Aujourd'hui cela n'a rien d'un secret dangereux, c'est comme si on parlait de l'original de la famille, d'un exotisme charmant... Il est vrai qu'on a peu d'exemple historique d'un parti qui se soit vendu à ce point, en baissant autant les enchères. L'idéologie tombe d'elle-même, ne laissant aucun souvenir. Les cadres ? Ils rentrent dans la vie civile, ils font des affaires (du moins pour les plus doués ou les plus mafieux), la plupart végètent. En tant qu'anciens combattants, ils ont d'ailleurs peu de faits glorieux à raconter à la postérité. Quelque chose entre "Comment nous avons été trahis" et "Comment nous avons trahi".

lundi, juillet 15, 2002

Dogubeyazit

Comme nous voyageons rarement en plein été, il y a une chose qui ne m'avait pas autant frappée jusque-là : c'est qu'ici, les Turcs ne se sentent pas chez eux. Qu'ils soient touristes ou fonctionnaires, ils ne se sentent pas en Turquie réellement, plutôt dans une sorte de colonie, mais les Kurdes leur sont totalement étrangers. Même les groupes d'étudiants turcs sont peu à l'aise, alors qu'il nous suffit de trois mots au milieu de ces Kurdes pour être au milieu de familiers. Un Kurde d'Irak ou d'Iran ne fait pas "en visite" à Van ou Dogubayazit, mais les touristes turcs font aussi touristes que les Européens, on ne les distingue parfois qu'à la langue. Dans les dolmush ou les otogars, deux Kurdes qui se rencontrent s'enquierent de leurs villages respectifs, de leurs maisons respectives, saluent avec de grands serçawan leurs connaissances mutuelles, et au bout de quelques instants deviennent compagnons de route. Les noms de lieux qui reviennent dans leurs bouches sont Batman, Diyarbakir, Agri... Quand ils nous parlent de villes à l'Ouest on sent qu'ils pensent "là-bas, en Turquie..." Jamais entendu dire "Zakho, en Irak..."
12h. Türbe d'Ahmedê Khanî. Pauvre Ahmedê. Comme Malayê Ciziri il se retrouve confit dans les tapis, les tissus verts de mauvais goût et la dévotion. Que des femmes autour, qui lisent le Coran en arabe (disons qu'elles marmonnent quelque chose en tournant les pages à l'envers). Il n'y a pas un seul de ses livres dans la salle, rien que des Corans. On a mis un turban blanc et vert sur sa tombe, et voilà, c'est une ziyaret. Qu'est-ce que tous ces gens-là savent de la religion de l'amour, perdus qu'ils sont dans leurs bigotteries ? Il y a plus d'esprit soufi sur la stèle de Mem que sur cette estrade peu esthétique avec des planches autour qui font comme une alcôve. Aucune âme ni fraîcheur dans ces lieux de pelerinage. A l'entrée par contre, nous blaguons avec les deux mendiants estropiés de service, de vrais mendiants de l'islam, avec l'insolence et le bagoût déluré des Maqamat. Puis nous raflons des portraits peints sur verre d'Ahmedê Khani sous les yeux ébahis de Kurdes venus de l'Essonne. L'un d'eux, qui avait pris un exemplaire de la déesse aux serpents (la même que j'avais trouvée à Tunceli mais aux teintes plus belles) se fait pardonner en payant pour nous un des quatre tableaux.

dimanche, juillet 14, 2002

Van

Saloperie de mosquée. Dire que la prière de nuit n'est pas obligatoire... Je suis sûre que le type qui braille par enregistrement sur haut-parleur à 4 heure du matin dort, lui.Aujourd'hui, dimanche matin, toutes les pasta sont fermées. La fast food jardin ne sert que des toasts au ketchup mais on peut manger dans ces infâmes pide-döner-kebap salonu autant de brochettes que l'on veut à dix heures du matin. Ces horreurs sont toujours ouvertes, pas de danger. Roxane fume en pensant aux petits pains, vraiment très bons quand ils sont chauds. Moi je m'en fous, je prends deux toasts pour la peine. Le matin, n'importe quoi me va pourvu que ce soit consistant (donc ni tomates ni concombres) et non sucré (ils peuvent remballer leurs barquettes de confiture et de miel). Toast, kek (pour cake) poghaça, tout passe avec du nescafé. Une chose que j'aime aussi le matin c'est la soupe. Disons que c'est mieux que l'éternel assemblage fromage-olives noires. Il faut préciser d'ailleurs ce qu'ils entendent par "fromage". En gros il y a trois fromages kurdes : une espèce de machin caoutchouteux et très salé, du fromage frais assez salé style feta, et un autre qui ressemble à de la feta mais que l'on aurait laissé rancir. C'est tout.Devant nous un Kurde d'Irak vient de passer, en grande tenue : pantalon large, veste courte assortie, turban et ceinture. Splendide et racé, le pas majestueux. Vêtu comme cela, même le plus insignifiant a des allures de sultan. Un beau Kurde, élancé comme ils sont dans les montagnes, habillé à la traditionnelle fera toujours aristocrate, à côté des plus beaux Turcs, de "belles bêtes", certes, mais qui ne sont que cela : de beaux mameluks. Au départ pour Muradiye adieux très tristounets du petit Orhan qui sourit bravement, les yeux plein d'eau contenue. J'aime beaucoup le sourire des Kurdes quand ils sont tristes : c'est un arc-en-ciel inversé, un arc-en-ciel avant la pluie qui coulera plus tard, en cachette. Comme ils imaginent toujours que leurs émotions sont partagées il me serre le bras et chuchote : "Are you OK ? Really OK ?" Mieux que toi, pauvre agneau.On ne peut quand même pas tous les prendre avec soi...

