mardi, août 21, 2001

Istanbul

Les poèmes de Nâzim Hikmet me plaisent beaucoup, au premier coup d'oeil.

Hier passé la journée dans un restaurant rustique, allongés sur des coussins, à discuter.

Pour cette dernière journée, un peu de soleil enfin. Ne pas trop avoir hâte de rentrer. En profiter.

De fait, c'est comme une rentrée des classes. Un peu de la nostalgie des vacances, et du plaisir neuf de la rentrée.

Promenade dans un des vieux quartiers d'Istanbul. Beaucoup de maisons en bois, certaines en briques. Des arbustes en fleurs, mauves, blanches. Des gosses à la peau sombre, aux grands yeux noirs, avec des allures de gitans. D'autres très blonds, aux yeux bleus. Des chiens, souvent, ou des chats, tous dormant en boule ou aplatis en carpette sur les trottoirs et les rues. Chaque ville a ses animaux. A Trabzun, c'était de gros poissons colorés, dans des aquariums. A Alep, des perruches et des canaris dans des cages dorées. Ici, ce sont les chiens et les chats. Même ceux des rues ne sont pas faméliques ni craintifs, ni malheureux. Les gens s'en occupent. Aucun contrôle des naissances, mais curieusement, pas de colonies de chats maladifs et maigres en surnombre, comme à Athènes, par exemple. Pas non plus de déjections canines sur les trottoirs, comme à Paris.

19 h. Dernier repas de poissons sur le port. Enfin, j'espère, car cela fait un bon moment qu'on attend la commande. De retour à Paris, il va falloir se réhabituer à être pressés.

lundi, août 20, 2001

Istanbul

Voilà le vrai temps d'Istanbul : grise et noyée sous le déluge, ciel noir. Depuis hier, beaucoup d'orages. La pluie me fait ronchonner à Paris mais ne me gêne pas ici. Il y a tellement de passages couverts où flâner, de boutiques où se rencontrent toutes les nations de l'Empire...

dimanche, août 19, 2001

Istanbul

Temps pluvieux, orageux, doux. Un temps qui rappelle la semaine qui précédait la rentrée des classes : l'odeur du plastique et des crayons neufs, le lisse blanc des cahiers intacts, les bonnes résolutions aussi, qui ne tenaient guère la semaine...

samedi, août 18, 2001

Istanbul

Volupté aussi de rester une matinée à l'hôtel et de ne rien foutre sauf bouquiner étendues sur les lits, alors que dans la ville, tous les tour-operator s'agitent et promènent les touristes de lieux en lieux - rentabiliser le séjour, le forfait. C'est la différence entre le touriste et le voyageur. Ce dernier passe beaucoup de son temps à le perdre.

A Trabzun, j'avais acheté un livre sur la région du Kurdistan, mais revue par l'historiographie turque. C'est fou le mal qu'ils se donnent pour gommer l'existence des Kurdes, des Syriaques, des Arméniens, etc., bref tout ce qui dans le coin n'est pas du turc pur jus.

Trouvé dans ma librairie un Orhan Pamuk et un Nazim Hikmet.

vendredi, août 17, 2001

Istanbul

J'aurais réussi à gagner la ville sans panne de lecture, finalement. Pas encore (mais presque) terminé La montagne de l'âme. Trouvé dans une librairie avenue de l'Indépendance Péplum d'Amélie Nothomb et L'Ile du jour d'avant d'Umberto Eco.

"Il dit qu'il ne comprend toujours pas comment aller à la Montagne de l'Âme."

jeudi, août 16, 2001

Mer Noire

Ferry Ankara, de la Turkish Maritime Airlines. 10h20.

Toujours cette sensation de paix et de sécurité merveilleuse que me procure un bateau. Finalement le tangage ne me dérange pas, il me berce plutôt. A 9 heures, j'avais déjà sommeil et je viens de me lever à 10 heures. Je me suis réveillée plusieurs fois, notamment quand le bateau a déposé des passagers à la première escale. Mais rendormie très facilement, malgré les vibrations des machines qui secouent jusqu'à l'oreiller. Emerveillement de voir la mer filer derrière le hublot. Emerveillement d'un paysage qui bouge tout seul.

Il fait beau maintenant, quoique le ciel reste encore blanc de nuages mais le soleil perce tout de même. Le farniente, cette douceur de vie, ce temps qui coule, c'est à bord qu'on le sent le plus. Nous faisons tous les bars et les cafétérias du bateau. Le pont et les chaises longues, ce sera pour ce soir. Dans la journée, c'est une plaque chauffante.

Finalement, gagner le Kurdistan en se rapprochant le plus possible par bateau n'est finalement pas une mauvaise idée. Nous le referons.