Hadi de Batman

Roxane me demande d'expliquer Hadi. Le phénomène Hadi... Bon, c'était en septembre 2000, dans un dolmush qui nous emmenait de Batman à Van. Presque aucun passager, mais parmi eux Hadi. Un jeune de Batman qui est venu nous rejoindre à l'arrière du bus, s'est assis à côté de moi et a laissé trainer sa main. J'explique pour les Européennes, ça peut servir : ici, ce sont les filles qui font les avances et donc qui prennent la main des garçons, et quand ils jouent leurs demoiselles effarouchées elles doivent insister, et quand ils partent en courant elles leur courent après, ameutant père et frères au besoin... Bon. Hadi a vraiment laissé trainer sa main sur la banquette pendant des kilomètres, avec une touchante bonne volonté. Il ne nous a pas lâchées jusqu'à l'hôtel (et c'est pour cela qu'on a pris le premier venu, le Çaldiran donc), s'est fait jeter par le personnel de l'hôtel, m'a appelée deux trois fois dans la nuit d'un ton dramatique (Sandrina, ez ji te hez dikim...), a recommencé le lendemain et pendant tout mon voyage, et même après mon retour, n'a cessé de m'appeler, jamais découragé. Deux ans cela a duré. Règle générale : Hadi se manifeste toujours quand j'attends un appel important et que je me précipite sur le téléphone. Par la suite, se doutant bien que je raccrochais au son de sa voix, toujours optimiste, jamais découragé, car un jour, je verrai bien où est mon destin, il a fait appeler toute la Turquie à sa place. Une amie de Diyarbakir, un copain de Batman, Kasim d'Istambul, un Ahmet de Samsun... Maintenant qu'il a cessé d'appeler (sa maman a dû le marier entre temps) ces deux derniers appellent pour leur propre compte. Ne me connaissent pas du tout mais je suis régulièrement invitée à Istambul ou Samsun. Donc un conseil : si jamais un Hadi de Batman vous demande votre numéro, sautez du dolmush, même en marche.

samedi, juillet 13, 2002

Aktamar

Aktamar Camping Restaurant. Parfois des enfants au visage d'ange entre leurs parents aux faces irrémédiablement sans âme et bovines. On se demande comment cela se fait. Et à partir de quand et pourquoi ils vont un jour troquer leurs traits fins et leurs yeux éclairés, initiés, contre les mufles apathiques de leurs géniteurs.A la boutique-souvenirs d'Aktamar, on ne trouve aucune carte postale d'Aktamar mais 200 du temple d'Athéna à Assos et un sac en tissu décoré des portraits des héros hindous Rama et Sita. En face, au restaurant, il y a des vues d'Akatamar mais qui ont dû passer au moins 5 ans sur les étals, en plein air. Et après ça on me reprochera de ne jamais envoyer de cartes postales...
Maintenant je lis Henry Corbin en détail et je vois avec une grande satisfaction que ses idées sur l'imamisme permanent, presque anté-islamique du monde iranien rejoignent bien mes théories sur les dragons kurdes et la parousie du 12ème imam. Cette idée du Sauveur, de l'astre caché est récurrente aussi chez les Kurdes. Il suffit de relire Khani, cette attente qu'un astre surgisse pour les Kurdes, un padichah qui les sauveraient des méchants... Les dragons sur la porte du monastère de Mardin ne m'étonnent pas au regard de la collusion entre le sauveur chrétien, le mahdi et le Saoshyan de l'ancien Iran (l'Imam est parfois appelé le second Christ).Sur l'église arménienne d'Aktamar, on voit d'ailleurs ces serpents et ces lions. Sous la figure du Christ tenant les Evangiles, celles de Cem trônant jambes croisées, coupe en main (en tous cas le geste y est). Sur une stèle funéraire, la croix en place de l'arbre de vie mésopotamien se termine à la base par deux têtes de dragons très stylisées rappelant en tous points ceux d'Erzouroum. Quand on pense que certains appellent cela "art seldjoukjide" je ricane... Des motifs mésopotamiens sont en bonne place, telle cette figure de saint entre deux lions (cf. le Maitre des Animaux) et des animaux affrontés se tenant sur deux pattes arrières, tout à fait comme ceux du Mitanni et du Louristan. Pour figurer la baleine de Jonas, on a repris la forme du dragon des Eaux.

Van

Ce matin, Roxane qui sortait de la douche pousse soudain un aboiement en direction de la porte. Un type s'était perché tout en haut et la regardait par la vitre, en tenue d'Eve. Il a vite déguerpi. 10 minutes plus tard, on frappe à la porte. La barbe. Je contemple mon pyjashort. A cette heure-ci c'est peut-être la police ? En soupirant j'enfile un jean et vais ouvrir. Un jeune Kurde me salue et me demande si un homme est bien venu regarder à notre porte tout à l'heure. C'est exact. Tant mieux, parce qu'ils me fait comprendre qu'ils lui ont déjà cassé la gueule en bas. - Oh, very nice. Et que si on a encore besoin.... Très aimable à vous, merci.Du coup en descendant ils étaient tous aux petits soins. Bien que ce fût indiqué kahvalti sur la carte, il n'y avait pas de breakfeast, mais ils pouvaient le faire. "Pouvaient le faire" (Quand ils parlent comme ça ils me font penser au HADEP). Donc on a commandé des petits pains et on a descendu notre Nescafé tandis que Roxane partait acheter du lait. Du coup, ravi de cette dînette, Orhan (c'est le nom du fils du patron) s'est attablé avec nous et on a pris un nes ensemble.

vendredi, juillet 12, 2002

Van

Aujourd'hui, ce fut surtout une journée de transport. Le musée de Bitlis, quand il n'est pas fermé, doit faire face à un incendie de prairie, avec un beau camion rouge muni de sa grande échelle et un seul pompier qui regarde paisiblement le feu s'étendre sur les stèles seldjoukides tandis que le conservateur se tord les mains de désespoir en suppliant d'appeler la police. Il doit soupçonner avec raison les petits mendiants qui rançonnent agressivement les quelques touristes qui veulent s'y risquer. Quant aux stèles, c'est comme les tombeaux kumbet : quand on en voit une on les a toutes vues.Ensuite dolmush jusqu'a Tatvan et bus jusqu'à Van. Encore un contrôle de la jandarma mais qui ne semble pas viser les touristes. Le gradé repousse ma carte d'un air dédaigneux. Sinon la route est bien belle.Ici nous campons à l'hôtel Çaldiran. Il n'a vraiment pas changé depuis deux ans. Disons qu'après l'hôtel Seçuklu ça donne le frisson. Bien que tout soit objectivement propre, l'âge lui a donné une patine qui a la couleur de la crasse. Très désagréable. Mais Van n'est pas le plus beau coin à voir par ici.

mercredi, juillet 10, 2002

Ahlat

Lac lumière et roses
Ombres et roses avertissement
Sur le bleu des larmes éprises
Le calme chinois des montagnes
**** ***** ******
Depuis deux jours, repos dans l'hôtel Selçuklu. On ne fait rien que faire un tour le matin et l'après-midi, à l'ombre de la terrasse qui donne sur le lac, à boire des nescafés avec le gosse de l'hôtel sur les genoux. Ici ils doivent s'étonner de ces touristes qui ne fichent rien, ne se baignent même pas, restent très correctement vêtues, ni short ni maillots. Tout cela fait très villégiature à l'ancienne mais cette pause est nécessaire : conseil de guerre, écrits, réflexion sur la marche à suivre et certaines taches plus prosaïques telle qu'une bonne lessive. Et avant tout profiter de la merveilleuse vue de ce lac que je ne me lasse pas de regarder toute la journée. Il change de couleur au moins cinq fois par jour.La Turquie est de plus en plus mûre pour la démocracie : qund un serveur a décidé de vous offrir un thé il vous le donne d'un air menaçant et il n'y a absolument rien a dire.

mardi, juillet 09, 2002

Réflexions en vrac sur le totalitarisme kurde et turc

On peut dire que les Kurdes n'ont pas eu de chance, coincés entre les deux. L'essence d'une politique totalitaire, selon Hannah Arendt est "peu importe le résultat". De ce fait, l'état turc a détruit une appréciable portion de son territoire, a couvert ses villes de bidonvilles, a laissé le pays se gangréner par la mafia et le cancer politique de la répression. Le combat du PKK n'a jamais adopté une réelle ligne politique, comme me le faisait remarquer A. qui s'en étonnait : "Tout le monde était en dessous de la ligne ou bien contre mais on ne pouvait jamais être conforme à la ligne, car elle n'existait pas." Normal, si l'on admet que dans un monde totalitaire les directives et les amendements sont de nulle valeur par rapport à la parole fluctuante d'un chef. Et là encore, peu importe le résultat, les acquis politiques. Il faut avant tout de ne jamais dévier de l'idéologie. On en arrive à cette absurdité en 1995 de représentants du parti qui déclaraient fonder leur état en turc plutôt qu'un état kurde qui ne serait pas conforme "à la ligne". Bref l'intransigeance turque faisait face à un aveuglement aussi intransigeant (on a toujours l'opposition qu'on mérite ?) Au fond, la répression du parti s'est beaucoup plus exercée sur les Kurdes dissidents que sur l'ennemi turc, craint mais admiré.
Autre tactique pour entretenir la terreur interne : s'arranger pour dicter des règles de vie impossibles à suivre. Ainsi la prohibition de tous rapports sexuels, de tous mariages. Öcalan savait qu'il y aurait forcément transgression. On peut supposer que c'est ce qu'il souhaitait. Car un parti totalitaire ne veut pas forger des éléments parfait mais des éléments coupables, toujours coupables, hormis son leader qui étant lui l'Homme Parfait est au-dessus de toutes les règles. Les auto-confessions n'ont pas pour but de démasquer des coupables mais d'en fabriquer. Au besoin consciemment, cyniquement, pour le bien de la Cause.Tout parti totalitaire s'articule en deux bords : l'un destiné à la façade et l'autre qui ne concerne que sa vie interne. Pour la façade, le grand public, les militants de base et les sympathisants, toute la propagande repose sur une absence de réflexion entretenue par un sentimentalisme pleurard : Les Mères de la Paix et celle des soldats tombés, les enfants, les femmes que l'on met en avant dans les manifestations, etc. Car l'attendrissement refuse toute critique raisonnée sous prétexte que l'on ne discute pas avec des gens "qui ont tellement souffert". Naturellement, les cercles internes, eux, sont régis par un grand cynisme. Peu importait véritablement la libération de qui que ce fût (peuple, femmes, masses paysannes) pas plus qu'une avancée démocratique réelle. Lors de la création du Parlement Kurde en exil, deux de ses responsables se virent signifier par Öcalan lui-même que tout ceci n'était que poudre aux yeux des Européens et que naturellement tout serait contrôlé au sommet. L'activité principale des cadres ne consista bientôt plus qu'à garder la tête hors de l'eau dans les querelles internes, les luttes de pouvoir, les nominations et désistements arbitraires, et surtout à éviter la disgrâce du chef.Et les Kurdes dans tout cela ? Ils ont été décimés en Turquie, coincés entre deux dogmes : l'un qui leur déniait toute existence en tant que Kurdes, au mépris le plus absolu des faits historiques et l'autre qui leur apprit à ne plus êtres des hommes mais des masses arriérées qu'il fallait transformer. Les deux fléaux contribuèrent largement à la destruction de la culture kurde et de son organisation sociale.