Ces horribles tchadors noirs. Avec des bas noirs, des gants noirs, seul un étroit triangle de visage reste visible. Cela a certainement quelque chose de sinistre, on dirait un troupeau de veuves, mais je le préfère encore à la tenue traditionnelle (si l'on veut !) qui est en fait un compromis avec l'islam et la modernité, c'est-à-dire les vêtements d'Occident : foulard bien mémère noué sous le menton, manteau long à épaulettes qui tombe jusqu'aux talons ou bien jupe longue et chemise synthétique à fleurs, ou pullovers par 36°. Là, elles font mendigotes, paquets de chiffons. Avec elles, des gamines encore impubères. Fines, gracieuses, de jolis yeux, expressifs, les cheveux bouclés. Avec elles, leurs soeurs aînées, ce qu'elles seront plus tard, à 14, 16 ans, nouées empaquetées, les épaules rentrées et tombantes, le regard mort. Quand je pense aux pétasses (le plus souvent fraîchement converties) qui parlent de la beauté intérieure des femmes que l'islam préserverait ! Et que cela leur évite d'être des objets sexuels ! Pas de danger, effectivement. Leurs mecs préfèrent draguer et reluquer les femmes sans voile. Ce ne sont pas des objets sexuels, certes, seulement des objets de reproduction. Des sacs à viande, des machines à faire des gosses. Je n'arrive pas non plus à les plaindre. Les mêmes étriperaient leurs filles s'il leur prenait fantaisie de se dévoiler. On ne dira jamais assez que c'est la femme qui est le pilier d'une société patriarcale. La mère mariée à son fils au fond, et traitant sa belle-fille comme une Première Epouse le fait d'une concubine. Finalement la polygamie a ceci d'avantage que les belles-mères s'étripant entre elles doivent laisser un peu de paix à leurs brus.

Dans ces familles le garçon est souvent gras, surnourri, geignard, prolongement adipeux d'une mère éléphantesque.

mercredi, août 15, 2001

Trabzun

Trabzun est une drôle de ville, aussi noire, sombre et humide que La Montagne de l'Âme. Terriblement moite. Ici, tout est bilingue, et il y a même des enseignes qui ne sont marquées qu'en russe. C'est une ville qui rend amorphe, liquéfié, non, engourdi. Il ne fait pas si chaud que cela, pourtant, dix degrés de moins qu'à Dersim mais le climat saturé rend cotonneux, ensommeillé.

Nous prenons le bateau ce soir, pour Istanbul. Trois jours de cabotage. Comme ça, je saurai si j'ai le mal de mer ou non. On a réussi à trouver une cabine de première classe encore libre, parce qu'en seconde, on risque fort de se trouver entourées de familles, c'est-à-dire quatre pétasses et vingt-cinq chiards par famille. Si on pouvait être isolées totalement au restaurant ou sur le pont, ce serait l'idéal.

lundi, août 13, 2001

Dersim

8h04. Nous partons vers midi et demi pour Trabzun. J'espère que je ne reverrai pas de sitôt Dersim

Hier, Bülent a passé la soirée à me sortir tous les mots en kurde qu'il connaissait. Il m'a expliqué que les premiers mots qu'il avait appris était : "Il y a du pain ? Il y a de l'eau ?" Il a fait son service dans les montagnes d'Agri et les troupes crevaient de faim. Les soldats en étaient réduits à mendier le pain et l'eau dans les villages qu'ils étaient censés mater. De plus, comme ils devaient brûler les villages et les champs, disperser le bétail, il y avait de moins en moins à manger dans le pays. La solde actuelle d'un soldat turc ne lui permet même pas de s'acheter 2 paquets de Marlboro pour le mois.

Cette idée de guide de voyage du Kurdistan, pour laquelle Roxane ne cesse de me tanner : faire cela comme une piste chantée, un long itinéraire ponctué de haltes-pierres-villes et de légendes, comme les guides de voyage des géographes musulmans de l'époque classique. Les légendes viendront de toutes les époques, et s'entrecroiseront comme les fils. Comme sources, facile : l'encyclopédie islamique et les géographes pour l'islam ; les dictionnaires et les historiens de l'Antiquité ; pour les Chrétiens et autres sectes, il va falloir fouiller un peu.