lundi, juillet 08, 2002

Bitlis

Berlin Pastahanesi. A Bitlis, on est quand même un peu fliquées. Je ne sais pas ce qu'ils ont bricolé avec les fils du téléphone dans la chambre d'hôtel mais ils ont tout cassé. Roxane est sûre que ça vient de ces connards de Siirt qui se la jouent James Bond. Quitte à me faire suivre, j'aurais préféré mon grizzly. Et même 10 jours de garde à vue ça ne me gêne pas (mais non A. je blague .)En plus à la pasta, entrent d'abord deux flics (grands et costauds mais pas beaux). Lassés de nous attendre à la table à côté (quand on l'a décidé on peut rester trois heures dans une pasta, autant qu'au restaurant) ils finissent par sortir et se faire relayer par les militaires, tous des appelés) qui entrent à leur tour d'abord à deux et expliquent en turc à côté de nous à un autre client : "tourists Siirt". Si on avait des doutes... Donc les autres crétins nous font suivre encore, persuadés que si notre emploi du temps parait si innocent c'est qu'on a forcément beaucoup de choses à cacher (cf. Le Grand Blond avec une chaussure noire). Je vois d'ici les appels : "Chef ! Elles reprennent un cinquieme nescafé, ça veut dire quoi ?" Pauvres petits. Maintenant il y a six militaires dans la pasta, qui font TOUS semblant de lire le journal, horriblement intimidés par nos regards hilares. Il est deux heures et nous sommes dans cette pasta depuis 11 h 30. Et tout le monde attend.

Ahlat

18 h. Je résume les aventures des derniers James Bond lancés à nos trousses : en sortant de la pasta, deux keufs de Bitlis nous ont suivis jusqu'à l'hôtel où nous avons repris nos bagages. Roxane leur a rendu le cable de dérivation qu'ils avaient fixé à notre téléphone (air piteux). A la station de dolmush un flic a ostensiblement demandé au chauffeur de l'avertir que nous allions bien à Tatvan. Le chauffeur, un Kurde, n'a pas fait de zèle. A Tatvan, il nous a demandé si nous allions bien à Ahlat, et nous a indiqué un groupe de dolmush sans vérifier dans lequel nous montions. De toutes façons, nous allions VRAIMENT à Ahlat (Chef, c'est louche...).Ahlat. Ancienne capitale mongole, où l'on battait monnaie pour tout l'empire d'Iran. La moitié de la vieille ville a disparu sous le lac. Beaucoup de tombeaux mongols et postérieurs, très iraniens. Les Kurdes parlent kurde. Il y a beaucoup de têtes rondes et de yeux très bleus. Le chauffeur passe des cassettes kurdes, dont une chanson sur Mercan. Mon keffieh a été là aussi très favorablement accueillie par de jeunes patriotes.Ahlat est une ville tres verte, avec une chaleur modérée des plus agréables.Tout ici est habité par le lac, comme une mer habite un pays. Un bleu incroyable, comme celui des mers boréales. Mais quand il pleut, des eaux noires, sombres. Bref ce lac donne selon le temps sa couleur à tout le paysage. Le jardin de l'hôtel a des roses anciennes, très belles, hélas sans parfum. Et les tombeaux qui fleurissent en pleine nature, simples au milieu des vergers. Il y a aussi ce bruit de ressac incessant que l'on entend de la chambre parce que le balcon donne sur le lac. Son arche de pierre rouge lui donne l'allure d'une porte de Mycènes, ce pourrait être la Méditerranée derriere, mais avec un étrange paysage de hautes montagnes. Beaucoup de grillons. Je ne me sens pas au Kurdistan ici mais si c'est cela l'Arménie j'y resterais bien toujours. Parfois un vent fou, un orage qui tourne au-dessus du lac et éclaire le soir et la nuit.

dimanche, juillet 07, 2002

Bitlis

Journée tranquille à Bitlis, après toutes ces péripéties. On est assez surpris de nous voir, mais on nous fiche la paix. Ici, on se sent plus en Arménie qu'au Kurdistan. C'est d'ailleurs facile de distinguer la frontière. Il paraît que pour tracer celle entre le Kurdistan et l'Arabistan il suffit de faire marcher un chameau vers les montagnes jusqu'à ce qu'il refuse d'aller plus loin : là commence le pays kurde. Pour l'Arménie, ce sont les premiers bouleaux qui l'annoncent. Et à Bitlis, les bouleaux, les maisons et les toits côniques des turbehs et des mosquées annoncent déjà Van et Erzouroum.Le russe commence même à apparaitre. Dans une rue de Bitlis un homme nous a demandé "panimachie tirki, roussi ?" En tous cas la température est agréable. Autour de 30 degrés pour qui vient du Botan, c'est l'idéal.Dans la mosquée Sharafiyye j'ai vu deux tombes récentes, deux hommes, dont un maire de Bitlis : les sharafhanoghlu. Comme quoi les grandes familles ne sont pas toutes perdues.

samedi, juillet 06, 2002

Bitlis

Hier soir, à Siirt, enfin a minuit, encore une visite de keufs. Beaucoup moins de classe qu'à Silvan. Un peu gênés par la détente qui les oblige à "accueillir" obligemment des touristes qu'ils ont l'intention de fliquer tout le long de leur séjour. Comme on les avait involontairement semés dans la ville en disparaissant trois heures dans un Internet Café, ils nous bombardent de questions aussi idiotes les unes que les autres. C'est finalement plus tendu qu'à Cizre, où si on ne sortait pas du rôle touriste, les services nous fichaient la paix. Là ils font flicards malveillants et franchement débiles : se mettre à 5 pour éplucher ma carte d'identité... Après en avoir fait une photocopie eux-mêmes, ils ont tous vérifié qu'elle était bien conforme à l'original... je me demande quel concours il faut passer pour être de la police de Siirt. On m'a même demandé si nous avions été au restaurant seulement pour manger. Là je n'ai pas pu me retenir de rire : Oui, et pourquoi d'autre, sinon ? Pendant qu'ils débattaient gravement entre eux des graves décisions qu'ils allaient prendre, nous on regardait X Files à la télévision. Ecouter Mulder en turc, cela change. Le veilleur de nuit avait un masque de bois en nous regardant nous foutre de leur tête (masque qui s'est changé en tirade rageuse contre ces abrutis dès qu'ils furent partis), le patron avait l'air de nous en vouloir (peut-être l'ont-ils tenu responsable de notre disparition de 4 heures ?).Et depuis ce matin ils n'ont cessé de nous filer bêtement : à la pasta, à la mosquée, aux otogars, aux contrôles, jusqu'à ce qu'ils soient sûrs qu'on aient quitté la région de Siirt je suppose. Quand je dis bêtement c'est que leur méthode était idiote, à se cacher sans se cacher. Soit on vous file ouvertement (pour la pression psychologique) soit on se dissimule pour apprendre des choses. Là ils étaient tellement mauvais qu'on les semait sans peine pour finir par les attendre en nous marrant. A quatre, pas à dire, ils sont doués...Siirt est de toutes façons une ville assez nulle. D'abord on y mange mal, c'est un signe. Et qu'on ne vienne pas venir me pleurnicher la guerre, la pauvreté, gna gna gna... A Silvan c'était idem et on mange bien. C'est une question d'état d'esprit, ou de savoir-vivre. A Sivas c'était aussi médiocre, triste, cher (cela va souvent ensemble). Mais le minaret de l'Ulu Camii (1129, époque seldjoukide) est joli avec son décor de carreaux turquoise sur briques. Et bien restauré pour une fois.A Bitlis il fait moins chaud, la ville de pierres sombres annonce Van et Erzouroum. Je ne sais pas si c'est plus détendu, depuis qu'on a posé nos bagages on est pas retournées a l'hôtel. Peut-être qu'on nous attend encore la-bas, mais si on doit encore se les taper quelques heures, on ira au bar (eux ils n'ont pas le droit de boire en service). Je lis sur Yahoo France qu'il fait 21 a Paris. C'est bien. Ici, en Mésopotamie, c'est autour de 38 et pres du lac de Van un peu moins, peut-être 28-29.