Derniers achats avant le départ. Pour ma collection d'objets ultra-kitsch : un squelette porte-clefs. Et puis heureuse trouvaille. En flânant dans les galeries commerciales, je suis tombée en arrêt devant un tableau peint sur verre, représentant un monstre recouvert d'écailles, avec couronne et tête de femme, plusieurs pattes et une queue, toutes en têtes de dragon. Je demande à Suleyman ce que c'est : il me répond que c'est la Mère des serpents. Qu'il y a des milliers d'années, un roi tomba malade et que pour guérir, un sage lui dit de boire le sang de la Mère des serpents. Il la tua, but son sang et recouvra la santé. Cette queue en tête de dragon, je la retrouve sur tous les monuments du Kurdistan. Et cette histoire de sang, de serpents, de roi malade, de monstres à tuer, c'est pêle-mêle toute la mythologie iranienne, du Livre des Rois à l'Avesta, mais transformée en monstre femelle, ici, à Dersim. Il y a plusieurs pistes à remonter. En tous cas, j'ai eu le coup de foudre pour ce tableau d'art naïf et je l'ai acheté sans hésitation pour l'équivalent de 25 francs. Un peu encombrant et fragile à ramener, mais j'aurai plaisir à l'envisager à ma table de travail.

Il faut que mon prochain article sur l'histoire de l'art démêle cette histoire de dragon sur les pierres du Kurdistan. Ce tableau me portera chance, je ne sais trop comment. C'est comme un talisman.

dimanche, août 12, 2001

Dersim

Demain nous partons pour Trabzon, sur les bords de la mer Noire, que nous n'avons jamais vue. Rien à voir avec le Kurdistan, mais pour revenir sur Istanbul cela change du parcours habituel et mortel de la steppe.

samedi, août 11, 2001

Dersim

Toujours cet ennui de caserne, ce temps à traîner. J'ai entamé mon dernier livre, La montagne de l'âme, une suite de saynètes tristes et rêveuses, bien accordées à mon état d'esprit, hormis le temps gris et humide du livre. Ici, c'est chaud, poudreux, lourd. Et c'est une ville sans légende, sans démon, sans charme.

L'herbe sèche et courte sur les montagnes. Comme le pelage dru et soyeux d'une bête à robe jaune, nuque de lion, douceur claire d'un flanc de tigre. Plus la râpe grise des rochers et les bouquets d'arbres verts. L'odeur des baignades est indissociable de celle des kebabs. Tout le monde vient faire griller n'importe quoi au bord de l'eau : viande de mouton, poulet, oignons, piments, tomates, poivrons... et les pastèques mises à rafraîchir dans l'eau. Ici les mouches sont féroces, très piquantes, revenant sans cesse : de vraies Erynies. Un cavalier en short et espadrilles passe près de moi, montant un petit cheval bai aux jambes fines. Ici, l'eau de la rivière est turquoise, entre les canyons rouges. Dommage de rester sur la rive. Il ferait bon monter sur les sommets, entre la pierre, l'herbe sèche et les arbres et rester là-haut jusqu'au soir, jusqu'à la nuit, sous les constellations et la Voie Lactée, "chemin de paille" disent les Persans.

Difficile d'être seule ici. Une mère de famille m'aborde avec son sourire le plus engageant et voyant que je suis gharibi, étrangère, veut que sa fille vienne me parler anglais. Sa fille est étudiante en médecine à Elazig. Après quelques mots échangés, la conversation tourne court, je réussis à m'en débarrasser. Je vais donc au bord de l'eau pour écrire un peu. Roxane et Suleyman me rejoignent, eux vont se rasseoir sur les tables à pique-nique. Je reste au bord de l'eau. A peine sont-ils partis que la même mère de famille, dont le campement est sur la même rive mais à cinquante mètres, fait tout le trajet pour m'apporter une tasse de thé brûlant. Même sourire engageant. Ce que les Kurdes comme les Turcs peuvent être gentils et emmerdants. Elle m'a montrée où ils étaient pour que je rapporte la tasse. Rien à faire. Une fois que j'aurais avalé ce thé brûlant, je serai bien obligée de leur faire un brin de causette.

Ce que j'ai fait, donc. Naturellement, à peine arrivée près d'eux et leur tendant ma tasse vide (pour leur rendre) en les remerciant, ils me l'ont remplie illico de thé toujours aussi brûlant, de sorte que je ne pouvais que m'asseoir sur un de leurs sièges, à moins d'être ébouillantée. Rusés, les Kurdes. Après, pêche, raisins, börek. Pris un quartier de pêche, croqué quelques grains de raisin. Ils me demandent quand je rentre en France. Le 22 ? ça tombe bien, le 20 ils ont une tante qui se marie, est-ce que je veux venir ? Non, le 14 je suis à Istanbul.

mardi, août 07, 2001

Ovacik

Hier, au restaurant de l'hôtel, nous avons demandé pourquoi on passait toujours la même cassette de musique, en boucle, depuis une semaine. Ils n'en avaient pas d'autres ? Les serveurs nous ont répondu que la chaîne était cassée, qu'ils ne pouvaient plus l'ouvrir. Les voilà donc condamnés à entendre la même suite de chansons jusqu'à usure complète de la bande magnétique. Après, je suppose qu'ils n'auront plus qu'à jeter le magnétophone.