jeudi, juillet 04, 2002

Silvan

Une fois arrivées à Silvan nous apprenons que l'unique hôtel a fermé. Le chauffeur du car était désespéré qu'on ne veuille pas aller chez lui. Mais vraiment désespéré, presque au bord des larmes : "Diya min heye, zaroken min hene, me tirsin, em miletê bash in." Comment lui faire comprendre que ce n'était pas par méfiance, mais simplement parce qu'une fois chez eux, pris dans leurs familles, leurs visites, leurs repas, on ne peut tout simplement plus travailler ? De toutes façons, Silvan étant encore sous état d'urgence, il fallait déclarer notre passage à la police. On y va donc, en nous disant que s'il y a un hôtel, ils sauront bien nous l'indiquer. De ce fait, quand les deux keufs de service nous ont vues, ils ont fait comme à Hasankeyf, ils ont viré les Kurdes en nous disant d'aller à l'ögretmenevi. Parfait. Du coup, nous voilà de nouveau prises en charge par ces messieurs, très étonnés de nous voir tomber du ciel mais contents qu'on se mette sous leur protection à eux. Pour une fois qu'ils ne passent pas pour d'abominables tortionnaires corrompus... En déchargeant les bagages, le chauffeur était si mal qu'il est resté au volant et a démarré sans nous dire au revoir. Encore un coeur brisé. C'était désolant mais on ne pouvait pas lui expliquer la vraie raison.Enfin, nous nous installons sur la terrasse du grand bâtiment de la police. Toujours agréables, leurs locaux, spacieux, avec jardin... ils ne s'embêtent pas. On boit le thé pendant qu'ils téléphonent à l'ögretmenevi pour annoncer notre arrivée. Quand tout est OK arrive un troisième pour nous y emmener. Les Turcs sont une belle race (élevés au grain), il y a des beaux mecs, mais celui-ci était vraiment un des top. Grand, costaud, très brun, avec de beaux traits un peu asiatiques et des yeux en amande : Mustafa d'Antalya. Roxane prétend qu'Antalya est un vivier de belles bêtes, et il est vrai que de tout ce qu'on a vu, c'est le dessus du panier. Charmant comme tout, en plus. Il nous amène à l'ögretmenevi dans une grande Opel toute neuve qui change des taxis poussifs que l'on prend depuis des jours. Il arrange tout là-bas et avant de repartir nous invite à les rejoindre le soir dans leurs locaux pour prendre un verre. Ce que nous faisons.
Dans leur jardin, nous avons commandé une pastèque et des nescafés (des thés pour eux). Après on a bavardé à 6 (4 hommes et deux femmes) dans trois langues : turc, anglais et les souvenirs de français de Mettin. En face de moi un type en civil encore plus haut que Mustafa, barbe et cheveux châtains, yeux verts, bâti comme un bûcheron canadien mais avec le caractère d'un grizzly. Comme ils nous demandaient notre âge on leur a dignement lâché la vérité. Stupéfaction, consternation et machoires qui se déccrochent. Puis protestations énergiques . "ah non, on n'en fait que 27, c'est pas de jeu !" Il faut comprendre : ce n'est pas que ça les gêne, pour eux on a l'âge qu'on a l'air d'avoir. Le problème est qu'ils veulent être les plus vieux et en arrivent même à se vieillir exprès. Mustafa à qui l'on donnait 25 ans a protesté en avoir 31, quand même... Quand j'ai tourné la tête vers celui qui était devant moi j'ai eu droit à un sombre regard de reproche, mais alors de reproche ! tandis que ça grommelait "otuz besh" (35). Et il n'a cessé de me fixer de toute la soirée avec cette envie qui se lisait bien sur son visage de me fracasser le cendrier sur le crâne. Depuis 37 ans que je cherchais ma baffe, j'allais l'avoir. Est-ce que je ne pouvais pas attendre deux ans ? C'est exprès ou quoi ? Ensuite, naturellement on nous demande si on est mariées. Non. Et là pour m'amuser je fais un non énergique, qui voulait dire "grands dieux jamais". Le grizzly inspire un grand coup, serre les poings, tord une fourchette, et me demande calmement (en tous cas c'était bien imité) pourquoi non au mariage. On cherche, on cherche... Roxane dit "serbesti" ils ne comprennent pas, ça me revient soudain, je dis "özgürlük" (liberté). Là ils comprennent. Presque tous. La montagne humaine en face de moi resserre les poings et me dit doucement : "Et les enfants ? Çocuk ?" Sous-entendu : "pour en avoir tu seras bien obligée de te marier !." Je refais non. Pas de çocuk. Suffoqué, ne trouve plus de mots pour son indignation, il berce dans ses bras un enfant imaginaire. Ben voyons. Enceinte d'un morceau pareil, je demande une césarienne au bout de trois mois de grossesse. Mais non, özgürlük. Du coup, il rugit, pour de vrai, en resserrant une fourchette. Il rugit. Et grommelle "özgürlük, özgürlük". Jamais rien vu de plus craquant. De temps à autre me rejette un oeil écoeuré avant de se souvenir qu'il faut peut-être m'amadouer un peu (on réglera les comptes plus tard) et il essaie de me sourire, louablement. Je vois bien qu'il essayait d'avoir l'air gentil. Sauf que ça tournait au rictus et que ses mains faisaient toujours le geste de vouloir atteindre mon cou. Bref, l'homo néanderthalus qui ne rêve que de s'emparer de cette salope de pomponette pour l'attirer à grands coups de pieds dans sa caverne. Je dois dire que je trouve ça infiniment séduisant, ça repose des tourmentés chroniques existentiels. Là pas d'hésitation ni de question à se poser : si on tient à ses dents, bien sûr...Naturellement, ce type doit être un amour dans la vie. Mais après avoir traînailler 37 ans on ne sait où, venir lui dire "özgürlük" comme ça, c'est trop fort.
Retour a l'öðretmenevi ou nous attend un des reponsables, un prof de chimie, qui appartient aussi a une des plus grandes familles d'aghas par sa mere et est fils de cheikh. Du coup tout le monde l'appelle "Cheikh" bien qu'il n'en soit pas un. Avec lui nous visitons le lendemain une grande demeure kurde, un peu ruinée tout de même, qui appartient a son cousin. Il nous dit que son cousin est facho. Il faut comprendre grand propriétaire en cheville avec l'état et les gardiens de village. Lui est plutôt "patriote", c'est fréquent dans les familles d'avoir plusieurs membres dans des bords tres différents, surtout dans les grandes familles. On ne met pas tous ses oeufs dans le même panier. A l'origine, Silvan et sa région appartenait a trois familles d'aghas. Je ne suis pas sûre que ça ait beaucoup changé. Pres de Malabadi, toute l'étendue des champs de coton appartient a une seule personne. Et s'ils ont brûlé les villagesdes montagnes, ils n'ont pas touché a la plaine.Quant au pont de Malabadi, désolée Kendal mais j'avais bien raison : il est d'époque artoukide, au moins dans sa derniere reconstruction. Et bien moins beau que celui de Cizre (invisitable hélas puisque sur le check-point Turquie-Syrie-Irak). Pour la citadelle, c'est idem. Les jolies sculptures de lions et de chimeres que nous débusquons avec les gosses dans une partie de jeu de piste sur les toits terrasses de Silvan ressemblent traits pour traits aux sculptures de l'enceinte de Diyarbakir.Le soir diner a l'extérieur dans un çaybahce (salon de thé) qui fait aussi terrain de football (20 millions de l'heure pour la location du terrain). On bavarde avec un prof d'anglais de Diyarbakir que l'on retrouvera le lendemain a la pastahanesi. Prend mon e-mail - étant donné qu'eux n'en ont pas je me demande pourquoi les adresses e-mail les intéressent - en contrepartie de son numéro de téléphone. Il parle de ses éleves, des gosses pauvres de Diyarbakir. Dit qu'ils n'ont pas beaucoup d'entrain pour apprendre. Et comment pourraient-ils ? Tous travaillent en-dehors de l'école, ils sont cireurs de chaussures, vendeurs de simit... Ils ne mangent pas bien et vont l'hiver avec des vêtements en loques et des chaussures trouées. Quant aux adultes, ils ne sont guere plus motivés par les langues étrangeres, en disant : "je ne parle déja pas bien le turc, alors pourquoi l'anglais ?" Il est vrai que l'assimilation n'est pas toujours une réussite. Deux ou trois fois, j'ai entendu dans les dolmuþ quelqu'un dire (et un homme, pas une femme) qu'il ne parle pas le turc, seulement le kurde.

mardi, juillet 02, 2002

Hasankeyf

Passé la nuit ici. Cette ville est toujours aussi belle. Décidément j'ai une préférence pour les villes au bord du Tigre. C'est qu'il y a à partir de Diyarbakir jusqu'à Cizre une lumiere particulière, une vibration de la couleur qui enchanterait les peintres. Et le Tigre à Hasankeyf a vraiment une couleur particulière, ou plutôt toute une palette : bleu roi, vert Nil, turquoise, vert amande, terre de Sienne, émeraude, et tout ça dans le même fleuve, sous les mêmes piles de pont... Ça, c'est pour la peinture. Pour ce qui est de la sculpture, elle est au-dessus. Les falaises de craie sont creusées, arrondies, ajourées, par l'eau et les villageois troglodytes. Ce que j'aime c'est que les monuments et les pierres naturelles s'harmonisent absolument au lieu de se faire concurrence. La beauté du tombeau de Zeynal Beg est égale à celle des montagnes rondes et roses derrière et la tour de la citadelle aux deux lions affrontés a la même élégance émouvante, dans son jaillissement, qu'un rocher détaché et laissé sur la rive, que l'eau a rongé. Il est neuf heures du matin et je petit-déjeune les pieds dans la flotte, dans une de ces paillottes qui depuis un mois et demi couvrent la rive droite du Tigre. Un vrai déjeuner de Kurde : pain, dew, concombres, tomates et thé (oh, mon café noir ...). Consolation : le fleuve grouille de poissons et tous les restaurants et épiceries proposent du poisson frais. Hier, comme l'unique motel d'Hasankeyf a fermé nous avons été dans une ögretmenevi, une Maison des Professeurs, une espèce de gîte rural réservé aux enseignants. Modique mais propre et avec l'essentiel. Déjà à Ovacik le kaymakam nous l'avait proposé. Et comme à Ovacik les professeurs en vacances passent leur temps à jouer à un jeu qu'ils appellent OK (je l'écris comme je l'entends) qui semble être un mélange de loto et de domino. Ça a l'air passionnant. Les policiers y jouent aussi. Débarquées dans l'ögretmenevi j'alpague le premier venu (en me fiant à son air plus éveillé) et lui explique le probleme. Dans un anglais triplement boiteux il me dit qu'il n'y a pas de probleme, qu'il faut demander l'autorisation à la police, qu'ils accepteront sûrement et qu'en attendant on va monter nos sacs. Tres agréable jardin à l'intérieur, avec vue sur le vieux pont. Le temps de s'installer, de boire un thé, de s'apercevoir que je parle kurde. Comme d'habitude, sciés et contents. Tout le groupe était des professeurs de Batman, venus passer ici l'apres-midi. L'un d'eux était tellement impressionné qu'il a commencé de m'expliquer qu'il n'avait pas son stylo sur lui mais que sinon il m'en aurait fait cadeau. J'avoue que j'ai trouvé ça si incroyable que je lui ai fait répéter : hadi'a. Son stylo de professeur ! C'est la premiere fois qu'un professeur de mathématiques est aussi content de moi, je dois dire. Bref, entretemps, ils n'avaient plus du tout envie de nous laisser à Hasankeyf et insistaient plutôt pour que l'on vienne chez eux, à Batman. Des fois que la police nous refuserait l'autorisation, hein... Mais dès qu'ils nous ont vus, les policiers, ils n'ont pensé qu'à une chose, virer les profs et nous récupérer pour eux tous seuls. J'ai bien vu qu'ils étaient consternés et ne s'y attendaient pas du tout. Les pauvres... Du coup on a passé la soirée avec les deux policiers qui étaient en faction de nuit sur la route et le pont moderne, assis devant leur tank. Car les policiers ici ont un tank. Ils contrôlent principalement les camions de pétrole qui viennent du Kurdistan d'Irak et roulent la nuit. Ils nous ont commandé un repas, le restaurant a dressé une table dehors et l'un d'eux, prénommé Ahmet, a fait le service, très stylé. Ensuite on a été les rejoindre autour de leur petite table à thé et on a mangé des eskimos tous les quatre, en regardant passer les camions et en répondant à leurs questions sur le foot, Le Pen (ça les a beaucoup inquiété cette histoire, visiblement). L'autre (je ne me souviens plus de son nom) nous a sérieusement expliqué qu'à Hasankeyf il n'y avait pas de Turcs, seulement des Arabes et des Kurdes. Tous trilingues pour la plupart, même les enfants, de sorte qu'il est parfois impossible de les différencier. En fin de matinée le moxtar est venu faire la causette (je ne sais plus ce qu'est un moxtar mais c'est une fonction administrative). Il voulait avoir des nouvelles de sa ville, savoir ce que l'on pensait du projet de barrage. Nous l'avons rassuré en lui apprenant le désistement des investisseurs. Il était content. Ils n'ont pas l'air très informés sur place.
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Tigre eau et pelage animal et fleuve
rayures d'azur
Souple échine qui s'étire sur le tapis vert du Botan