Ces histoires de piste chantée (Songlines, de Chatwin). Ma quête du dragon en pays kurde: : un morceau de queue à Hasankeyf, les têtes emmêlées de Sivas, et les lions affrontés, les liens entre les dragons et les lions ? J'ai parfois idée que ce sont les mêmes ou alors deux aspects d'un même monstre.

Les Kurdes ont commencé de perdre le monde quand ils ont renoncé au nomadisme. Le Kurdistan n'était qu'une suite de pâtures et de quartiers d'hiver (leurs villes). Les paysans qui travaillaient pour eux n'étaient pas, pour eux, des Kurdes. Quand ils sont tous devenus paysans, sédentaires, ils se sont abaissés ; immobiles, ils sont devenus une proie toute faite pour les gouvernements, le totalitarisme, l'assimilation. Dans ce siècle toutes les grandes seigneuries de la terre ont été abolies. Une nuit du 4 août généralisée. Maintenant ils sont tous parqués dans des réserves ou vivotent pitoyablement dans les villes.

Sur cet ennui nouveau que j'éprouve ici. Pas exactement ennui d'ailleurs, mais indifférence, sensation de vide, de rien qui puisse accrocher, comme une terre épuisée, un lieu qui a donné toutes ses ressources et ne peut plus rien pour moi. Le temps est venu d'aller voir ailleurs.


"J'essayai alors une autre tactique et décrivis comment les gitans communiquaient entre eux à des distances considérables en se chantant des poèmes secrets par téléphone.

"Vraiment ?"

Avant d'être initié, continuai-je, le jeune gitan devait mémoriser les chants de son clan, les noms de sa parentèle, ainsi que des centaines et des centaines de numéros de téléphone de par le monde.

"Les gitans, dis-je, sont probablement les plus gros utilisateurs de téléphone du globe."

Bruce Chatwin, Le chant des pistes.



Si les Kurdes foirent autant en politique et toujours à l'avant-dernier pas, lorsqu'ils sont sur le point de gagner, c'est peut-être parce que ce sont d'anciens nomades. Pas faits pour l'organisation territoriale sédentaire.

samedi, août 04, 2001

Ovacik

Hier, au bord de l'eau. Baignade, soleil. Lu une bonne partie du temps. Je ne fiche rien, c'est sûr. A lire Léautaud, je me dis que c'est ça qu'il faudrait : une retraite à la campagne, des animaux, des heures de flânerie. Pourquoi vivre à Paris ?

Reparlé de la torture, hier soir, avec Suleyman. Le patron de l'hôtel, qui est aussi le président de l'association, a été arrêté il y a quelques années avec sa soeur. Ils l'ont violée sous ses yeux. Après cela, il n'a plus parlé pendant près d'un an. Aujourd'hui, cela ne se voit pas. Il est doux, gentil, adoré de Dersim, à ce que dit Suleyman. J'ai dit à Suleyman que je le trouvais très bien aussi.

vendredi, août 03, 2001

Ovacik

Suleyman a reçu un coup de téléphone de son père, hier. Un de ses amis a été arrêté. Il a peur qu'il donne son nom. Il lui avait gardé une dizaine de livres interdits, chez lui, dans plusieurs langues. Suleyman espère que son père aura le temps de les brûler. Je lui ai demandé s'il pense que son ami parlera. Il a dit qu'il est impossible de tenir sous la torture. Que lui, sorti de sa garde-à-vue, était resté des jours "comme un bébé", sans pouvoir bouger ni parler. Son frère le portait aux toilettes. Il m'a parlée de pendaison palestinienne. Sur sa main gauche, il porte des marques de brûlures par cigarettes. 6, 8, peut-être 10 traces.

Dans tout cela, l'étonnant n'est pas de se taire sous la torture (autant dire quelque chose, un peu, pour qu'ils vous lâchent) mais de recommencer à travailler après. Je lui ai demandé de dire à son père ou à des amis de nous prévenir s'il lui arrivait quelque chose.

jeudi, août 02, 2001

Ovacik

Midi. L'air tremble au-dessus des herbes jaunes. Devant les montagnes pâles et roses. Le ciel est d'un bleu pâle, un peu gris, affadi par la buée. Nous devons rester à Ovacik, dans la ville même, dans le périmètre sous contrôle policier. Passé une certaine limite (frontière invisible), la zone est sous contrôle militaire : c'est le début de la montagne, des villages et de la guerre. Nous ne pouvons y pénétrer. Nous restons donc prisonniers de cette ville et nouons des relations avec les officiels, charmants, souriants, attentionnés et sincèrement désolés de ne pouvoir nous aider.

Concert de soutien à l'Institut kurde