lundi, juillet 01, 2002

Cizre

Visite à Mem et Zin ce matin. Et une surprise : ils ont enlevé la stèle sur la tombe de Beko. Maintenant il n'y a plus que le cénotaphe, nu, un bloc de ciment gris, devant la tombe des amoureux. Ainsi le nom de Beko ne se dresse plus devant Mem et Zin, les menaçant pour l'éternité. Voudrait-on ici un monde où la rose serait sans épines, le trésor sans serpent, les amoureux sans envieux ? J'ai posé ma main sur la tête de Mem. La pierre était fraiche sous la peinture verte dont on les a badigonnés et qui s'écaille. Par contre ils ont enlevé aussi l'espèce de coffre au pied de la tombe et c'est mieux, plus dégagé. Si dans les mosquées et autres lieux d'islam je me sens comme en visite, masa'i, fileh, acnabi, bêgani, tout ce qu'ils veulent, ici je me sens chez moi, de plein droit. Les Kurdes autour ne s'y trompaient pas qui se sont tus à notre arrivée et se sont poussés respectueusement pour nous laisser la place. Ils devaient sentir qu'il se passait quelque chose. Nous nous sommes rendues ensuite chez Cheikh Ahmed Ciziri, comme ils l'appellent. Plusieurs tombes autour. La sienne est recouvert d'un déplaisant tissu vert et or, représentant des sourates et la Kaaba. Je préfere le dépouillement des trois autres. Il est vrai qu'à lui je m'avais pas grand-chose a dire. Sauf de venir me souffler, quelquefois, l'énigme alambiquée de ses distiques... J'ai aussi appris qu'al-Jazari l'ingénieur était aussi enterré dans sa ville natale, dans la mosquée de Noé...
Hier, en sortant du cybercafé nous avons été obligemment raccompagnées par deux policiers puisqu'il n'y avait pas de taxi. Très galants, prévenants, descendent pour ouvrir les portières...etc. Décidément à chaque fois que l'on a un problème on fait appel à eux, d'autant plus qu'ils ne sont pas désagréables à regarder, quels morceaux ! Ceux qui nous ont reconduit à l'hôtel faisaient au moins un mètre 90 avec une de ces carrures... on voit qu'ils s'entretiennent en plus, et pas avec de la gonflette. A Cizre, j'ai l'impression qu'il y a plus que des keufs de base. Ils donneraient plutôt dans les services que ça ne m'étonnerait pas. Ils sont faciles à détecter : ils ont les muscles et la stature des jandarma avec l'intelligence en plus et les langues. Beaucoup parlent anglais assez bien ce qui est rare chez les autres. Une vivacité d'esprit aussi qu'on remarque tout de suite car elle détonne ici. Quelque chose d'acéré, de félin quand ils vous examinent. Pas du tout hostiles d'ailleurs, même quand ils ne croient guère à notre couverture touristes. Ils doivent nous prendre pour des collègues et entre collègues on se fiche la paix quand on n'a pas d'ordre contraire.

Concert de soutien à l'Institut kurde